Droits de la défense en matière de contrôle des obligations en droit des transports : une voie sinueuse

Par une décision du 7 janvier 2025, la Cour de cassation refuse le renvoi d’une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne relative aux conditions de mise en œuvre des contrôles routiers par les agents de la DREAL. En outre, elle estime qu’un employeur poursuivi est irrecevable à invoquer l’irrégularité de l’audition d’un chauffeur routier qu’il emploie.

Le 5 octobre 2020, un chauffeur routier a fait l’objet d’un contrôle par des agents de la Direction régionale environnement aménagement et logement (DREAL) d’Occitanie. Après avoir entendu le conducteur et contrôlé son chronotachygraphe, les agents ont constaté qu’il avait pris ses temps de repos hebdomadaires dans son véhicule, ce qui est interdit et constitutif d’une contravention de cinquième classe (C. transp., art. L. 3313-3 et R. 3315-11). La société employant le chauffeur, dont la responsabilité pouvait être recherchée sur le fondement de l’article L. 3315-6 du code des transports, a été poursuivie par la voie de la procédure simplifiée. Le 3 février 2021, une ordonnance pénale la condamnant à une amende de 750 € a été rendue. L’employeur a fait opposition à cette ordonnance. Condamné par un tribunal de police, il a interjeté appel. Le 5 octobre 2023, la chambre correctionnelle de la Cour d’appel de Nîmes l’a condamné à 1 500 € d’amende. Cette décision a ensuite fait l’objet d’un pourvoi en cassation.

Si la société employant le chauffeur s’est montrée aussi tenace dans l’exercice de ses recours, c’est parce qu’elle estimait pouvoir opposer des moyens sérieux contre sa condamnation. Au-delà de la culpabilité, la discussion portait sur la validité des contrôles des agents de la DREAL. À cet égard, elle est donc susceptible d’intéresser l’ensemble de la profession. Au regard des solutions retenues, le parcours procédural de la société ayant porté les recours s’est soldé par un échec : non seulement la question préjudicielle qu’elle a soulevée ne sera pas examinée par la Cour de justice de l’Union européenne, mais elle a aussi été déclarée irrecevable à contester la validité des opérations de contrôle.

Rejet d’une question préjudicielle relative aux conditions de contrôle des temps de repos des chauffeurs routiers

La question préjudicielle soulevée par la société condamnée n’est pas reprise in extenso dans l’arrêt. On peut toutefois en deviner les contours à partir d’une exception de nullité soulevée par l’appelante et connexe à la question. La société estimait que le contrôle était illégal, car il avait été réalisé après la fin du temps de repos. Or, d’après elle, les agents de la DREAL n’ont pas le droit de demander aux conducteurs qu’ils fournissent des documents attestant ne pas avoir passé leur temps de repos hebdomadaire dans leur cabine. Elle en déduit que cette infraction peut seulement être constatée lorsque le chauffeur est pris sur le fait, et non a posteriori. À l’appui de son affirmation, elle évoque le contenu d’une lettre de clarification émanant de la Direction générale de la mobilité et des transports de la Commission européenne et adressée à l’International Road Union, une organisation représentante des professionnels du transport routier. En substance, la question posée par la société devait donc être « les règlements n° 165/2014 relatif aux tachygraphes dans les transports routiers et n° 561/2006 concernant les durées de conduite, les pauses et les temps de repos permettent-ils aux États membres de prévoir dans leur droit interne un pouvoir des autorités nationales de contrôle d’exiger des conducteurs qu’ils fournissent des documents attestant ne pas avoir passé leur temps de repos hebdomadaire normal, précédant l’inspection routière, dans leur véhicule ? ».

La cour d’appel a refusé de renvoyer la question préjudicielle sans fournir d’explication. Le pourvoi et la Cour de cassation lui ont reproché ce défaut de motivation. Il est en effet acquis qu’un refus de renvoi d’une question préjudicielle à la Cour de justice doit être motivé (CEDH 20 sept. 2011, nos 3989/07 et 38353/07, § 60, Dalloz actualité, 26 oct. 2011, obs. C. Demunck ; D. 2011. 2338, et les obs. ; RFDA 2012. 455, chron. H. Labayle, F. Sudre, X. Dupré de Boulois et L. Milano ; RTD eur. 2012. 394, obs. F. Benoît-Rohmer ). Pour autant, cette irrégularité ne suffit pas à emporter cassation de l’arrêt. En effet, dans cette situation, la Haute juridiction apprécie si la question devait effectivement être renvoyée ou non, et si la réponse est négative, elle ne casse pas l’arrêt.

En principe, la Cour de cassation devrait être tenue de renvoyer les questions préjudicielles qui lui sont posées, car ses décisions ne sont pas susceptibles de recours (TFUE, art. 267, al. 5). Toutefois, il ressort de la jurisprudence européenne qu’une question préjudicielle n’a pas à être renvoyée si elle n’est pas pertinente, si la question soulevée a déjà fait l’objet d’une décision à titre préjudiciel dans une espèce analogue ou si l’application correcte du droit de l’Union européenne s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable (CJCE 6 oct. 1982, Srl CILFIT et Lanificio di Gavardo SpA c/ Ministère de la Santé, aff. C-283/81). En l’espèce, la Cour de cassation a retenu le troisième motif de refus. D’une part, la chambre criminelle estime que la lettre de clarification invoquée n’a aucune portée normative et ne saurait donc pas contredire le droit interne ou européen. D’autre part, elle estime qu’il ressort de l’article 36 du règlement (UE) n° 165/2014 du Parlement européen et du Conseil du 4 février 2014 relatif aux tachygraphes dans les transports routiers que les agents de la DREAL peuvent analyser le chronotachygraphe pour récupérer des données allant jusqu’à vingt-huit jours précédant le contrôle. Elle conclut que l’application des dispositions combinées des articles 8 et 10 du règlement (CE) n° 561/2006 du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2006 relatifs aux repos hebdomadaire, ainsi que celle des articles L. 3313-3 et R. 3315-11 du code des transports pris pour leur application, s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable, et qu’il n’y avait donc pas lieu à transmission de la question préjudicielle.

On peut ne pas ressentir l’évidence avec la même intensité que celle affirmée par les juges du quai de l’Horloge. Il est vrai que restreindre la possibilité de constater la prise de repos hebdomadaire en cabine à la seule hypothèse de « flagrant délit » (dans le sens non juridique du terme, c’est-à-dire « sur le fait ») limite considérablement les chances de détecter l’infraction. Pour autant, la référence au délai de vingt-huit jours par la Cour de cassation manifeste une interprétation extensive de l’article 36 du règlement du 4 février 2014, qui vise uniquement les données contenues dans le tachygraphe. En outre, les règlements ne mentionnent pas le contrôle de l’interdiction du repos en cabine, qui résulte seulement de la jurisprudence de la Cour de justice (CJUE 20 déc. 2017, Vaditrans, aff. C-102/16, RDT 2018. 531, obs. M. Véricel ; RTD eur. 2018. 149, obs. L. Grard ; ibid. 2019. 693, obs. S. Robin-Olivier ). Par ailleurs, au-delà des pouvoirs d’investigation, on peut douter que l’absence de fourniture de documents permettant de prouver qu’une personne n’a pas dormi dans sa cabine suffise à établir l’infraction mentionnée au 4° de l’article R. 3315-11 du code des transports. En effet, le texte ne mentionnant aucune présomption, les enquêteurs doivent donc établir la matérialité de l’infraction et ne pas se limiter à mentionner une absence de justification de la part du conducteur. Cette preuve peut résulter d’aveux, à condition que l’audition du mis en cause soit régulière.

Défaut de traduction, absence d’interprète et qualité à agir en nullité

En l’espèce, le chauffeur contrôlé était de nationalité ukrainienne et la société poursuivie de droit polonais. Ni l’un ni l’autre n’était francophone. Dès lors, se posait la question du droit à l’assistance par un interprète et celle de la traduction des pièces. Dans la première branche du deuxième moyen de son pourvoi, la société reprochait à la cour d’appel de ne pas avoir annulé l’ordonnance pénale alors que celle-ci n’avait pas été traduite en polonais. Il s’agit effectivement d’une irrégularité : l’article préliminaire du code de procédure pénale dispose que la personne poursuivie qui ne comprend par la langue française a droit à la traduction des pièces essentielles à l’exercice de sa défense et à la garantie du caractère équitable du procès, tandis que l’article D. 594-6 du même code précise que les décisions statuant sur l’action publique et portant condamnation doivent nécessairement être traduites. Pour autant, la Cour de cassation a estimé que le moyen était inopérant, car l’opposition formée par la société avait eu pour effet d’anéantir l’ordonnance litigieuse. Elle ajoute que, même si l’ordonnance avait été annulée, les poursuites n’auraient pas été abandonnées, car la citation devant le tribunal de police était régulière et avait valablement saisi la juridiction. Il semble en effet vain d’annuler une ordonnance d’ores et déjà anéantie. On peut toutefois proposer une autre lecture temporelle des évènements, car l’irrégularité affectant l’ordonnance est antérieure à l’opposition. En annulant l’ordonnance pénale, le juge doit revenir au statu quo ante et annuler les actes desquels elle est le support nécessaire, comme l’opposition et la citation qui lui est consécutive. Cependant, même avec cette appréciation, on ne saurait admettre que ces sanctions aient pour effet d’éteindre l’action publique.

La société reprochait également à la cour d’appel d’avoir rejeté une exception de nullité tirée de l’absence de communication de la procédure de contrôle en langue polonaise. Là encore, la branche du moyen est rejetée par la Cour de cassation, qui procède à un rappel du régime applicable à la traduction des pièces du dossier. Seules les pièces listées à l’article D. 594-6 du code de procédure pénale doivent être nécessairement communiquées traduites. Or, le procès-verbal de constat de l’infraction n’en fait pas partie. Il n’est donc traduit que si le procureur de la République ou la juridiction de jugement l’ordonne, d’office ou à la demande de la partie concernée. En l’espèce, la société n’a jamais formulé de demande de traduction ; elle ne pouvait donc pas se plaindre que la pièce ne lui ait pas été communiquée traduite.

Les autres contestations invoquées par la société portaient sur la validité du procès-verbal des agents de la DREAL. Il était notamment relevé que l’audition avait été réalisée en l’absence d’interprète et qu’elle n’était pas contradictoire, notamment car le procès-verbal ne contenait pas les questions posées. La Cour de cassation a rejeté ces arguments : d’une part, aucune disposition n’impose que le procès-verbal de constatation d’infraction soit contradictoire et, surtout, la société n’a pas qualité à se prévaloir des irrégularités qu’elle invoque.

Même si la Cour de cassation a parfois reconnu que des actes d’enquête devaient avoir un caractère contradictoire (v. not., en matière douanière, Crim. 11 juill. 2017, n° 16-82.603, AJ pénal 2017. 450, obs. V. Courcelle-Labrousse ; RTD com. 2017. 727, obs. B. Bouloc ), ce principe n’a pas vocation à s’appliquer de manière générale avant que l’action publique ne soit mise en mouvement. Sur l’obligation de mentionner les questions dans le procès-verbal, l’article 429, alinéa 2, du code de procédure pénale dispose que « tout procès-verbal d’interrogatoire ou d’audition doit comporter les questions auxquelles il est répondu ». Toutefois, la chambre criminelle ne considère pas que les recueils des déclarations de chauffeurs routiers sur des places de stationnement soient soumis aux exigences de l’article 61-1 du code de procédure pénale relatif à l’audition libre des suspects (Crim. 6 juin 2023, n° 22-86.685, Dalloz actualité, 12 juill. 2023, obs. H. Robert ; AJ pénal 2023. 401, obs. T. Scherer ). Par voie de conséquence, ils échapperaient aussi au formalisme prescrit par l’article 429 du code de procédure pénale. Surtout, au-delà de la régularité des actes, la décision est intéressante quant à la recevabilité de l’exception de nullité, et plus particulièrement, à la condition de qualité à agir. Pour savoir si une personne a qualité à agir, il faut rechercher si la formalité dont la méconnaissance est alléguée a pour objet de préserver un droit ou un intérêt qui lui est propre (Crim. 7 sept. 2021, nos 20-87.191 et 21-80.642, Dalloz actualité, 28 sept. 2021, obs. M. Recotillet ; D. 2022. 1487, obs. J.-B. Perrier ; AJ pénal 2021. 527, note G. Candela ; RSC 2022. 94, obs. P.-J. Delage ; ibid. 439, obs. E. Rubi-Cavagna ). Or, l’objet du droit à l’assistance par un interprète est avant tout de protéger les intérêts de la personne qui est entendue. L’exception de nullité tirée du défaut d’assistance par un interprète ne serait donc pas ouverte à tous. Cette situation est susceptible d’entraîner une difficulté : si jamais le parquet décide de ne poursuivre que l’employeur-personne morale, celui-ci est jugé à partir d’éléments à charge insusceptibles d’annulation.

Néanmoins, le blocage ainsi décrit peut être surmonté. Premièrement, si la décision de ne pas poursuivre le chauffeur a été prise avec l’unique dessein d’empêcher que la validité du procès-verbal contenant ses déclarations soit contestée, on peut tenter de faire qualifier la manœuvre de stratagème déloyal, ce qui fait tomber la condition de qualité à agir (Crim. 25 oct. 2022, n° 21-85.763, Dalloz actualité, 14 nov. 2022, obs. J. Pidoux ; ibid., 15 nov. 2022, obs. J. Pidoux ; D. 2023. 1833 , note M. Lassalle ; ibid. 1488, obs. J.-B. Perrier ; AJ pénal 2022. 586, obs. P. de Combles de Nayves ). Deuxièmement, il n’est pas nécessaire de poursuivre l’annulation d’un acte pour contester son contenu. En principe, un procès-verbal ne vaut qu’à titre de simple renseignement (C. pr. pén., art. 430), ce qui permet de discuter les éléments qu’il contient. Cependant, en matière contraventionnelle (C. pr. pén., art. 537) et lorsque que les infractions sont constatées par des fonctionnaires spécialement habilités à cette fin (C. pr. pén., art. 431), comme c’était le cas en l’espèce, les procès-verbaux font foi jusqu’à preuve contraire, qui ne peut être rapportée que par écrit ou par témoin. Dans cette hypothèse, les rigueurs de la qualité à agir mériteraient sans doute d’être adoucies, pour offrir à la partie qui est poursuivie mais qui n’a pas été entendue en enquête de réelles chances de se défendre.

 

Crim. 7 janv. 2025, F-B, n° 23-85.930

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