Droit des marques : la distinctivité à géométrie variable

Cette affaire, qui relève d’une vraie saga commencée il y a douze ans, illustre parfaitement le fait que la protection d’une marque consistant en un dessin géométrique est loin d’être une ligne droite. Certes, les critères d’appréciation du caractère distinctif d’une telle marque ne sont pas différents de ceux applicables aux autres catégories de marques, mais cette décision vient rappeler que la jurisprudence apparaît souvent plus stricte pour les signes constitués d’un motif géométrique.

Revenons brièvement sur les faits. Le 15 février 2010, la société M/S. Indeutsch International a déposé le signe suivant pour désigner des aiguilles à tricoter et des crochets à broder en classe 26.

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Dans son dépôt, ce signe a été accompagné de la description suivante : « La marque consiste en un dessin géométrique répétitif ». La marque a été enregistrée le 10 août 2010.

Le 13 janvier 2013, la société Crafts Americana Group, Inc. a introduit auprès de l’EUIPO une demande en nullité de ladite marque pour incapacité du signe à constituer une marque et défaut de caractère distinctif au titre de l’article 7, § 1, sous a) et b) de l’ancien règlement sur la marque communautaire n° 207/2009 du 26 février 2009 (ci-après RMC), remplacé désormais par le règlement (UE) 2015/2424 du 16 décembre 2015. Compte tenu de la date de la demande d’enregistrement, c’est l’ancien texte qui reste applicable ici.

Cette action a lancé un marathon judiciaire qui a abouti à la décision commentée. Si dans une décision du 7 mai 2014, la division d’annulation de l’Office a considéré que le signe en cause était susceptible de constituer une marque et présentait un caractère distinctif (Division d’annulation, 7 mai 2014, n° 7472 C, en anglais), cette analyse n’a toutefois pas été suivie par les chambres de recours de l’Office dans leurs décisions successives du 5 novembre 2015 (1re ch. de recours, 5 nov. 2015, aff. R 1814/2014-1, en anglais, annulée par Trib. UE, 21 juin 2017, aff. T‑20/16), 13 décembre 2019 (Gr. ch. de recours, 19 déc. 2019, aff. R 2672/2017-G, en anglais, annulée par la décision Trib. UE, 6 oct. 2021, aff. T‑124/20) et 15 décembre 2023 (Gr. ch. de recours, 15 déc. 2023, aff. R 2672/2017-G, en anglais).

Dans cette dernière décision, la grande chambre de recours a constaté la nullité de la marque en cause pour défaut de caractère distinctif. Elle a notamment considéré que (i) la marque contestée était une figure géométrique simple, constituée de cinq représentations d’un chevron, ou une forme géométrique abstraite constituée par un dessin répétitif consistant en deux lignes parallèles renfermant des chevrons clairement délimités, le tout en noir et blanc ; (ii) elle ne divergeait pas de manière significative de la norme ou des habitudes du secteur des aiguilles à tricoter et des crochets à broder, de sorte qu’elle ne remplissait pas sa fonction essentielle d’indication d’origine commerciale ; (iii) en raison de sa simplicité et de son caractère décoratif, cette marque était dépourvue de caractère distinctif. Enfin, la grande chambre de recours a renvoyé l’affaire devant la division d’annulation concernant la question d’un éventuel caractère distinctif acquis par l’usage de la marque contestée.

Persuadée de pouvoir renverser cette tendance défavorable, la société KnitPro International, successeur aux droits de M/S. Indeutsch International, a formé un recours contre cette décision en invoquant cinq griefs au titre de la violation de l’article 7, § 1, sous b), du RMC.

Dans son arrêt du 21 mai 2025, le Tribunal de l’Union européenne déconstruit chaque grief avec une rigueur implacable digne d’un géomètre et confirme la décision de la grande chambre de recours. La motivation de cet arrêt est particulièrement intéressante sur l’applicabilité à la marque figurative en cause de la jurisprudence relative aux marques se confondant avec l’apparence des produits et sur le refus du caractère distinctif en raison du caractère décoratif et simple de ladite marque.

L’applicabilité de la jurisprudence relative aux marques se confondant avec l’apparence des produits concernés

KnitPro International reprochait notamment à la grande chambre de recours d’avoir appliqué un critère d’examen erroné portant sur la divergence significative de la marque contestée par rapport à la norme ou aux habitudes du secteur concerné. Elle faisait valoir que la marque contestée n’est pas une marque figurative représentant l’apparence des produits en cause.

Après avoir rappelé la jurisprudence relative aux marques se confondant avec l’apparence des produits − notamment le principe relatif à la divergence significative de la norme ou des habitudes du secteur (pts 51 à 54) − le Tribunal souligne que « l’élément déterminant pour l’applicabilité la jurisprudence citée […] n’est pas la qualification de la marque concernée de marque figurative, tridimensionnelle ou autre, mais le fait que ladite marque se confond avec l’aspect du produit lui-même » et que « ladite jurisprudence s’applique, outre aux marques tridimensionnelles, à des marques figuratives consistant en une reproduction bidimensionnelle du produit désigné » (pt 55).

En l’espèce, le Tribunal estime que la grande chambre de recours a correctement considéré que « lorsque la marque contestée était apposée sur les produits en cause, elle se confondait avec l’apparence d’une partie de la forme desdits produits ». Selon le Tribunal, la chambre de recours n’a donc pas commis d’erreur de droit en appréciant le caractère distinctif de la marque en cause au regard de la jurisprudence précitée, « en particulier en examinant dans quelle mesure cette marque divergeait, de manière significative, de la norme ou des habitudes du secteur afin de remplir sa fonction essentielle d’indication d’origine » (pt 64).

Nous ne partageons pas l’analyse du Tribunal sur l’applicabilité de cette jurisprudence. Comme le Tribunal le relève, « ladite marque est une forme géométrique abstraite constituée par un dessin répétitif consistant en deux lignes parallèles renfermant des chevrons clairement délimités, le tout en noir et blanc ». Il nous apparaît en effet contestable de soutenir que la marque en cause, telle que caractérisée par le Tribunal, se confondrait avec l’apparence des produit concernés (aiguilles à tricoter et des crochets à broder) simplement parce que ceux-ci sont longs et fins. À cet égard, l’arrêt du 26 juin 2024, donné en exemple par le Tribunal aux pts 56 et 87 de la décision commentée, ne nous paraît pas pertinent. Les circonstances de cet arrêt étaient différentes de la présente affaire. Cet arrêt portait en effet sur la marque figurative suivante consistant « en un poussin pourvu d’une tête chauve et arrondie, doté de petits yeux noirs et d’un bec ovale, assis dans une coquille dont le bord est uniformément ondulé en haut et aplati en bas » pour des dispositifs audio et vidéo pour la surveillance de bébés, des veilleuses, lampes pour enfant et jouets :

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 Marque annulée par décision du Trib. UE du 26 juin 2024 

Comme le Tribunal l’a souligné dans cet arrêt, il « est fréquent que, dans le secteur des produits visés par la marque demandée, à savoir celui des dispositifs pour la surveillance des bébés, des éclairages et des jouets, de nombreux produits revêtent la forme de divers animaux, parmi lesquels figurent des poussins » (Trib. UE, 26 juin 2024, aff. T‑595/23, pts 28 à 32). La jurisprudence relative aux marques se confondant avec l’apparence des produits était donc bien applicable dans ce cas. Or, dans l’affaire commentée, il nous semble difficile de soutenir que la marque en cause se confondrait avec l’apparence des produits. La motivation du Tribunal sur l’applicabilité de la jurisprudence susvisée nous apparaît donc critiquable.

En tout état de cause, le Tribunal a retenu que la marque en cause ne divergeait pas de manière significative de la norme ou des habitudes du secteur des aiguilles à tricoter et des crochets à broder. Cette solution est à rapprocher de la décision de la chambre de recours du 12 janvier 2024 concernant la marque figurative suivante déposée par la société PIERRE BALMAIN :

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Dans cette décision, la chambre de recours a considéré que la marque en cause « donne l’impression d’une sorte de labyrinthe » et que : « si le motif répété ne s’écarte pas des pratiques du secteur de la mode de manière significative, il n’est pas susceptible d’enregistrement conformément à la jurisprudence citée. C’est le cas en l’espèce » (1re ch. de recours, 12 janv. 2024, aff. R 1861/2023-1, pts 28-29). La décision nous paraît un peu trop sévère. Il ne nous semble pas exclu que ce signe puisse être perçu comme une marque par les consommateurs du secteur concerné.

Sur le caractère décoratif et simple de la marque contestée

La requérante critiquait l’appréciation selon laquelle la marque contestée serait perçue par le public pertinent comme un élément simple et ornemental et serait donc dépourvue de caractère distinctif. Elle affirmait que le fait que sa marque présente certains aspects décoratifs ne remettait pas en cause son caractère distinctif. Elle invoquait notamment « l’exemple du motif à damier et du monogramme de Louis Vuitton ainsi qu’au logo LV de Louis Vuitton, à la virgule de Nike, aux trois bandes d’Adidas et au signe de Gucci afin d’affirmer que le fait d’être attrayant ne remet pas en cause le caractère distinctif d’une marque » (pts 89 et 90).

Le Tribunal rappelle tout d’abord la jurisprudence selon laquelle « un signe d’une simplicité excessive et constitué d’une figure géométrique de base, telle qu’un cercle, une ligne, un rectangle, ou un pentagone conventionnel, n’est pas susceptible, en tant que tel, de transmettre un message dont les consommateurs peuvent se souvenir, de sorte que ces derniers ne le considéreront pas comme une marque, à moins qu’il ait acquis un caractère distinctif par l’usage » (pt 93).

En l’espèce, il estime qu’« en raison de cette simplicité, la marque contestée n’est pas susceptible de transmettre un message dont les consommateurs peuvent se souvenir, de sorte que ces derniers ne la considéreront pas comme une marque » (pts 95 et 96), qu’« étant décorative et simple, la marque contestée ne présente aucun aspect facilement et immédiatement mémorisable par le public pertinent qui lui permettrait d’être appréhendé immédiatement comme une indication de l’origine commerciale des produits en cause » (pt 99).

Le Tribunal confirme ainsi la décision de la grande chambre de recours. Sa motivation pour écarter les références au monogramme, au motif à damier et au logo LV de Louis Vuitton, à la virgule de Nike, aux trois bandes d’Adidas et au signe de Gucci est particulièrement intéressante. En effet, le Tribunal affirme, en substance, que :

« […] la personne qui demande l’enregistrement d’un signe en tant que marque de l’Union européenne ne saurait invoquer à son profit une illégalité éventuelle commise en faveur d’autrui afin d’obtenir une décision identique. Au demeurant, pour des raisons de sécurité juridique et, précisément, de bonne administration, l’examen de toute demande d’enregistrement doit être strict et complet afin d’éviter que des marques ne soient enregistrées de manière indue. Cet examen doit avoir lieu dans chaque cas concret. En effet, l’enregistrement d’un signe en tant que marque de l’Union européenne dépend de critères spécifiques, applicables dans le cadre des circonstances factuelles du cas d’espèce, destinés à vérifier si le signe en cause ne relève pas d’un motif de refus.

En tout état de cause, les signes mentionnés par la requérante dans la requête ne sont pas comparables à la marque contestée étant donné qu’ils ne visent pas les mêmes produits que ladite marque » (pts 103-105).

Or, comme nous l’avons vu, le Tribunal ne s’empêche pas de citer des décisions qui ne visent pas les mêmes produits que ceux couverts par la marque en cause et dont les circonstances n’ont rien à voir avec l’affaire commentée.

Ce raisonnement surprenant laisse l’impression d’une position de principe consistant à refuser le caractère distinctif d’une marque consistant en un motif géométrique simple. C’est d’ailleurs ce qui ressort expressément de la décision attaquée du 21 décembre 2019 : « Simple geometric figures are to be refused as lacking distinctive character » (pt 92 de ladite décision). Les figures géométriques simples seront refusées car elles manquent de caractère distinctif. Cette affirmation de principe nous semble critiquable, car elle repose sur le postulat que le public ne pourrait pas percevoir immédiatement de tels signes comme des signes identificateurs du produit. Il ne s’agit pas ici de dire que toute figure géométrique simple devrait être enregistrée mais l’affirmation ci-dessus, par son côté, dogmatique, peut en effet donner l’impression d’une appréciation de la distinctivité à géométrie variable. Pour les marques verbales ou slogans, il n’y aurait aucune exigence d’un niveau de créativité ou d’imagination linguistique ou artistique (CJCE 16 sept. 2004, aff. C-329/02, pt 41 ; 21 oct. 2004, aff. C-64/02 P, pt 44) alors que la porte de la distinctivité serait systématiquement fermée pour les signes géométriques simples ?

Au cas présent, l’accès à la distinctivité n’est pas théoriquement totalement fermé. En effet, la grande chambre de recours a renvoyé l’examen de la marque devant la division d’annulation afin de répondre à l’argumentation de KnitPro International sur l’acquisition du caractère distinctif par l’usage. Toutefois, au regard de la pratique très stricte de l’EUIPO sur l’appréciation du caractère distinctif acquis par l’usage, comme vient de le démontrer le rejet de la demande de la société PIERRE BALMAIN pour sa marque susvisée dans une décision du 12 juin 2025 (Ch. de recours, 12 juin 2025, aff. R 0095/2025-1), KnitPro International est loin d’être sortie du labyrinthe.

 

Trib. UE, 21 mai 2025, aff. T-133/24

par Louis Louembé, Avocat à la Cour

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