Doublon de carte bancaire, opérations de paiement non autorisées et responsabilité de droit spécial
Dans un arrêt rendu le 2 mai 2024, la chambre commerciale de la Cour de cassation opère quelques précisions sur les opérations de paiement non autorisées en matière de doublon de carte bancaire puis applique la jurisprudence issue de l’arrêt Beobank de la Cour de justice de l’Union européenne.
Les directives relatives aux services de paiement 2007/64/CE du 13 novembre 2007 et (UE) 2015/2366 du 25 novembre 2015, dites respectivement « DSP1 » et « DSP2 », sont à l’honneur avec plusieurs décisions de justice rendues par la chambre commerciale de la Cour de cassation ces derniers mois. On notera, à ce titre, un arrêt remarqué que nous avions déjà signalé dans ces colonnes sur le triomphe du droit spécial par rapport au droit commun quant aux opérations de paiement non autorisées et au régime de responsabilité en découlant (Com. 27 mars 2024, n° 22-21.200 FS-B, Dalloz actualité, 3 avr. 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 636
). La même chambre commerciale persiste et signe avec un arrêt rendu le 2 mai 2024 continuant l’application de la jurisprudence dite Beobank de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE 16 mars 2023, aff. C-351/21).
Les faits sont simples et débutent autour de l’assignation signifiée le 15 juin 2017 par une personne physique d’un établissement bancaire en sa qualité de commettant d’une salariée qui était l’épouse séparée de biens du demandeur à l’action. Ce dernier estime que sa conjointe s’est vue remettre pendant le mariage, à son insu, un double de sa carte de paiement qu’il détenait sur l’un de ses comptes ouverts dans les livres de la banque employant son épouse. Or, entre 2007 et 2011, ladite carte a été utilisée pour effectuer des retraits et payer des achats en débitant les montants sur le compte de l’époux. Un contentieux en responsabilité s’ouvre alors en ce sens. La cour d’appel précise que le demandeur s’est abstenu de contester les opérations litigieuses dans le délai de treize mois prévu par le code monétaire et financier. Par conséquent, les juges du fond estiment que le demandeur est irrecevable car forclos.
Le client déçu se pourvoit en cassation en avançant qu’en réalité il fondait son action non sur les opérations de paiement non autorisées (et donc sur le délai de 13 mois applicable) mais sur la seule émission d’une carte doublon qui avait été demandée par son épouse de manière frauduleuse (et qui ne serait donc pas assujettie au délai de 13 mois). Ce raisonnement n’emportera pas la conviction de la chambre commerciale de la Cour de cassation qui en profite pour rappeler les enseignements déjà précisés dans l’arrêt du 27 mars 2024 que nous avons cité précédemment. Une solution qui n’étonnera guère.
Doublon de carte bancaire et opération de paiement non autorisée
Le demandeur au pourvoi essayait d’échapper à la forclusion prononcée par les juges du fond en choisissant une voie assez habile, celle de la nature juridique. Selon lui, la création d’un doublon de carte bancaire à la demande de son épouse séparée de biens ne pouvait pas s’analyser comme une « opération de paiement non autorisée » au sens de l’article L. 133-6 du code monétaire et financier.
La question des contours exacts des opérations de paiement non autorisées n’est pas forcément évidente, au moins parce que celles-ci « ne sont pas précisées par le code monétaire et financier » (N. Eréséo, M. Mignot, J. Lasserre Capdeville, J.-P. Kovar et M. Storck, Droit bancaire, 3e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2021, p. 733, n° 1525). Il est vrai que la chambre commerciale a pu, dans un arrêt remarqué de l’année dernière juger qu’un ordre de virement régulier lors de sa rédaction mais dont le numéro IBAN du compte destinataire a été modifié à l’insu du donneur d’ordre ne peut pas constituer une opération autorisée au sens de l’article L. 133-6 du code monétaire et financier (Com. 1er juin 2023, n° 21-19.289, Dalloz actualité, 6 juin 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 1116
; RCJPP 2024. 49, chron. S. Piédelièvre et O. Salati
). Mais on ne peut pas vraiment soutenir que cette décision de justice est venue brouiller les pistes sur ce qu’est une autorisation de paiement non autorisée. D’où un attendu assez limpide selon lequel « les retraits et paiements effectués par Mme [X], à l’aide du doublon de la carte bancaire de son conjoint qu’elle avait obtenu à son insu, constituent des opérations de paiement non autorisées par le payeur titulaire du compte » (pt n° 5).
La solution ne prête que peu le flanc à la critique dans la mesure où le titulaire du compte a bien payé chaque achat réalisé avec le doublon de la carte demandé par son épouse. L’émission de la carte supplémentaire a, in fine, permis les achats opérés par un tiers. Par conséquent, l’ensemble doit être considéré comme une série d’opérations de paiement non autorisées. Il serait probablement difficile de soutenir le contraire puisque sans la carte doublon, les opérations n’auraient pas eu d’existence juridique, du moins pas aussi facilement.
Nous retrouvons ensuite le rappel de la jurisprudence Beobank que la chambre commerciale a pu explorer dans l’arrêt du 27 mars dernier. C’est donc l’occasion de rappeler sa position ici.
Rappel du triomphe du droit spécial sur le droit commun
L’arrêt du 2 mai 2024 permet d’asseoir la précision de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne rappelée de manière assez précise dans la décision étudiée (pt n° 6). Nous avions déjà noté en avril dernier dans ces colonnes que cette prééminence du droit spécial aboutit ainsi à créer un régime exigeant tant envers l’établissement bancaire (pour les conséquences de l’opération de paiement non autorisée) qu’envers le client lui-même (pour l’application du régime de forclusion et de son délai de 13 mois suivant la date du débit).
Or, ici, cette forclusion était bien sévère pour le client demandeur à l’instance puisque les opérations pointées dataient de plusieurs années avant l’assignation introductive d’instance. Le délai de treize mois était donc passé depuis un certain moment, ce qui ne pouvait aboutir qu’à l’irrecevabilité des demandes présentées. Impossible de se rabattre sur un régime de droit commun qui ne dépendrait pas de cette forclusion, comme une action en responsabilité assujettie au délai quinquennal de droit commun. Une telle interprétation permet d’éviter de vider de sa substance les dispositions du code monétaire et financier et, ce faisant, les directives européennes dites « DSP1 » et « DSP2 ». Le couperet reste fort tranchant pour l’époux séparé de biens pour ces opérations passées pendant le mariage. N’aurait-il pas fallu faire remonter la difficulté dès les débits concernés et évoquer cette question avec son épouse lorsque la concorde régnait encore ?
La solution commence ainsi à dessiner un début de lignée jurisprudentielle bien établie. La chambre commerciale semblait, auparavant, avoir quelques hésitations sur la dualité des régimes applicables comme nous l’avions étudié en 2022 dans ces mêmes colonnes. La jurisprudence Beobank a pu ainsi clarifier une situation dont l’issue n’avait absolument rien d’évident. En revanche, la position de la Cour de justice en elle-même est peu surprenante car en estimant qu’il convient d’exclure « tout régime alternatif de responsabilité résultant du droit national » (pt n° 6 de la décision étudiée), elle préserve ainsi l’harmonisation opérée par le droit de l’Union (pt n° 38 de l’arrêt CJUE, Beobank, aff. C-351/21).
Voici donc un arrêt fort intéressant sur fond de précision et de rappel. La précision porte sur la qualité d’opération de paiement non autorisée, à savoir la commande d’un doublon d’une carte bancaire qui servira d’instrument de paiement pour des opérations contestées des années plus tard. Le rappel, quant à lui, permet d’asseoir la portée de la primauté des règles du code monétaire et financier, seuls textes applicables pour de telles opérations au sens de l’article L. 133-6. Prudence donc à la forclusion rapide qui en résulte, treize mois suivant la date du débit.
Com. 2 mai 2024, F-B, n° 22-18.074
© Lefebvre Dalloz