Droit d’auteur : la Cour constitutionnelle belge interroge la CJUE sur l’interprétation de plusieurs articles phares de la directive (UE) 2019/790

L’arrêt n° 98/2024 de la Cour constitutionnelle de Belgique rendu le 26 septembre 2024 traite de différents recours en annulation de la loi du 19 juin 2022 transposant la directive DAMUN (UE) 2019/790. Introduits par les sociétés Google, Spotify, Meta Platforms, Streamz et Sony Music, ces recours concernent plusieurs articles et notamment l’article 39 à propos de la protection des publications de presse en ce qui concerne les utilisations en ligne, l’article 54 à propos du droit à rémunération incessible au titre de la communication au public par un prestataire de services de partage de contenus en ligne, et enfin les articles 60, 61 et 62 à propos du droit à rémunération incessible dans le cadre de l’utilisation d’œuvres sonores et/ou audiovisuelles par certains prestataires de services de la société de l’information.

Les réponses de la Cour de justice de l’Union européenne sont donc très attendues, car elles serviront de guide de référence pour l’ensemble des juridictions européennes. L’enjeu est donc de taille, mais l’incertitude qui entoure les réponses attendues de la Cour de justice soulève également des inquiétudes parmi les parties prenantes, en raison des conséquences potentielles qu’elle pourrait avoir sur les droits des auteurs et des artistes-interprètes.

La Cour constitutionnelle de Belgique adresse à la Cour de justice de l’Union européenne pas moins de treize questions préjudicielles relatives à l’interprétation de la directive de 2019, dans un arrêt rendu le 26 septembre 2024. Plusieurs recours en annulation partielle avaient été déposés, par Google, Spotify, Meta, Streamz et Sony Music Entertainment, notamment. Ces recours visent principalement la protection des publications de presse en ligne et le droit à rémunération incessible que la Belgique avait introduit pour les auteurs et les artistes-interprètes, de la part des fournisseurs de services de partage de contenu en ligne et de la part des plateformes de streaming, tous deux soumis à une gestion collective obligatoire. Les requérants affirment que cela conduit à une double rémunération, ces plateformes devant payer à la fois le tiers auquel le droit a été transféré (labels, producteurs, etc.) et les auteurs ou artistes-interprètes. Ces dispositions iraient à l’encontre des droits et libertés constitutionnels, tels que la liberté contractuelle et la liberté d’entreprise.

Les réponses de la Cour de justice sont donc très attendues, car elles porteront sur l’interprétation d’articles fondamentaux de la directive (not., des art. 15, 17 et 18) et serviront de phare pour l’ensemble des juridictions européennes. L’enjeu est de taille.

La décision soulève deux remarques. Sur la forme, la réaction de la Cour constitutionnelle belge n’est pas à l’abri de la critique. Constatant que les requérants ont une interprétation divergente des articles de la directive par rapport aux représentants des titulaires de droits de propriété intellectuelle (ce qui a priori est le cas de tout contentieux ?), elle donne l’impression de botter en touche en soumettant les questions préjudicielles à la Cour de justice, sans même tenter de s’engager elle-même dans un effort d’analyse.

Sur le fond ensuite, la décision témoigne de la capacité qu’ont les plus grandes entreprises du numérique à fragiliser, de manière quasi automatique par ce type de recours, toutes les avancées législatives qui tentent ou tenteront de garantir une rémunération plus juste et plus appropriée pour les auteurs et artistes-interprètes. On savait leurs moyens considérables pour influencer en amont la fabrication des normes à travers un lobbying intensif, on voit maintenant leurs ressources tout aussi importantes pour peser en aval sur l’interprétation des normes juridiques lorsqu’elles leur sont moins favorables. Ce positionnement soulève des interrogations quant à leur volonté de soutenir un écosystème durable et respectueux des créateurs, dans l’intérêt des industries culturelles et créatives ; il questionne aussi la souveraineté des États dans l’élaboration des règles de droit…

Avant d’aller au fond des affaires, quelques observations sur la recevabilité des recours méritent d’être faites, car pour démontrer leur intérêt à agir, les sociétés vont principalement sur le terrain économique. Selon Google (aff. n° 7922), les dispositions attaquées affectent directement et défavorablement sa situation juridique et économique ; ainsi les obligations découlant de la loi belge « impliquent un investissement important et ne tiennent pas compte des limitations juridiques et contractuelles auxquelles les parties requérantes peuvent être soumises ».

Spotify Belgium et Spotify AB (aff. n° 7924) soutiennent que leurs intérêts seraient affectés défavorablement par la loi du 19 juin 2022, puisqu’elles seraient responsables des paiements aux sociétés de gestion ou aux organismes de gestion collective, ce qui n’était pas le cas auparavant, et ce, malgré le fait que Spotify accorde des licences et verse une rémunération aux titulaires de droits. Le nouveau système de rémunération aurait une incidence directe sur la liberté contractuelle de Spotify, ses opérations commerciales et sa capacité à fournir des services en Belgique (décis., A.2.1).

Meta Platforms Ireland (aff. n° 7925) soutient être directement et défavorablement affectée, sur le plan juridique et économique. L’entreprise souligne notamment que cela « l’obligerait à employer des ressources humaines importantes pour répondre à ces exigences disproportionnées et à procéder à des investissements potentiellement significatifs, à ses dépens, afin de réunir des informations qui peuvent ne pas être facilement disponibles, sans nécessairement prévoir, en contrepartie, des garanties suffisantes pour protéger la nature confidentielle des informations concernées, qui relèvent du secret d’affaires. » (décis., A.3.1).

La SRL Streamz (aff. n° 7926) évoque une charge financière supplémentaire, potentiellement lourde, ainsi qu’une réorganisation substantielle de la chaîne de valeur audiovisuelle locale en raison de la mise en place du droit à rémunération incessible. Cette situation entraînerait « une incertitude juridique considérable et, en toute hypothèse, affaiblit davantage la position concurrentielle de la plateforme Streamz par rapport aux principales plateformes internationales de streaming ».

Enfin, Sony Music Entertainment Belgium, Universal Music, Warner Music et autres labels (aff. n° 7927) soutiennent disposer d’un intérêt à agir contre des dispositions qui interféreraient avec leur liberté d’entreprise, y compris avec leur capacité à conclure des accords de licence qui correspondent à leurs propres intérêts commerciaux et à ceux des exécutants qu’elles représentent.

En résumé, les cinq affaires sont jointes, et il en résulte que les recours réalisés par les requérants précités concernent les articles 39, 54 et 60 à 62 de la loi du 19 juin 2022. Leurs arguments sont nombreux, souvent répétitifs, d’autant que les parties requérantes sont parfois des parties intervenantes dans les affaires jointes, ajoutant aux arguments des requérants d’autres orientations en vue de contester la légalité des articles litigieux. Face à eux, intervenaient également la Société belge des auteurs, compositeurs et éditeurs (SABAM), la Société de droit d’auteur des journalistes, la Fédération des auteurs, compositeurs et interprètes réunis, la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, la Société civile des auteurs multimédia, et autres structures représentants les intérêts des auteurs et titulaires de droits au nom des titulaires de droits des auteurs et artistes-interprètes qu’elles représentent.

Il en résulte une décision longue de 182 pages… Par souci de concision, et pour aller à l’essentiel, nous étudierons seulement les principaux arguments soulevés par les requérants en vue de contester l’article 39 (publications de presse en ligne), l’article 54 (droit de rémunération incessible et fournisseurs de services de partage de contenus en ligne) et les articles 60 à 62 (droit à rémunération incessible et plateformes de streaming).

Recours contre l’article 39 : publications de presse en ligne

L’article 39 prévoit que l’éditeur de presse et le prestataire de services doivent négocier de bonne foi les exploitations visées (reproduction et communication de la publication de presse) et la rémunération due à cet égard, pour autant que et dans la mesure où l’éditeur de presse est disposé à autoriser les exploitations précitées. En l’absence d’accord, l’article dispose que la partie la plus diligente peut faire appel à la procédure de règlement des litiges devant l’Institut belge des services postaux et des télécommunications (IBPT), au cours de laquelle la rémunération pour les exploitations peut être décidée. Une décision administrative contraignante peut alors être prise.

L’article énonce aussi que le prestataire de services de la société fournit, à la demande écrite de l’éditeur de presse, des informations actualisées, pertinentes et complètes sur l’exploitation des publications de presse afin que l’éditeur de presse puisse évaluer la valeur des droits visés. Les informations sont fournies dans un délai d’un mois à compter du jour suivant la notification de la demande écrite de l’éditeur de presse.

Les arguments sont portés par Google (aff. n° 7922, décis. A.25.1 à A.32.3) et Meta (aff. n° 7925, décis., A. 52 à A.67.3). À l’origine du recours, les requérants contestent ainsi l’obligation de contracter et l’obligation de transparence, la compétence de l’IBPT et la procédure réglementaire de fixation de tarifs.

Contestation de l’obligation de contracter et de l’obligation de transparence

Le recours porte sur l’obligation de négocier que l’article prévoit entre les éditeurs de presse et les prestataires de services de la société de l’information, ainsi que sur l’obligation de transparence qui incombe au dernier.

Selon les requérants, cette obligation de contracter porte atteinte à la liberté d’entreprise en introduisant une procédure contraignante puisque l’une ou l’autre des parties à la négociation peut demander à l’IBPT de fixer un prix pour l’exploitation en ligne de publications de presse si les négociations échouent dans les quatre mois de leur entame. Selon eux, si l’une des parties estime que les conditions proposées manquent d’équilibre, elle ne peut pas simplement choisir de se retirer des discussions et perd sa liberté de ne pas finaliser l’accord, puisque l’autre partie peut unilatéralement décider de recourir à l’IBPT et contourner alors le refus de conclure un contrat.

Cette procédure spécifique générerait une différence entre les prestataires de services visés par l’article 39 et d’autres utilisateurs d’œuvres protégées dans d’autres secteurs, qui ne sont pas soumis à une « procédure contraignante aussi intrusive ». Ces derniers peuvent avoir recours à des mécanismes de résolution des litiges moins restrictifs, comme c’est le cas pour les radiodiffuseurs et les câblodistributeurs, pour les litiges relatifs à la retransmission par câble d’émissions télévisées (décis., A.26.2.4).

En intégrant une procédure contraignante de fixation des tarifs devant l’IBPT, le législateur belge irait au-delà de la directive, et suggérerait une obligation de paiement à charge des prestataires de services de la société de l’information. Or, les requérants soutiennent que ces mesures ne sont pas appropriées et ne sont pas nécessaires pour atteindre l’objectif poursuivi (décis., A.26.3.1). Ils pointent des délais de négociation trop stricts, entravant l’efficacité des discussions entre les parties, surtout dans le contexte d’un mécanisme de droit voisin des éditeurs de presse encore inédit (décis., A.26.3.2 à A.26.3.7).

L’obligation d’information et de transparence est aussi discutée (décis., A.27.1). Les requérants considèrent que « par cette obligation de partage d’informations, les éditeurs de presse peuvent acquérir une connaissance approfondie de la manière dont les prestataires de services de la société de l’information mènent leurs activités et élaborent leur stratégie, ce qui est par nature une information commerciale sensible et hautement confidentielle ». Cette obligation imposerait un investissement important et engendrerait des risques élevés puisque la loi ne prévoit pas de mesures spécifiques ou adéquates pour assurer la protection des informations confidentielles (décis., A.27.2.1 à A.27.3.2). Enfin, l’obligation ne serait pas justifiée au regard de l’article 19 de la directive (UE) 2019/790, puisque l’obligation de transparence qui y est visée ne s’applique exclusivement qu’à la relation contractuelle nouée entre les auteurs et les artistes-interprètes et leurs contractants directs, ce qui implique qu’elle ne concerne pas les accords commerciaux entre deux entreprises privées.

En opposition, les sociétés d’auteurs et représentants des titulaires soutiennent au contraire que la procédure de règlement des litiges devant l’IBPT n’est pas attentatoire à la liberté d’entreprise puisqu’elle ne s’applique que si un prestataire ou un éditeur de presse souhaite véritablement conclure une licence d’exploitation. La procédure vise à résoudre les désaccords sur les modalités de la licence, et non à contraindre les parties à contracter. L’IBPT n’aurait donc pas pour mission d’imposer un accord si l’une des parties refuse de négocier ou de conclure un contrat. Il n’intervient que sur demande d’une des parties, après l’échéance du délai de négociation de quatre mois, et ce délai vise à éviter des blocages dans les discussions. Elles soutiennent alors que la procédure de l’IBPT est impartiale et laisse la possibilité d’une contestation devant la Cour des marchés (décis., A.88.1.1 s.).

À propos de l’obligation d’informations prévue au paragraphe 3, les parties intervenantes rétorquent que l’article 39 prévoit une protection notamment en laissant la possibilité aux prestataires de services de subordonner la fourniture des informations concernées à la conclusion préalable d’un accord de confidentialité. Du reste, le code de droit économique contient déjà de règles générales destinées à assurer la protection des secrets d’affaires. Les parties requérantes exagèreraient l’importance des investissements requis par ces obligations, dans la mesure où ces entreprises sophistiquées disposent des outils permettant de mesurer l’utilisation qui est faite des contenus qu’elles mettent à la disposition de leurs utilisateurs, de même que les revenus, essentiellement publicitaires, qu’elles en retirent.

Contestation de la compétence de l’IBPT

Les requérants doutent de la capacité de l’IBPT à prendre des décisions administratives contraignantes, du fait d’un manque de compétences nécessaires en matière de propriété intellectuelle, contrairement aux tribunaux qui devraient être les seuls compétents. Une décision administrative ne pourrait trancher des litiges sur des droits civils, au risque pour le législateur de contourner le pouvoir judiciaire (décis., A.28.1 à A. 30.1).

Sur ce point, les parties intervenantes observent que l’article 144 de la Constitution n’empêche pas des autorités administratives de prendre une décision relative à un droit civil, pour autant qu’un recours puisse être exercé contre cette décision devant une juridiction judiciaire. En l’espèce, toute décision contraignante prise par l’IBPT peut faire l’objet d’un recours devant la Cour des marchés, ce qui constitue un recours de pleine juridiction. L’IBPT dispose d’une expertise importante en matière de règlement des litiges entre des acteurs du secteur de la technologie et sa législation organique prévoit des garanties procédurales assurant la protection du secret d’affaires (décis., A.90.1 et 90.2).

Contestation de la procédure réglementaire de fixation de tarifs

L’article 39 violerait l’article 15 de la directive en dépassant la marge de manœuvre que la directive a voulu donner aux États membres. L’obligation de partage d’informations imposée aux prestataires de services de la société de l’information n’est pas prévue par la directive. Or, ces informations sont de nature confidentielle et relèvent même de la protection des secrets d’affaires. Les parties requérantes s’appuient alors sur le considérant n° 68 de la directive qui prévoit que l’obligation de transparence à charge des prestataires de services de partage de contenus en ligne dans le contexte de l’article 17 de cette directive « ne peut pas affecter les secrets d’affaires des prestataires de services de partage de contenus en ligne » et concluent que de la même manière, les secrets d’affaires ne peuvent pas être affectés par une obligation de partage d’informations, non prévue dans la directive, introduite par une transposition nationale.

Représentant les intérêts des titulaires de droits, les parties intervenantes soulèvent en retour que l’article 15 de la directive (UE) 2019/790 ne s’oppose pas à une obligation de partage de données dans le chef des prestataires de services de la société de l’information ni à l’intervention d’un régulateur indépendant pour trancher les différends pouvant survenir entre ces prestataires et les éditeurs de presse. Ces modalités permettraient de réaliser certains objectifs poursuivis par la directive (assurer un niveau élevé de protection aux titulaires de droits, favoriser la conclusion d’accords de licence équitables).

Sous réserve de la théorie de l’abus de droit, les éditeurs demeurent parfaitement libres d’interdire l’utilisation en ligne, par un prestataire de services de la société de l’information, de leurs publications de presse, tout comme les titulaires de droits d’auteur ou de droits voisins sur les œuvres ou prestations intégrées dans ces publications demeurent libres d’en interdire l’utilisation. Ce n’est que dans l’hypothèse où ces titulaires de droits acceptent d’accorder une licence, mais ne peuvent pas se mettre d’accord avec les prestataires de services de la société de l’information sur les conditions, notamment financières, de cette licence que l’IBPT peut être saisi pour arbitrer le différend.

Rien n’empêche les parties, au cours de la phase de négociation, de se mettre d’accord sur un autre type de compensation ou d’autres conditions de la licence. En outre, sous réserve du respect du droit de la concurrence, les prestataires de services de la société de l’information, après avoir négocié de bonne foi, peuvent en principe renoncer à reproduire ou mettre à disposition du public les publications de presse pour lesquelles un éditeur demanderait un prix excessif.

Recours contre l’article 54 : droit à rémunération incessible et prestataires de services de partage de contenus en ligne

L’article 54 de la loi du 19 juin 2022 met en place un droit à rémunération incessible. Lorsqu’un auteur ou un artiste-interprète a cédé son droit d’autoriser ou d’interdire la communication au public par un prestataire de services de partage de contenus en ligne, il conserve le droit d’obtenir une rémunération au titre de la communication au public par un prestataire de services de partage de contenus en ligne.

L’article prévoit également que le droit à rémunération est incessible et ne peut pas faire l’objet d’une renonciation de la part des auteurs ou artistes-interprètes ou exécutants. Il énonce que la gestion ne peut être exercée que par des sociétés de gestion et/ou des organismes de gestion collective représentant les auteurs.

Les requérants Google (aff. n° 7922 ; décis., A.32.3 à A.43.4) et Sony et autres labels (aff. n° 7927 ; décis., A.78 à A.81.2) contestent le fait que les prestataires de services soient obligés de négocier deux fois : d’une part, avec les titulaires de droits (sur l’autorisation de communication et mise à disposition du public de leurs œuvres), d’autre part, avec les organismes de gestion collective (à propos de cette rémunération directe des auteurs et des artistes-interprètes ou exécutants), pointant alors un risque que cette rémunération soit déjà couverte par le premier accord conclu avec les titulaires de droits.

Le droit serait à la fois contraire à l’article 17 et à l’article 18 de la directive.

Un droit incessible à rémunération contraire à l’article 17

L’article 17 ne fait, selon les requérants, aucune référence à un droit à rémunération inaliénable et incessible. « Le législateur belge semble avoir introduit une obligation de grande portée qui n’est pas prévue par le texte de la directive et qui est susceptible de mettre en péril la balance des intérêts contenue dans l’article 17 de celle-ci ».

Leur argument est le suivant : en introduisant un droit à rémunération inaliénable, la loi du 19 juin 2022 crée un démembrement du droit de communication au public en un droit d’autoriser la communication, d’une part, et un droit de recevoir une rémunération, en l’occurrence, incessible, d’autre part. Cela signifie que les auteurs et les artistes-interprètes ou exécutants conservent toujours le droit d’obtenir une rémunération pour l’exploitation considérée, même s’ils ont cédé le droit d’exploiter effectivement leur œuvre à un tiers et même si ce tiers reçoit également une rémunération pour l’exploitation de ce droit.

Ils ajoutent que la directive (UE) 2019/790 ne fait pas de distinction entre le droit d’autorisation et le droit à rémunération pour la communication au public ou la mise à disposition de contenus protégés. Au contraire, il s’agit de composantes d’un seul et même droit. Ainsi, en dissociant ou en fragmentant les prérogatives économiques et juridiques qui découlent du droit de communication ou de mise à disposition du public, l’article 54 porterait atteinte à l’article 17 (décis., A.35.1.1).

Ils soutiennent aussi que l’article 54 empêche les auteurs et artistes-interprètes de céder librement leurs droits, notamment le droit de renoncer à une rémunération ou d’autoriser l’utilisation gratuite de leurs œuvres ; l’article imposant une gestion collective obligatoire, limitant la possibilité de gérer ces droits individuellement, ce qui contreviendrait au principe de liberté de disposition des droits exclusifs prévu par la directive de 2019. Ils demandent donc une question préjudicielle à la Cour de justice pour vérifier la compatibilité de cette disposition avec le droit européen (décis., A.36 à A.37.3).

Un droit incessible à rémunération contraire à l’article 18

Les requérants invoquent également la violation de l’article 18 de la directive (UE) 2019/790. Selon eux, si les États membres peuvent utiliser « différents mécanismes » pour atteindre l’objectif d’une rémunération appropriée, il est toutefois expressément précisé que, quel que soit le mécanisme effectivement mis en place, les États membres doivent respecter le principe de la liberté contractuelle et le droit de l’Union applicable.

En l’espèce, l’article 54 ne respecterait pas la liberté contractuelle, en ce qu’il restreint indéniablement la possibilité pour les auteurs et les artistes interprètes ou exécutants de transférer et de donner en licence leurs droits à des tiers et est par ailleurs susceptible d’affecter les contrats existants. Cette disposition limite par ailleurs la liberté contractuelle des titulaires de droits dérivés dans leurs relations avec les auteurs et les artistes-interprètes ou exécutants, mais aussi la liberté contractuelle des prestataires de services de partage de contenus en ligne, en ce qu’ils sont tenus de conclure des contrats avec des organismes de gestion collective et pourraient être amenés à adapter des contrats de licence existants afin d’éviter des doubles paiements (décis., A.39.1 à A.39.5).

Représentant les intérêts des titulaires de droits, les parties intervenantes soulignent au contraire, et à juste titre, que la garantie d’une juste rémunération de l’auteur ou de l’artiste-interprète ou exécutant a été de longue date une préoccupation constante du législateur européen ; l’article 18 de la directive (UE) 2019/790 en fait même un principe général du droit d’auteur.

Elles soutiennent que « l’intention du législateur européen est de laisser les États membres libres de choisir les mécanismes appropriés pour s’assurer de la mise en œuvre du principe de rémunération appropriée et proportionnelle ». Le législateur européen n’imposerait aucun mécanisme particulier, ce qui laisserait les États membres libres de choisir parmi une pluralité d’approches et en ce sens, elles citent l’exemple du droit incessible à rémunération espagnol. Elles rappellent également que les sociétés de gestion collective sont des acteurs clés dans l’économie du droit d’auteur et que le droit de l’Union européenne encourage la gestion collective des droits d’auteur. « La gestion collective ne se présente pas comme un choix qui poserait des risques de tarifs arbitraires de rémunération, mais, au contraire, permet un contrôle qui vise précisément à ce que les tarifs de rémunération soient appropriés et non discriminatoires ».  

Les requérants ajoutent à l’appui d’autres fondements du droit de l’Union européenne que cette obligation constitue une ingérence dans la liberté d’exercer une activité commerciale, car en étant obligés de conclure deux accords pour le même droit, ils augmenteraient leurs coûts de transaction et leur incertitude juridique et administrative (décis., A.41.1). Or, il ne serait pas possible pour les prestataires de services d’effectuer tous les contrôles et toutes les diligences nécessaires pour garantir l’application du droit à rémunération. L’importance des coûts de transaction impliqués créerait une charge disproportionnée et, par conséquent, constituerait une restriction à la liberté d’exercer une activité. Or, selon eux, toute limitation à un droit fondamental doit être prévisible dans ses effets et avoir une base juridique suffisamment accessible et énoncée de manière suffisamment claire et précise pour permettre aux intéressés de régler leur conduite en conséquence (décis., A.41.2.2). Ils dénoncent donc l’absence de période transitoire pour accompagner de manière proportionnée l’entrée en vigueur de l’article 54 (lequel s’applique rétroactivement aux contrats existants).

Recours contre les articles 60, 61 et 62 : droit à rémunération incessible et fournisseurs de services de streaming

Les articles contestés s’appliquent aux prestataires de services dont l’objectif principal ou l’un des objectifs principaux est l’offre à des fins lucratives d’une quantité importante d’œuvres sonores et/ou audiovisuelles protégées par le droit d’auteur ou les droits voisins, dans le cadre du streaming. Ils prévoient que l’auteur et l’artiste-interprète conservent le droit incessible d’obtenir une rémunération au titre de la communication au public par un prestataire de services. Ils prévoient aussi qu’en l’absence de convention collective applicable, la gestion du droit sera exercée par des sociétés de gestion et/ou des organismes de gestion collective représentant les auteurs.

Les arguments portés par les requérants Spotify (aff. n° 7924 ; décis., A.44 à A.51.4), Streamz (aff. n° 7926 ; décis., A.68 à A.77.3) et Sony et autres labels (aff. n° 7927 ; décis., A.82 à A.87.3) sont globalement du même acabit.

Un droit à une rémunération obligatoire inaliénable et incessible soumis à une gestion collective obligatoire violerait le principe de la liberté contractuelle et ne respecterait pas un juste équilibre des droits et des intérêts en cause (la loi obligeant à conclure un contrat supplémentaire avec une société de gestion collective, alors qu’auparavant, seul un contrat avec le titulaire des droits était nécessaire).

L’approche suivie par le législateur belge ne tiendrait pas compte des spécificités du secteur musical, dès lors qu’elle néglige les obstacles pratiques à la conclusion de conventions collectives, puisqu’en Belgique, de telles conventions n’existent pas. Cette rémunération supplémentaire entraînerait des coûts de transaction élevés et entraverait la conclusion d’accords pour la distribution de musique en ligne.

En somme, les requérants soutiennent que le législateur belge va au-delà de ce qui est nécessaire pour transposer la directive (UE) 2019/790 au risque de perturber le marché. L’article 18 de la directive (UE) 2019/790 ne fournirait pas de base juridique pour l’adoption du mécanisme attaqué, dès lors qu’il ressort clairement de son libellé et de sa finalité que cette disposition prévoit le principe d’une rémunération appropriée et proportionnée dans les contrats d’exploitation. Il ne peut donc pas constituer une base pour un droit qui rend les tiers responsables du paiement et opère en dehors de la sphère contractuelle.

En réponse, les parties intervenantes soulignent que les requérants ne démontrent pas en quoi un droit à rémunération proportionnelle et appropriée en faveur des auteurs et des artistes-interprètes ou exécutants mettrait ipso facto en péril le système des plateformes de streaming et leur rentabilité.

Questions préjudicielles posées à la Cour de justice

La Cour constitutionnelle pose donc plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne. Certaines retiendront particulièrement l’attention et seront reproduites in extenso afin que le lecteur puisse pleinement en saisir les enjeux juridiques et comprendre les implications potentielles sur l’interprétation du droit européen.

La deuxième : L’article 15 de la directive (UE) 2019/790, précitée, lu en combinaison avec les articles 16, 20 et 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une législation nationale imposant au fournisseur de services de la société de l’information une obligation d’information unilatérale et non réciproque envers les éditeurs de presse, concernant notamment des informations confidentielles relatives à l’exploitation des publications de presse à fournir aux éditeurs de presse, et ce, même si les éditeurs de presse ont eux-mêmes mis en ligne les publications de presse, et sans tenir compte des bénéfices générés par les éditeurs de presse ni du niveau de récupération de leur investissement par l’utilisation en ligne de leurs publications de presse sur les plateformes mises à disposition par le fournisseur précité, sans prévoir de garantie que les informations confidentielles concernées seront conservées conformément aux conditions imposées par le fournisseur précité ?

La troisième : L’article 15 de la directive (UE) 2019/790, précitée, lu en combinaison avec les articles 16, 20 et 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et avec l’article 15 de la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 « relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur », doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une législation nationale qui impose des conditions dans lesquelles des accords avec chaque éditeur de presse pour l’utilisation en ligne de ses publications de presse doivent être conclus, y compris l’obligation de fournir une rémunération pour l’utilisation en ligne des publications de presse, indépendamment du fait que la mise en ligne des publications concernées ait été effectuée par les éditeurs de presse eux-mêmes, qui couvrirait l’ensemble des publications de presse, sans faire de distinction selon que le contenu est protégé ou non par le droit d’auteur ou selon que les utilisateurs peuvent accéder aux publications en question dans leur intégralité ou seulement à des extraits de celles-ci, et qui aurait pour effet d’imposer une obligation de surveillance étroite des contenus publiés par les utilisateurs sur la plateforme ?

La cinquième : L’article 17 de la directive (UE) 2019/790, précitée, lu en combinaison avec l’article 3 de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 « sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information », doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une législation nationale introduisant un droit à rémunération obligatoire, inaliénable et incessible au profit des auteurs et des artistes-interprètes ou exécutants, dans le cas où ceux-ci ont cédé leur droit d’autoriser ou d’interdire la communication au public par un fournisseur de services de partage de contenus en ligne, et prévoyant que ce droit à rémunération ne peut être exercé que par un mécanisme de gestion collective obligatoire des droits, en particulier lorsque le droit de mise à disposition du public est déjà octroyé en licence au fournisseur précité ?

La sixième : L’article 18 de la directive (UE) 2019/790, précitée, doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une législation nationale introduisant un droit à rémunération obligatoire, inaliénable et incessible au profit des auteurs et des artistes-interprètes ou exécutants, dans le cas où ceux-ci ont cédé leur droit d’autoriser ou d’interdire la communication au public par un fournisseur de services de partage de contenus en ligne, et prévoyant que ce droit à rémunération ne peut être exercé que par un mécanisme de gestion collective obligatoire des droits ?

La dixième : L’article 18 de la directive (UE) 2019/790, précitée, lu en combinaison avec l’article 20 de cette directive, doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une disposition de droit national instaurant un droit à rémunération obligatoire, inaliénable et incessible pour les auteurs et les artistes-interprètes ou exécutants d’une œuvre sonore ou audiovisuelle qui ne peut être exercé que par le biais d’une gestion collective obligatoire des droits, dans le cas où ils ont cédé leur droit d’autoriser ou de refuser la communication au public de leurs œuvres ou d’autres objets protégés par un fournisseur de services de streaming au sens précité, en particulier lorsque le droit de mise à disposition du public est déjà octroyé en licence au fournisseur précité ?

Et la treizième : Les articles 3 et 5, paragraphe 3, de la directive 2001/29/CE, précitée, doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une disposition de droit national instaurant un droit à rémunération obligatoire, inaliénable et incessible pour les auteurs et les artistes-interprètes ou exécutants d’une œuvre sonore ou audiovisuelle qui ne peut être exercé que par le biais d’une gestion collective obligatoire des droits, dans le cas où ils ont cédé leur droit d’autoriser ou de refuser la communication au public de leurs œuvres ou d’autres objets protégés par un fournisseur de services de streaming au sens précité, en particulier lorsque le droit de mise à disposition du public est déjà octroyé en licence à ce fournisseur ?

Ces interrogations reflètent l’ampleur du défi auquel les juridictions nationales sont confrontées, en attente des orientations décisives de la Cour de justice. D’ici là, les dispositions légales belges ne sont pas suspendues, mais il sera sans doute difficile de les appliquer sans faire prendre des risques aux parties intéressées…

 

Cour constitutionnelle de Belgique, 26 sept. 2024, n° 98/2024

© Lefebvre Dalloz