Droit de préemption de la SAFER : insuffisance de l’absence de changement de destination

Les biens préemptés par une SAFER doivent, au jour de leur aliénation, soit avoir un usage agricole soit faire partie d’une exploitation agricole, de sorte que leur absence de changement de destination depuis la liquidation de l’exploitation agricole est inopérant à justifier l’exercice de son droit de préemption.

En ce qu’il constitue un droit exorbitant, le droit de préemption de la SAFER est enfermé dans des conditions strictes tenant notamment aux biens qui peuvent en être l’objet. Aux termes de l’article L. 143-1, alinéa 1er, du code rural et de la pêche maritime peuvent être préemptés les biens ayant, au jour de l’aliénation, un usage agricole ou une vocation agricole. Peuvent également l’être, les biens faisant « partie d’une exploitation agricole ». Tel est le cas, par exemple, des bâtiments d’habitation (C. rur., art. L. 143-1, al. 2).

Est-il alors possible de considérer que cette condition d’usage agricole ou de rattachement à une exploitation est remplie, dès lors qu’aucun changement de destination des immeubles n’a eu lieu entre la cessation de l’activité agricole et la vente des immeubles ? Telle était la question soulevée dans l’affaire de l’espèce.

Au cas particulier, douze ans après l’ouverture d’une procédure de liquidation judiciaire à l’encontre d’un couple d’agriculteurs, le liquidateur a été autorisé à vendre aux enchères publiques les immeubles dépendant de la procédure. Presque un mois après l’adjudication, la SAFER a exercé son droit de préemption. L’adjudicataire a alors assigné la SAFER en nullité de la décision de préemption.

La cour d’appel ayant déclaré celle-ci régulière, l’adjudicataire s’est pourvu en cassation. Il invoque que le droit de préemption de la SAFER ne peut porter sur un bâtiment d’habitation que si ce dernier fait partie d’une exploitation agricole ; ensuite, sur les bâtiments d’exploitation lorsqu’ils ont, au jour de l’aliénation, un usage agricole ; enfin, sur les parcelles classées en nature bois et forêt uniquement si elles sont aliénées avec des parcelles non boisées dépendant de la même exploitation.

La Cour de cassation casse l’arrêt de la cour d’appel au motif que cette dernière en retenant « des motifs tirés d’une absence de changement de destination inopérants à caractériser, au jour de l’aliénation, tant l’usage agricole des dépendances, que l’existence d’une exploitation agricole dont dépendent les bâtiments d’habitation et parcelles non boisées vendues avec celle en nature de bois », n’a pas donné de base légale à sa décision.

Aussi, par cette décision, la troisième chambre civile rappelle les conditions de mise en œuvre du droit de préemption de la SAFER quant aux immeubles et souligne l’indifférence à leur absence de changement de destination.

L’usage agricole ou l’appartenance à une exploitation agricole exigé lors de la vente

Dans la présente affaire, la SAFER avait exercé son droit de préemption sur un ensemble d’immeubles comprenant des dépendances, un bâtiment d’habitation ainsi que des bois et taillis. Or, la SAFER ne peut intervenir « que pour éviter la soustraction d’un bien à l’activité agricole » (D. Krajeski, Droit rural, 3e éd., 2024, Defrénois, coll. « Expertise notariale », n° 250). C’est pourquoi, comme le rappelle la Cour de cassation, les immeubles objet du droit de préemption doivent soit avoir un usage agricole soit, lorsqu’en raison de leur nature ils ne peuvent participer directement à l’activité agricole, être rattachés à une exploitation agricole (C. rur., art. L. 143-1 et L. 143-4, 6°). Il doit donc en être ainsi pour les bâtiments d’habitation ou encore pour les parcelles classées « bois et forêt », puisque l’activité forestière, compte tenu notamment du cycle biologique, est exclue des activités agricoles (C. rur., art. L. 143-1 ; sur le sujet, v. S. Besson, Nouveau droit de préemption de la SAFER : morceaux choisis, JCP N 2016. 1207). Cette condition d’usage agricole ou d’intégration à une exploitation agricole doit être remplie « au jour de l’aliénation » (v. déjà, Civ. 1re, 1er juill. 2014, n° 13-16.523 ; JCP N 2014. Actu. 882 ; Civ. 3e, 18 févr. 1981, n° 79-14.437), et ce, conformément à l’article L. 143-1.

En l’espèce, force est de constater que l’exploitation agricole n’était plus depuis douze ans au jour de l’adjudication puisque l’ouverture d’une procédure de liquidation judiciaire entraîne, en principe, l’arrêt immédiat de toute activité (C. com., art. L. 641-10 et R. 641-18).

Cette circonstance explique certainement pourquoi la SAFER invoquait que les biens n’avaient fait l’objet d’aucun changement de destination. Autrement dit, depuis la cessation de l’activité, ces derniers n’avaient pas fait l’objet d’une utilisation différente ; ils avaient donc toujours vocation à servir une exploitation agricole. Si cet argument a emporté la conviction des juges de la cour d’appel, il n’a pas convaincu la Haute juridiction.

En effet, la troisième chambre civile retient que les « motifs tirés d’une absence de changement de destination » sont « inopérants à caractériser, au jour de l’aliénation, tant l’usage agricole des dépendances, que l’existence d’une exploitation agricole (…) ». Le juge du droit met ainsi en exergue l’indifférence à l’absence de changement de destination des immeubles, objet du droit de préemption, entre le moment où l’activité a cessé et celui de la vente (v. déjà, Civ. 3e, 18 févr. 1981, n° 79-14.437, censurant un arrêt d’appel ayant retenu qu’à supposer qu’il y ait eu un changement de destination, ce dernier « serait trop récent pour être pris en considération »).

L’indifférence à l’absence de changement de destination

Cette solution s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence retenant que « les bâtiments n’ayant plus d’utilisation agricole » n’entrent « pas dans les prévisions de la loi autorisant la préemption par la SAFER » (Civ. 3e, 31 mai 2007, n° 06-13.874, D. 2007. 1727 ; AJDI 2008. 224 , obs. S. Prigent ; Rev. loyers 2007, n° 879, obs. B. Peignot).

Elle s’explique de deux manières. D’abord, par la lettre de l’article L. 143-1 du code rural et de la pêche maritime, qui limite le droit de préemption de la SAFER aux immeubles ayant soit un usage agricole, soit qui dépendent d’une exploitation agricole au jour de l’aliénation (v. supra). Pendant un temps, malgré cette lettre, la Haute juridiction avait étendu le droit de préemption en considération de l’ancien article R. 143-2 du code rural permettant à la SAFER de préempter des bâtiments d’exploitation « ayant conservé une vocation agricole » (v. Civ. 3e, 22 févr. 1978, n° 76-13.158). Toutefois, avant l’abrogation de cette disposition (v. Décr. n° 2015-954 du 31 juill. 2015, art. 4), la Cour de cassation était revenue sur sa jurisprudence (v. Civ. 3e, 31 mai 2007, n° 06-13.874, préc.). Ensuite, cette solution se justifie au regard des finalités traditionnelles assignées au droit de préemption de la SAFER : restituer un usage agricole à des immeubles qui ne l’ont plus au jour de leur aliénation n’en fait pas partie (v. E. Dorison, Les droits de préemption des collectivités publiques et des SAFER face au changement de destination des sols agricoles, RD rur. 2008. Étude n° 5). Toutefois, sous l’empire du droit applicable au litige, il y avait un tempérament strictement encadré : une SAFER pouvait exercer son droit de préemption sur les bâtiments situés dans les zones mentionnées à l’article L. 143-1, alinéa 1er, du code rural, dès lors que ceux-ci avaient eu au cours des cinq années précédant l’aliénation un usage agricole afin de « leur rendre un usage agricole » (C. rur., art. L. 143-1, al. 2). L’encadrement strict de cette exception manifeste une absence de volonté législative de faire du droit de préemption de la SAFER un outil de maintien ou de restitution d’un usage agricole. En effet, pour se soustraire au risque d’une préemption d’une SAFER, il suffit au propriétaire d’un bâtiment ayant eu un usage agricole d’attendre cinq ans pour le céder (v. M. Bouirat, Renforcement du droit de préemption des SAFER dans les zones littorales, Defrénois Flash 2019, n° 151, p. 16).

La solution rendue dans le présent arrêt ne peut donc qu’être approuvée.

Il convient finalement de rappeler qu’une évolution s’est dessinée avec la loi du 20 mai 2019 (Loi n° 2019-469 du 20 mai 2019 pour la protection foncière des activités agricoles et des cultures marines en zone littorale), puisque cette dernière a certainement fait du droit de préemption un outil de restitution d’un usage agricole dans les communes littorales telles que définies par l’article L. 321-2 du code de l’environnement (v. M. Bouirat, art. préc. ; C. rur., art. L. 143-1, al. 4).

 

Civ. 3e, 4 sept. 2025, FS-B, n° 24-13.064

par Anne-Sophie Lebret, Maître de conférences en Droit privé, Université de Nantes

© Lefebvre Dalloz