Devoir de vigilance : irrecevabilité des demandes des associations contre Total
Dans deux jugements rendus le 28 février 2023, le tribunal judiciaire de Paris décide de déclarer irrecevables les recours de diverses associations pour enjoindre la société TotalEnergies SE à respecter ses obligations en matière de devoir de vigilance issues de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017.
En 2019, Mme Boursier écrivait au Recueil Dalloz que « la multiplication des règles de compliance suscite aujourd’hui des interrogations quant à leur articulation et à la sécurité juridique des entreprises assujetties à ce foisonnement de règles sanctionnées » (M.-E. Boursier, Qu’est-ce que la compliance ? Essai de définition, D. 2020. 1419
). Les deux jugements rendus le 28 février 2023 par le tribunal judiciaire de Paris viennent probablement continuer à alimenter ce questionnement en ce qu’ils sont les premières applications du devoir de vigilance – outil de compliance ex ante – issu de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre codifiant deux nouveaux articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du code de commerce. Le décret permettant de préciser le contour de ces textes n’est, par ailleurs, jamais sorti si bien que des questions persistent sur le contour de ces textes mais une loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 est venue donner compétence au tribunal judiciaire de Paris pour connaître des actions relatives à ce devoir de vigilance (sur ce point, v. Rép. sociétés, v° Responsabilité sociale des entreprises : entreprise et éthique environnementale, par F. Guy-Trebulle, n° 42-1). L’affaire en question oppose la société TotalEnergies SE à diverses associations, à savoir Les amis de la terre France, The National Association Of Professionnal Environmentalists (NAPE), Africa Institute For Energy Governance (AFIEGO), Survie, Civic response to Environment and Development, Navigators of development association (NAVODA).
Les faits sont connus : une des filiales de la société TotalEnergies SE, la société TotalEnergies EP Uganda, est l’opérateur d’un projet de grande envergure pour le développement d’une usine de traitement en Ouganda réalisée en coopération avec une société chinoise, l’État ougandais ayant autorisé une licence d’exploitation à chacune de ces deux sociétés. Dans le même temps, la société EACOP est l’opérateur d’un second projet mené avec la même société chinoise afin de construire une canalisation enterrée pour le transport d’hydrocarbures sur 1 147 kilomètres entre l’Ouganda et la Tanzanie. Le 20 mars 2019, la société TotalEnergies SE publie son document d’enregistrement universel pour l’exercice 2018 avec un plan de vigilance pour cette même année. Par courrier du 24 juin 2019, les six associations précédemment citées dénoncent ce plan de vigilance et ont mis en demeure la société opératrice de satisfaire à ses obligations en matière de vigilance eu égard tant aux insuffisances de son plan que de sa mise en œuvre effective, ainsi que de sa publication. Le 24 septembre 2019, la société TotalEnergies défend son plan, argue que celui-ci contient les éléments nécessaires à l’information de chacun et expose les moyens concrets mis en œuvre pour réduire les risques liés. Les six associations ont donc, par acte d’huissier du 29 octobre 2019, fait assigner la société TotalEnergies SE devant le président du tribunal judiciaire de Nanterre en référé pour enjoindre la société à respecter ses obligations en matière de vigilance. Toute cette affaire a commencé par une assez savante question autour du tribunal compétent : est-ce le tribunal de commerce ou tribunal judiciaire ? Rappelons qu’à l’époque, la compétence exclusive du tribunal judiciaire de Paris n’était pas encore insérée dans la loi. Le 30 janvier 2020, la juridiction saisie se déclare incompétence au profit du tribunal de commerce de Nanterre. Un arrêt confirmatif de la cour d’appel de Versailles se prononce sur cette question le 10 décembre 2020. La chambre sociale de la Cour de cassation, par arrêt du 15 décembre 2021 (Soc. 15 déc. 2021, n° 21-11.882, D. 2022. 826
, note R. Dumont
; ibid. 963, obs. V. Monteillet et G. Leray
; ibid. 1419, chron. S. Barbot, C. Bellino, C. de Cabarrus et S. Kass-Danno
; JA 2022, n° 652, p. 10, obs. X. Delpech
; Rev. sociétés 2022. 173, note A. Reygrobellet
; RTD com. 2022. 33 et les obs.
; v. O. Douvreleur, « Compliance et juge du droit », in La juridictionnalisation de la compliance, Dalloz, coll. « Thèmes & Commentaires », 2023, p. 465 s., spéc. p. 468), a précisé qu’il existait au bénéfice des non-commerçants la possibilité d’une option entre le tribunal judiciaire et le tribunal de commerce pour l’action exercée au titre des articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du code de commerce. L’affaire a été renvoyée devant la juridiction des référés. Mais voici le moment où, une semaine plus tard, la loi n° 2021-1729 évoquée plus haut intervient et donne compétence exclusive au tribunal judiciaire de Paris pour ces actions particulières. C’est donc par une nouvelle ordonnance du 21 avril 2022 que la juridiction des référés du tribunal judiciaire de Nanterre se déclare incompétente au profit de la juridiction des référés du tribunal judiciaire de Paris. Tout ceci peut sonner comme une perte de temps depuis l’assignation introductive mais ces décisions d’incompétence auront eu le mérite de questionner des aspects procéduraux intéressants.
Le 1er juin 2022, une ordonnance d’injonction de rencontrer un médiateur a été rendue par le juge des référés mais aucune des associations demanderesses n’a décidé d’y donner suite (ce qui, rappelons-le, est étonnant pour une « injonction » et non une « proposition » de médiation). La société TotalEnergies SE en a profité, par ailleurs, pour regretter cette position dans un communiqué de presse. Affaire intéressant des règles aux mouvements aussi délicats que complexes, le tribunal judiciaire de Paris a fait appel à plusieurs universitaires spécialistes de la question : Mme Marie-Anne Frison-Roche, M. Bruno Deffains et M. Jean-Baptiste Racine en qualité d’amici curiae lors de l’audience du 26 octobre 2022. Les plaidoiries ont eu lieu le 7 décembre 2022 pour laisser place, deux mois plus tard, à deux jugements longs de vingt-quatre pages. Ils sont construits de manière symétrique : la seule différence étant les demandeurs à l’action représentés par deux avocats différents.
Les deux jugements déclarent irrecevables les associations ; la montagne a finalement accouché d’une souris.
Des rappels opérés sur le devoir de vigilance
Les deux jugements développent une motivation extrêmement riche sur les contours du devoir de vigilance en rappelant en premier lieu qu’un certain nombre d’États ont pu adopter des législations respectueuses de la mise en œuvre des principes des Nations Unies. C’est dans ce sillage que s’inscrit la responsabilité sociale des entreprises comme le rappellent les décisions en pages 15 et 16 (souvent mieux identifiée par son acronyme RSE). Ces dernières n’hésitent, par ailleurs, pas à parler de singularité de la France en la matière avec la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017. Or, aussi singulier soit le régime déployé aux articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du code de commerce, celui-ci reste « général » (p. 17 et 18) et les jugements regrettent – explicitement – l’absence de décret laquelle est citée dans le corps des motifs. Il est vrai que plus de cinq ans après la loi n° 2017-399, la parution d’un tel décret est toujours attendue même s’il est tout à fait exact que certains pans du droit connaissent bien la question de ces attentes interminables (v. par exemple en droit des sûretés l’absence de décret depuis le dernier de 1953 pour l’ancien régime du gage automobile abrogé par l’ordonnance n° 2021-1192 du 15 sept. 2021). Ainsi, les deux décisions ne sont pas réellement tendres avec le législateur quand elles viennent rappeler que « la loi ne vise directement aucun principe directeur, ni aucune autre norme internationale préétablie, ni ne comporte de nomenclature ou de classification des devoirs de vigilance s’imposant aux entreprises concernées. Le droit positif ne prévoit aucun référentiel, aucune typologie précise des droits concernés ou des mesures au sens des dispositions susvisées » (nous soulignons). Le couperet de l’appréciation est portée p. 18 et 19 quand les jugements indiquent tous deux que la législation en question « assigne ainsi des buts monumentaux » (dont l’expression est d’origine doctrinale, notamment à la suite des travaux menés par Mme Marie-Anne Frison Roche) de protection en « précisant a minima les moyens qui doivent être mis en œuvre pour les atteindre ». On sent ici l’aide précieuse des universitaires consultés comme amici curiae bien qu’il aurait été peut-être utile d’annexer leur consultation aux décisions pour en éclairer le lecteur (sur la nécessité des amici curiae, v. M.-A. Frison-Roche, « Ajuster par la nature es choses le droit processuel au droit de la compliance », in La juridictionnalisation de la compliance, op. cit., p. 251 s. spéc. n° 24).
Les deux jugements détaillent, ensuite, la conception particulière du processus d’élaboration du plan de vigilance. Cette conception résulte d’une « collaboration ex ante entre la société et les parties prenantes ». Le régime des articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du code de commerce se concrétise, par conséquent, par l’importance procédurale d’une mise en demeure (p. 19 et 20 des jugements). C’est sur ce point que se cristallise la pomme de la discorde dans cette affaire car TotalEnergies SE soulève dans les deux RG qu’aucune nouvelle mise en demeure n’avait été réalisée par les associations, après l’évolution des plans successifs publiés postérieurement à l’assignation introductive. Or TotalEnergies SE arguait qu’il s’agissait d’une « diligence obligatoire » : ses plans de vigilance avaient évolué et c’est sur ces derniers que les associations se fondaient dans leurs écritures désormais. Elle en tirait donc une fin de non-recevoir. Le jugement explique la mise en demeure comme un impératif de sécurité juridique et de « développement des alternatives amiables de résolution des litiges ». On peut certainement douter que la mise en demeure poursuive ce second objectif pleinement, il reste davantage un simple prérequis pour la procédure en question qui permet de confirmer l’objectif de collaboration. Ce rappel peut passer inaperçu dans la lecture des deux décisions mais il en reste le pivot puisque le tribunal judiciaire de Paris rappelle que faute de mise en demeure, ce n’est que l’irrecevabilité qui peut être prononcée. La précision n’est pas explicite des textes, certes mais les parties ne discutaient pas réellement cette sanction : les associations évoquaient davantage le problème de réitérer pour chaque année des mises en demeure (p. 9 et 10 des décis.). On remarquera donc utilement que les jugements insistent sur l’appréciation juridique de cette mise en demeure et sur son régime. Il faut probablement louer ce raisonnement mais si on peut en discuter l’orientation. En droit, tout ceci commence à ressembler davantage à une décision orientée sous l’angle de la procédure civile.
On l’aura compris, la première partie des deux décisions peut paraître théorique au premier regard. Elle ne l’est toutefois pas puisque celle-ci pose les jalons indispensables au raisonnement du tribunal judiciaire afin de justifier l’irrecevabilité qu’elle va prononcer, faute de mise en demeure assez efficace selon elle. C’est ce que nous allons étudier maintenant.
Mise en œuvre des principes dégagés
Dans un passage plus synthétique dans les deux décisions, le tribunal judiciaire rappelle que le juge des référés ne peut pas procéder à une appréciation du caractère raisonnable des mesures adoptées par le plan du moins lorsqu’une telle appréciation nécessite « un examen en profondeur » des éléments qui relèvent alors des juges du fond. La solution est empreinte d’une certaine logique, notamment quand on se rappelle l’option dont disposaient les associations entre action devant le juge des référés ou du fond (art. L. 225-102-4 II, in fine). C’est toutefois sur la question de la mise en demeure que le débat était le plus tendu. On remarque, ainsi, p. 23 que le tribunal judiciaire de Paris note la différence entre les griefs formulés par les associations au jour de la mise en demeure de 2019 et ceux désormais avancés avec plus de 200 pièces supplémentaires qui n’étaient pas annexées à ladite mise en demeure. Les deux jugements déclarent alors irrecevables les demandes formulées par les associations demanderesses pour enjoindre la société TotalEnergies SE d’exécuter ses obligations en matière de vigilance et d’arrêter les travaux en Ouganda. Une seule page suffit à tirer ces conclusions qui arrêtent net les associations sur leur chemin judiciaire. Il faut bien avouer que ce passage central sur la mise en demeure peut laisser le lecteur sur sa faim. Nous laisserons aux spécialistes du droit de la compliance le soin d’en tirer toutes les insuffisances et toutes les difficultés. À notre niveau, la lecture de la décision interroge surtout pour déterminer comment les associations défenderesses auraient pu pallier cette difficulté. La solution livre la réponse, en creux, notamment en procédant à une nouvelle mise en demeure pour le plan de vigilance pour l’année 2021 puisque les associations se fondaient sur ces plans dans leurs conclusions postérieures d’après le tribunal judiciaire de Paris. Il aurait donc fallu cantonner l’analyse au seul plan 2018 pour la mise en demeure 2019. Mais, d’un autre côté, la société TotalEnergiesSE a publié trois nouveaux plans de vigilance en 2019, en 2020 et en 2021 corrigeant assez substantiellement les lacunes du plan de 2018. Si les associations fondent désormais leurs critiques sur le plan de vigilance de 2021, on ne peut que constater l’absence d’une mise en demeure pourtant exigée par l’article L. 225-102-4 pour ce plan précis. Faut-il réellement attendre des associations la répétition des mises en demeure sur chaque plan successif ? Les auteurs spécialistes du droit de la compliance sauront utilement nous répondre. L’évolution continue des plans de vigilance d’année en année implique que cette question trouve rapidement une solution, sinon le mécanisme imaginé par le législateur pourra subir des lourdeurs rendant son fonctionnement encore plus difficile qu’il ne l’est actuellement (v. sur ce point, la mise en demeure du 24 juin 2019 rédigée par les avocats des associations et accessible sur le site Amis de la Terre).
Le tribunal note « de manière surabondante » que même si le recours avait été jugé recevable sur ce point, le jugement n’aurait pas pu statuer sur la question efficacement avec le pouvoir des juges des référés puisque les demandes formulées « doivent faire l’objet d’un examen en profondeur des éléments de la cause excédant les pouvoirs du juge des référés ». En d’autres termes, l’action était mal dirigée selon les deux jugements. On peut assez utilement se questionner : quand le juge des référés peut alors être compétent en lisant la motivation des pages 23 et 24 des deux décisions ? Dans ce cas précis, les jugements rappellent qu’aucune illicéité n’est caractérisée « avec l’évidence requise en référé ou de manière manifeste ». Il faut bien comprendre que dans un certain nombre de situations – loin d’être résiduelles – les actions fondées autour de l’article L. 225-102-4 et L. 225-102-5 nécessitent bien de s’intéresser aux outils mis en œuvre dans le cadre du plan de vigilance en pesant leur efficacité et effectivité au regard des fameux « buts monumentaux » relatifs aux droits humains et à l’environnement à protéger. On l’aura compris, la compétence du juge des référés tend à se réduire comme une peau de chagrin en pareille situation, probablement à raison malgré la rédaction des textes ouvrant cette voie. Les jugements prennent ouvertement position, à notre sens sur ce point précis.
Voici deux décisions qui feront date en tout état de cause. Leur motivation particulièrement riche, leur appréciation très critique des textes et des modalités de leur mise en œuvre mais également leur sévérité eu égard à l’approche en référé de la question interroge. Les solutions feront nécessairement couler beaucoup d’encre en doctrine en ce que ces outils de compliance ex ante interrogent sur leurs contours exacts. On ne pourra que suivre ceci avec la plus grande attention en lisant les spécialistes de cette thématique dans leurs commentaires à venir !
TJ Paris, 28 févr. 2023, n° 22/5394
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