Droit d’auteur et point de départ de la prescription : enseignements de l’affaire Whenever des Black Eyed Peas

La Cour de cassation a récemment été amenée à préciser le point de départ de la prescription en matière de contrefaçon de droits d’auteur. Après avoir retenu en 2023 que la prescription courait à compter de la connaissance initiale des faits, même lorsque la contrefaçon se prolongeait dans le temps, elle vient de juger tout récemment que lorsque l’atteinte résulte d’une succession d’actes distincts de reproduction, de représentation ou de diffusion, la prescription s’applique à chacun de ces actes pris isolément.

En 2004, Franck Keller et Ygal Amar, auteurs du titre Un monde sans danger, générique de la série animée code Lyoko (y compris pour la version anglaise A world without danger), ont estimé que leur œuvre avait été copiée par le groupe The Black Eyed Peas dans la chanson Whenever, parue en 2010 sur l’album The Beginning.

Après avoir adressé en 2011 une mise en demeure aux compositeurs, producteurs et distributeurs, restée sans effet, ils ont finalement engagé en 2018 une action en contrefaçon.

Or, pour mémoire, l’article 2224 du code civil précise que « Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer. »

Toute la question était de donc de savoir si le point de départ de la prescription était la connaissance par les auteurs de la divulgation initiale du titre incriminé, ou celle de chacun des actes d’exploitation ultérieurs.

L’application extensive de l’article 2224 par la cour d’appel

En première instance comme en appel, les juges ont déclaré l’action prescrite au motif que les auteurs avaient nécessairement eu connaissance des faits litigieux dès leur mise en demeure du 30 décembre 2011.

« La prescription quinquennale était donc acquise, à l’égard de MM. [R] et [S], au jour de l’assignation, le 6 juin 2018, peu important que l’album comportant le titre litigieux Whenever ait été encore dans le commerce en avril 2018 ou que ce titre ait été encore disponible sur des plateformes de téléchargement en mars 2018, ces actes de commercialisation et de diffusion n’étant que le prolongement normal de la commercialisation et de la diffusion réalisées antérieurement, dont MM. [R] et [S] ont eu incontestablement connaissance au plus tard le 30 décembre 2011 » (Paris, 17 mai 2023, n° 21/15795, Dalloz actualité, 15 sept. 2023, obs. C. Favrel).

Une application aussi extensive de l’article 2224 du code civil apparaît toutefois difficilement conciliable avec le droit d’auteur en ce qu’elle conduit à une situation paradoxale, pour ne pas dire cynique : le créateur se voit en effet irrecevable à agir en contrefaçon contre une atteinte qui perdure pourtant au jour de l’action.

De plus, dans cette affaire, la cour avait même considéré que l’ensemble des actes de diffusion (radio, télévision, discothèque, etc.) et de reproduction (téléchargements, ventes de CD, vinyles, etc.) susceptibles d’intervenir sur de nouveaux supports (et donc inconnus des auteurs), n’étaient que le « prolongement normal de la commercialisation et de la diffusion réalisées antérieurement ».

Autrement dit, dans cette affaire, la cour avait fait une application très extensive de l’article 2224 du code civil, en retenant comme point de départ non pas la connaissance effective des actes de contrefaçon, mais la connaissance de la divulgation initiale de l’œuvre présumée contrefaisante, peu importe l’existence d’actes ultérieurs jugés comme le simple prolongement de la première divulgation…

Or, si un débat peut légitimement s’ouvrir sur le point de départ de la prescription en cas de délit continu en matière de droit d’auteur, – à savoir doit-il être fixé au jour de la connaissance des faits par l’auteur, ou à celui de leur cessation ? – la cour était allée plus loin encore en rattachant à un fait initial connu des auteurs – la divulgation – des actes futurs nouveaux et distincts de reproduction et représentation, considérés comme un tout indissociable.

Toutefois, une telle interprétation extensive, clairement défavorable aux créateurs, ne résisterait pas à l’application pratique et à l’extrême variété des modes d’exploitations qui existe en droit d’auteur. En effet, elle supposerait de définir, pour reprendre les termes de la cour, ce qui constitue un prolongement « normal » de la commercialisation d’une œuvre, et à l’inverse ce qui ne l’est pas. Quid, par exemple, de l’utilisation ultérieure du titre contesté dans une publicité, ou encore de son adaptation ? De tels usages doivent-ils être considérés comme « normaux », ou bien devraient-ils faire courir un nouveau délai de prescription ?

La position de la Cour de cassation dans l’affaire parallèle du 15 novembre 2023

Quelques mois plus tard, dans une affaire parallèle, la Cour de cassation avait l’occasion de statuer à son tour sur cette question du point de départ de la prescription à propos d’une statue contrefaisante érigée dans un parc. Faisant écho à l’arrêt d’appel dans l’affaire Whenever, la Haute juridiction semblait souscrire à cette analyse et estimait ainsi que la prescription quinquennale courait à compter du jour où l’auteur avait eu connaissance des faits, même si la contrefaçon s’inscrivait dans la durée (Civ. 1re, 15 nov. 2023, n° 22-23.266, Dalloz actualité, 21 nov. 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 156 , note J. Douillard ; ibid. 392, obs. A. Bensamoun, S. Dormont, J. Groffe-Charrier, J. Lapousterle, P. Léger et P. Sirinelli ; Dalloz IP/IT 2023. 612, obs. C. Lamy ; Légipresse 2023. 597 et les obs. ).

Autrement dit, la Cour de cassation adoptait dans cette affaire une conception stricte de l’article 2224 du code civil, en se bornant à rechercher le jour où l’auteur a eu connaissance des faits, point de départ de la prescription, sans s’interroger sur le caractère continu ou non de l’infraction ni sur les conséquences pratiques d’une telle décision pour les ayants droit.

En réalité, sous couvert d’une interprétation stricte du texte, la Cour en propose plutôt une lecture inexacte. En effet, une application véritablement stricte de l’article devrait conduire à rechercher non pas le premier fait connu de l’auteur, mais le dernier fait connu de ce dernier. Pour reprendre l’exemple de la construction d’une statue, ce n’est pas parce qu’il en a eu connaissance un jour qu’il peut être réputé, par avance, connaître toutes les exploitations futures, les jours et années suivants. On ne peut présumer une connaissance anticipée des faits qui, au jour de l’assignation, ne s’étaient pas encore réalisés. Au mieux, l’auteur pouvait supposer leur répétition, mais il n’en avait pas connaissance effective, sauf à admettre qu’il serait capable de lire l’avenir.

Ainsi, une application stricte et cohérente de l’article 2224 n’est pas nécessairement incompatible avec le droit d’auteur : elle devrait conduire à retenir comme point de départ de la prescription le dernier fait d’une infraction continue dont l’auteur a eu – ou aurait dû – avoir connaissance.

A fortiori, une telle interprétation se révèle d’autant plus légitime et pertinente dans une affaire comme celle des Black Eyed Peas, où l’infraction ne relève même pas d’un délit continu, mais résulte de multiples actes distincts, indépendants les uns des autres.

L’arrêt de la Cour de cassation du 3 septembre 2025 : une solution imparfaite

C’est dans ce contexte que par arrêt du 3 septembre 2025, la Cour suprême a cassé l’arrêt d’appel dans l’affaire Whenever au motif que : « (…) lorsque la contrefaçon résulte d’une succession d’actes distincts, qu’il s’agisse d’actes de reproduction, de représentation ou de diffusion, et non d’un acte unique de cette nature s’étant prolongé dans le temps, la prescription court pour chacun de ces actes, à compter du jour où l’auteur a connu un tel acte ou aurait dû en avoir connaissance » (§ 10).

Autrement dit, la Haute juridiction estime en l’espèce qu’en présence « d’actes de diffusion de l’œuvre contrefaisante, constitutifs de contrefaçon, antérieurs de moins de cinq années à l’introduction de l’action » l’action n’est pas prescrite.

On ne peut que saluer cet arrêt. Toutefois, si ce dernier semble à première vue marquer un revirement de jurisprudence, une lecture attentive révèle qu’il se limite en réalité à sanctionner l’approche extensive de la cour d’appel, qui avait artificiellement englobé dans un tout assimilé à un délit continu, l’ensemble des nombreux faits distincts caractérisant l’exploitation du titre incriminé.

En effet, si la Cour suprême juge qu’en cas de « succession d’actes distincts, qu’il s’agisse d’actes de reproduction, de représentation ou de diffusion (…) la prescription court pour chacun de ces actes, à compter du jour où l’auteur a connu un tel acte ou aurait dû en avoir connaissance », elle prend cependant soin de préciser également très expressément que tel n’est pas le cas en présence « d’un acte unique de cette nature s’étant prolongé dans le temps », faisant ainsi directement référence à son précédent arrêt relatif à l’édification d’une statue.

Ainsi, sans véritablement qualifier les actes de délits distincts ou continus, il semble qu’à ce jour la Cour suprême souscrive à la thèse selon laquelle la prescription du délit continu court à compter de la date à laquelle l’auteur a eu connaissance de la divulgation initiale des faits incriminés, et non à compter de la date de cessation de ces derniers – ce qui demeure critiquable pour les raisons précédemment exposées.

Pour aller plus loin : la complexification des règles de prescription

Si l’appréciation du point de départ des faits incriminés dépend désormais de savoir s’il s’agit « d’un acte unique s’étant prolongé dans le temps » ou d’une « succession d’actes distincts », se pose alors la question de savoir ce que recoupent ces différents concepts.

Ainsi, pour reprendre le cas d’espèce, quid par exemple de la vente d’un album : chaque vente au public doit-elle être considérée comme étant une succession d’actes distincts ? Et dans le cas contraire, qu’en est-il d’une nouvelle édition remasterisée ou assortie d’un changement de pochette ? Ou encore de l’édition d’un album sous forme de vinyle ? etc.

De même, la diffusion du clip sur une plateforme constitue-t-elle un « acte unique prolongé dans le temps » ? Ou bien chaque consultation par le public doit-elle être appréhendée comme un acte distinct ? La question se pose ainsi de manière analogue, pour de nombreux modes d’exploitation, tant en cas de reproduction que de représentation de l’œuvre incriminée.

Dans ces conditions, si l’arrêt apparaît louable à première vue, il soulève en réalité davantage de difficultés qu’il n’en résout. Il complexifie considérablement les règles de prescription en droit d’auteur et crée une forte insécurité juridique tant pour les auteurs que pour les exploitants. Une solution plus simple consisterait à revenir à la règle de la cessation du délit continu, laquelle n’est nullement incompatible avec l’article 2224 du code civil, comme cela a été précédemment exposé.

Il convient donc désormais d’attendre l’arrêt de la cour d’appel de renvoi afin d’avoir un éclairage de ce qui distingue « un acte unique prolongé dans le temps » d’une « succession d’actes distincts ».

 

Civ. 1re, 3 sept. 2025, FS-B, n° 23-18.669

par Agathe Zajdela, Avocat of counsel

© Lefebvre Dalloz