Droit voisin des éditeurs de presse : Google de nouveau sanctionné par l’Autorité de la concurrence
L’Autorité de la concurrence a rendu une décision sanctionnant Google à hauteur de 250 millions d’euros au motif que l’entreprise n’a pas respecté ses engagements pris en 2022 qui visaient à garantir la mise en œuvre du droit voisin des éditeurs de presse par des négociations menées de bonne foi.
La décision du 15 mars dernier constitue le dernier épisode d’une procédure initiée en 2019, après la transposition en droit français, par la loi n° 2019-775 du 24 juillet 2019, du droit voisin des agences et des éditeurs de presse créé par la directive européenne de 2019 (Dir. [UE] 2019/790 du 17 avr. 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique). Ce nouveau droit voisin prévoit que « l’autorisation de l’éditeur de presse ou de l’agence de presse est requise avant toute reproduction ou communication au public totale ou partielle de ses publications de presse sous une forme numérique par un service de communication au public en ligne » (CPI, art. L. 218-2). Il a été créé expressément dans le but de permettre aux éditeurs et agences de percevoir une rémunération pour l’indexation de leurs contenus par des services tels que Google Search ou Google Actualités. Quelques mois après la transposition, plusieurs syndicats d’éditeurs de presse avaient saisi l’Autorité de la concurrence au motif que les négociations avec Google sur la rémunération due au titre de ce nouveau droit voisin n’étaient pas menées de bonne foi – Google n’ayant proposé qu’un contrat de licence standard qui prévoyait l’autorisation, pour l’entreprise, de reproduire et communiquer des extraits d’articles de presse à titre gratuit.
Cette saisine aboutit à des mesures d’urgence prises par l’Autorité en 2020 (décis. 20-MC-01 du 9 avr. 2020, Dalloz actualité, 11 mai 2020, obs. F. Masmi-Dazi ; D. 2020. 1181, point de vue J.-C. Roda
; Dalloz IP/IT 2020. 560, obs. S. Dormont
; Légipresse 2020. 288, étude A.-S. Choné-Grimaldi
; ibid. 314, étude E. Derieux
; RTD com. 2020. 806, obs. E. Claudel
; confirmée par l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 8 oct. 2020, n° 20/08071, Dalloz IP/IT 2020. 588, obs. N. Maximin
; Légipresse 2020. 605, étude A.-S. Choné-Grimaldi
; ibid. 2021. 291, étude N. Mallet-Poujol
; RTD com. 2020. 806, obs. E. Claudel
) puis à une première condamnation de Google pour le non-respect de ces mesures en 2021 (décis. 21-D-17 du 12 juill. 2021, Dalloz actualité, 23 juill. 2021, obs. F. Masmi-Dazi ; D. 2021. 1591, point de vue A. Mendoza-Caminade
; ibid. 1624, entretien J. Larrieu
; Légipresse 2021. 395 et les obs.
). Au fond, l’Autorité de la concurrence a ensuite pris une décision (décis. 22-D-13 du 21 juin 2022, Dalloz IP/IT 2022. 406, obs. E. Rançon
) validant une série d’engagements proposés par Google, au titre desquels l’entreprise s’engageait notamment à « négocier de bonne foi, avec les agences et éditeurs de presse qui en feraient la demande, la rémunération due pour toute reprise de contenus protégés sur ses services, conformément aux modalités prévues par l’article L. 218-4 du code de la propriété intellectuelle et selon des critères transparents, objectifs et non discriminatoires » (premier engagement).
La présente décision résulte d’une transaction avec l’entreprise Google et lui impose une sanction financière de 250 millions d’euros pour le non-respect des engagements pris en 2022, et en particulier de ce premier engagement sus-cité.
Une procédure initiée par l’Autorité de la concurrence
Avant de nous intéresser au fond, nous pouvons faire une première observation sur la procédure qui a mené à cette décision et de ce qu’elle révèle sur la position très volontariste adoptée par l’Autorité de la concurrence. En effet, alors que les décisions précédentes avaient été rendues à la suite d’une saisine de syndicat d’éditeurs de presse, la présente procédure a été initiée par l’Autorité elle-même.
Cette prise d’initiative est notable, non seulement parce qu’aucun des acteurs du secteur de la presse ne s’est plaint des agissements de Google, mais aussi parce que le respect des engagements devait être contrôlé par un mandataire indépendant dont la nomination était prévue par ces mêmes engagements. Or, en l’occurrence, le mandataire n’avait signalé aucun dysfonctionnement. En se saisissant elle-même du dossier, l’Autorité semble donc endosser un rôle de régulateur dont elle s’était précisément distanciée, au profit du mandataire, dans sa décision de juin 2022.
La sous-évaluation de la rémunération
Google a été sanctionné pour avoir sous-évalué l’assiette de calcul de la rémunération due aux éditeurs de presse au titre du droit voisin pour deux raisons distinctes, qui reprennent toutes les deux les conclusions des décisions précédentes de l’Autorité.
La première raison est la sous-évaluation, par Google, de ses revenus indirects. En effet, l’article L. 218-4 du code de la propriété intellectuelle dispose que « la rémunération due au titre des droits voisins [des éditeurs de presse] est assise sur les recettes de l’exploitation de toute nature, directes ou indirectes ». Or, la précédente décision de l’Autorité, prise en 2022, avait déjà noté que Google sous-estimait ses revenus lors des négociations avec les éditeurs de presse en ne considérant que les revenus publicitaires générés par les pages Google Actualités, mais pas les revenus indirects résultant de l’attractivité que l’affichage de contenus protégés apporte aux services de Google en attirant du trafic sur leurs sites. En l’occurrence, l’Autorité estime que Google a continué à sous-estimer ces revenus indirects en les cantonnant à « une part marginale dans la détermination de ses propositions financières » et a ainsi violé son premier engagement.
La deuxième raison avancée pour conclure à une sous-évaluation de la rémunération concerne l’exclusion, par Google, des reproductions de titres d’articles de l’assiette de calcul.
L’article L. 211-3-1, 2°, du code de la propriété intellectuelle prévoit une exception au droit voisin des éditeurs de presse qui ne peuvent interdire « l’utilisation de mots isolés ou de très courts extraits d’une publication de presse » sauf lorsque cette utilisation « se substitue à ̀la publication de presse elle-même ou dispense le lecteur de s’y référer ». Il s’agit d’une exception spécifique, distincte de l’exception de courte citation et fondée sur un critère de non-substituabilité qui doit assurer que l’exception ne nuise pas à l’efficacité du droit voisin.
En ce qui concerne la reproduction des seuls titres d’articles, l’entreprise estime que cet usage est couvert par l’exception précédemment énoncée, alors que l’Autorité de son côté soutient, dans ses précédentes décisions, qu’il convient d’évaluer au cas par cas si le titre d’article reproduit est effectivement un « très court extrait » et s’il répond au critère de non-substituabilité. En conséquence, en excluant par principe les reproductions de titres du calcul de la rémunération, et ce sans évaluation in concreto de chaque reproduction, Google contrevient de nouveau, selon l’Autorité, au premier engagement.
La position de l’Autorité est indéniablement conforme à ses précédentes décisions, mais introduit une incohérence au regard de l’articulation entre droit d’auteur et droits voisins. En effet, la reprise de titres d’articles de presse à fin d’indexation n’est pas interdite pas le droit d’auteur qui est le régime principal (Cass., ass. plén., 30 oct. 1987, n° 86-11.918), mais elle pourrait l’être en vertu du régime accessoire qu’est le droit voisin des éditeurs de presse.
Le manque de transparence dans le développement d’un outil d’intelligence artificielle (IA)
Le troisième et dernier manquement constaté au premier engagement concerne également la détermination de l’assiette de calcul de la rémunération, mais il est, quant à lui, discuté pour la première fois dans cette décision. L’Autorité reproche à Google de ne pas avoir informé de façon transparente les éditeurs de presse de l’utilisation qui pouvait être faite de leurs articles dans le cadre du service d’intelligence artificielle générative développée par l’entreprise, Google Bard (devenu Gemini). Google Bard, comme les autres systèmes d’IA générative, moissonne un grand nombre de contenus sur internet, y compris, potentiellement, des articles de presse, pour entraîner son modèle. De plus, lorsque l’usager lui pose une question, cette IA va chercher des informations pertinentes sur le moteur de recherche Google Search, ce qui peut être susceptible d’entraîner une nouvelle utilisation d’articles de presse. Pour savoir si ces utilisations peuvent entraîner une rémunération au titre du droit voisin des éditeurs de presse, il conviendrait de se demander, d’abord, si elles entrent dans champ d’application de ce droit voisin, puis si elles peuvent être couvertes par une exception.
La première question qui peut se poser est celle de savoir si l’utilisation d’articles de presse par un modèle d’IA entre dans le champ d’application du droit voisin. En effet, ce dernier a été créé en 2019 avec l’objectif de rééquilibrer les rapports économiques entre les éditeurs et les services d’indexation de presse en ligne tels que Google Actualités. La législation désigne ainsi les « service[s] de communication au public en ligne » (CPI, art. L. 218-2). Le droit voisin ne visait pas les services d’IA générative, dont la disponibilité à une si large échelle n’était d’ailleurs pas envisagée. Or, une IA générative accessible constitue-t-elle un service de communication au public en ligne ? La question se pose dans la mesure où une IA générative devrait produire un contenu « propre » et non pas communiquer comme tel des extraits d’articles à ses utilisateurs – bien que cela soit arrivé dans le cas d’OpenAI (v. S. Carre, Intelligence artificielle générative : entre adoption d’un règlement européen et nouvelle action américaine contre la violation massive du copyright du New York Times, Dalloz actualité, 15 févr. 2024). L’Autorité de la concurrence note en l’espèce « qu’en réponse à la requête d’un utilisateur portant sur l’actualité, Bard est en mesure de résumer les actualités récentes […] et d’expliciter les sources utilisées pour fournir une réponse en lien avec l’actualité, qui comprennent des éditeurs et agences de presse français et internationaux », ce qui ne correspond pas au modèle initialement visé par le droit voisin, celui d’une plateforme qui indexerait pour le public des titres et extraits d’articles.
La deuxième question, si l’on considère que l’utilisation d’articles de presse par un modèle d’IA est en principe soumis au droit voisin des éditeurs de presse, est celle de savoir si cette utilisation n’est pas néanmoins couverte par une exception. Cela renvoie à un débat d’actualité dans le champ du droit d’auteur : l’utilisation d’œuvres protégées par des logiciels d’IA est-elle couverte par la nouvelle exception autorisant la fouille de texte et de données ? Si la question n’est pas tranchée par les tribunaux, la Commission européenne dans une réponse à une question parlementaire (réponse E-000479/2023 du 31 mars 2023) a répondu de façon positive. Or, puisque l’exception de fouille de texte et de données s’applique de façon identique aux droits voisins (CPI, art. L. 211-3, 8°), l’utilisation des articles de presse par des IA échapperait également, du moins en l’absence d’une expression d’opt out, au droit voisin des éditeurs de presse.
Il n’est donc absolument pas certain que la reproduction d’articles de presse par un service d’IA soit couverte par le droit voisin des éditeurs de presse. L’Autorité de la concurrence le reconnaît sans ambiguïté puisqu’elle note dans sa décision que « la question de savoir si l’utilisation de publications de presse dans le cadre d’un service d’intelligence artificielle relève de la protection au titre de la réglementation des droits voisins n’a pas été tranchée à ce stade » (§ 267).
Cependant, elle n’en décide pas moins, dans le paragraphe suivant, qu’« en privant les éditeurs et agences de presse de la possibilité de connaître précisément les utilisations faites par Google de leurs contenus et leur temporalité, afin d’entraîner puis de faire fonctionner un service nouveau, Google a manqué à son obligation de transparence prévue par l’engagement 1 » (§ 268). Or, ce premier engagement consiste en une obligation de transparence dans la négociation de la rémunération due au titre du droit voisin. Cette obligation n’a pas lieu d’être s’il n’y pas de droit et, partant, pas de rémunération. L’Autorité souhaite ainsi éviter de s’engager sur le terrain de l’interprétation des règles de la propriété littéraire et artistique, ce qui est une position de réserve prudente alors que les débats concernant l’IA sont vifs et la jurisprudence encore rare au sein de cette matière. Néanmoins, en cherchant à disjoindre la question de l’existence du droit voisin et celle du respect des engagements, alors même que le respect des engagements vise précisément à faire appliquer le droit voisin, l’Autorité de la concurrence aboutit à une solution peu logique.
Dans cette décision, l’Autorité de la concurrence met en œuvre le droit voisin des éditeurs de presse de façon entreprenante ce qui, en dépit de la prudence d’interprétation dont elle fait preuve, peut conduire à un certain manque de cohérence et de lisibilité dans l’articulation entre la pratique de l’Autorité et le droit de la propriété littéraire et artistique. Cependant, l’intervention de l’Autorité de la concurrence n’a, en soi, rien de très surprenant puisque ce nouveau droit voisin est par essence économique et a été créé afin de fournir aux éditeurs de presse un outil juridique de régulation du marché. L’essor de l’IA incite d’ailleurs encore davantage à envisager les droits de la propriété littéraire et artistique comme un outil de régulation économique (v. Proposition de loi n° 1630 du 12 sept. 2023 qui suggère d’introduire dans le CPI une taxation pour l’utilisation d’œuvres de l’esprit par les outils d’IA). Ainsi, l’enjeu principal n’est pas forcément la façon dont les décisions de l’Autorité de la concurrence interprètent le droit de la propriété littéraire et artistique, mais comment ce dernier doit faire face à l’émergence de nouveaux usages numériques des œuvres protégées et à quel point il doit être utilisé pour rééquilibrer certains marchés.
Aut. conc. 15 mars 2024, n° 24-D-03
© Lefebvre Dalloz