Droit transitoire et prise en compte des dettes professionnelles en matière de surendettement

Dans un arrêt rendu le 8 février 2024, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation rappelle que si aucune disposition transitoire n’est prévue, la loi s’applique le lendemain de sa publication au Journal officiel. C’est ainsi le cas de la prise en compte des dettes professionnelles dans les procédures de surendettement des particuliers issue de la loi du 14 février 2022.

En droit de la consommation, assez peu d’arrêts sont rendus chaque année sous le visa des articles 1 et 2 du code civil. Les questions de droit transitoire n’intéressent, en effet, que rarement les décisions publiées au Bulletin dans cette matière. Un arrêt rendu le 8 février 2024 permet toutefois de renverser quelque peu ce constat et d’utiliser les articles du titre préliminaire du code civil sur la question. La décision présente un intérêt dépassant, par ailleurs, le seul droit du surendettement qui était questionné puisqu’elle permet de donner une méthodologie, par ailleurs connue, pour toute situation similaire. En ce sens, elle intéressera nécessairement la pratique devant composer avec un flux constant de textes nouveaux.

À l’origine du pourvoi, on retrouve le représentant légal de créanciers d’un même débiteur qui forment un recours contre la décision d’une commission de surendettement des particuliers laquelle a déclaré recevable la demande dudit débiteur pour le traitement de sa situation financière. Le particulier est déclaré irrecevable, par le Tribunal judiciaire de Valence dans une décision du 11 avril 2022, en retenant que l’article L. 711-1 du code de la consommation interdit la prise en compte des dettes professionnelles pour l’appréciation de la situation de surendettement. Celui-ci se pourvoit en cassation. On ignore la teneur de son moyen car la deuxième chambre civile de la Cour de cassation relève d’office, sur le fondement de l’article 620, alinéa 2, du code de procédure civile, le moyen tiré de l’application de la loi dans le temps de l’article L. 711-1 du code de la consommation.

La cassation est ainsi prononcée pour violation de la loi dans l’arrêt du 8 février 2024. Nous allons examiner pourquoi.

Les données du problème : un changement normatif durant l’instance en cours

La méprise opérée par le tribunal judiciaire est liée à l’application de l’article L. 711-1 du code de la consommation dont le contenu a assez drastiquement changé avec la loi n° 2022-172 du 14 février 2022. Avant ce texte, les dettes prises en compte pour le traitement de la situation financière du débiteur sollicitant le traitement d’une situation de surendettement n’étaient que non professionnelles (v. sur ce point, et sur ses conséquences néfastes, J.-D. Pellier, Droit de la consommation, 4e éd., Dalloz, coll. « Cours », 2024, p. 479, n° 343). C’est précisément cette version, antérieure à la loi du 14 février 2022, qui a été appliquée par la décision de justice ayant déclaré irrecevable le particulier. Mais à compter de la loi nouvelle, ce sont également les dettes professionnelles qui doivent être prises en compte. Le changement est important car certaines personnes alors exclues du dispositif se retrouvent pleinement concernées par celui-ci. D’où l’intérêt pour la deuxième chambre civile de relever d’office ce moyen de pur droit au sens de l’article 620, alinéa 2, du code de procédure civile. On peut ainsi dire que c’est la Cour de cassation elle-même qui a forgé le dessein de ce pourvoi.

La question du choix de la version du texte concerné à appliquer dans la décision de justice posait difficulté pour deux raisons. La première est celle de la date du jugement frappé du pourvoi. Ce jugement a été rendu le 11 avril 2022 (pt n° 1 de l’arrêt). Cela signifie que les débats ont naturellement eu lieu préalablement, à une date qui n’est pas indiquée dans l’arrêt mais dont on sait qu’ils « se sont tenus antérieurement » (pt n° 7 de l’arrêt) à l’entrée en vigueur de la loi du 14 février 2022.

C’est certainement le point névralgique qui explique la difficulté soumise à la Cour de cassation. La seconde raison repose sur l’absence de disposition transitoire de cette loi nouvelle concernant l’article 10 modifiant l’article L. 711-1 du code la consommation, qui avait peut-être pu distiller le doute dans l’esprit de certains.

C’est donc à une leçon de droit transitoire que se livre la deuxième chambre civile.

La loi nouvelle s’applique immédiatement, sauf disposition contraire

On appréciera assez grandement qu’un arrêt publié au Bulletin revienne sur les principes cardinaux du droit transitoire, matière essentielle pour la pratique qui est parfois remise en question par certaines décisions (v. sur ce point, en matière de droit des sûretés, après l’ord. n° 2021-1192 du 15 sept. 2021, Civ. 1re, 20 avr. 2022, n° 20-22.866 FS-B, Dalloz actualité, 2 mai 2022, obs. C. Hélaine ; D. 2022. 1842 , note C. Guillard  ; ibid. 1724, obs. J.-J. Ansault et C. Gijsbers  ; ibid. 1828, obs. D. R. Martin et H. Synvet  ; ibid. 2023. 616, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud  ; Rev. prat. rec. 2022. 23, chron. O. Salati  ; RTD civ. 2022. 678, obs. C. Gijsbers ). L’arrêt du 8 février 2024 n’innove pas dans ce domaine régi par le titre préliminaire du code civil et on peut donc s’en réjouir. C’est ainsi sans surprise que l’on retrouve les articles 1 et 2 de ce code au visa. Le principe de l’entrée en vigueur d’une loi reste simple : c’est au jour fixé par celle-ci ou alors, à défaut, ce qui arrive souvent par ailleurs, au lendemain de leur publication au Journal officiel.

C’est ici que les choses se compliquent. Dans l’affaire du pourvoi, l’instance était déjà en cours au moment de la publication de la loi du 14 février 2022 puisque les débats ont eu lieu antérieurement à celle-ci. D’où l’intérêt d’un point de l’arrêt rappelant la portée de l’article 2 du code civil, lequel implique que la loi s’applique immédiatement même lorsqu’une situation non contractuelle en cours « fait l’objet d’une instance judiciaire » (pt n° 4 de l’arrêt). En somme, la situation selon laquelle les débats ont eu lieu avant la promulgation du texte est indifférente pour la deuxième chambre civile. Le seul élément qui compte est l’application à l’instance en cours de la loi nouvelle.

Or, comme nous l’avons précisé plus haut, cette loi change les choses de manière assez drastique pour les créanciers professionnels dont la situation peut être influencée de manière plus ou moins importante dans le traitement de la situation du débiteur. Reste à savoir comment le juge doit réagir en pareille situation. Il semblerait nécessaire de rouvrir les débats car le plaideur ne peut pas forcément anticiper la publication au Journal officiel d’un texte nouveau. La situation la plus sûre reste encore que le législateur puisse prévoir une date pour l’entrée en vigueur de nouvelles dispositions aussi importantes que celles régissant un droit d’essence économique comme c’est le cas pour le droit de la consommation. Mais lorsque la loi est muette, comme c’est le cas ici puisque l’article 19 régissant le droit transitoire ne mentionne pas l’article 10 modifiant l’article L. 711-1 du code de la consommation, le juge doit redonner aux parties les possibilités de discuter le texte qui sera appliqué au cœur de sa décision de justice.

Quoi qu’il en soit, l’arrêt du 8 février 2024 reste suffisamment original pour intéresser la pratique. Bien évidemment, concernant la loi du 14 février 2022, le problème ne se posera pas ou plus. Mais pour toute loi qui ne prévoit pas d’entrée en application différée, l’application immédiate aux instances en cours le lendemain de la publication doit susciter l’attention des avocats mais également des magistrats pour préserver un débat contradictoire entre les parties, surtout quand l’intervalle entre la fin des débats et la mise à disposition de la décision intervient pendant la publication du nouveau texte.

 

Civ. 2e, 8 févr. 2024, F-B, n° 22-18.080

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