DSA et protection des consommateurs : la Commission européenne ouvre une procédure formelle à l’encontre de Temu
Le 31 octobre 2024, la Commission a ouvert une procédure formelle afin de déterminer si la plateforme chinoise Temu enfreint le Règlement (UE) n° 2022/2065 (Règlement sur les services numériques, plus connu sous l’acronyme DSA).
Cette procédure intervient après que Temu a, le 31 mai 2024, été désignée comme une très grande plateforme en ligne, c’est-à-dire une place de marché ayant une incidence sur les tendances de consommation des européens et présentant des « risques systémiques » pour la société. Cette désignation avait elle-même été faite après que, dans seize États membres, des associations de consommateurs ont porté plainte contre la plateforme devant leur autorité nationale et que le Bureau européen des unions de consommateurs a, de son côté, saisi la Commission.
À partir de sa désignation comme très grande plateforme, Temu disposait de quatre mois pour se conformer au DSA et la Commission devenait seule compétente pour assurer le contrôle de la mise en œuvre du DSA. En effet, la gouvernance des très grandes plateformes est centralisée entre les mains de la Commission (DSA, art. 56, § 3). Tout a ensuite été très vite : Temu a, fin septembre, présenté un rapport d’évaluation des risques ; la Commission, suspectant la vente de marchandises illégales, au sens où elles ne respecteraient pas les normes européennes, mais aussi un risque d’addiction, a ouvert la procédure prévue par l’article 66 du DSA.
Les violations suspectées
En amont de cette décision, dès le 28 juin 2024, la Commission, par application de l’article 67 du DSA, avait demandé à Temu (mais aussi à Shein) de lui préciser le « mécanisme d’avis et d’action» mis en place (ce mécanisme permet aux utilisateurs de notifier les produits illicites), la conception des interfaces en ligne (pour ne pas tromper ou manipuler les utilisateurs via des dark patterns), les modalités de protection des mineurs, la transparence des systèmes de recommandation, la traçabilité des opérateurs et la conformité dès la conception. Le 11 octobre, la Commission avait demandé de nouvelles précisions sur les mesures prises pour lutter contre la vente de produits illicites. La décision prise le 31 octobre 2024 par la Commission lui permet d’enquêter de façon approfondie sur différentes violations du règlement. Sont visées – et cela délimite le champ de l’enquête – des obligations concernant toutes les plateformes (celles de l’art. 27 visant la transparence du système de recommandation) et d’autres spécifiques aux très grandes plateformes (art. 33 s., précisément en l’espèce l’art. 34 sur l’évaluation des risques, l’art. 35 sur l’atténuation des risques, l’art. 38 obligeant les plateformes à offrir à leurs utilisateurs une option qui ne repose pas sur le profilage et l’art. 40 sur l’accès aux données). Concrètement, la Commission va se pencher sur les systèmes mis en place par Temu pour limiter tant la vente de produits non conformes dans l’Union européenne que les risques liés à la conception addictive du service, y compris les programmes de fidélisation s’apparentant à des jeux. Elle va également analyser la manière dont Temu recommande des contenus et des produits aux utilisateurs et vérifier que les utilisateurs ont la possibilité de refuser le profilage.
Le rôle des autorités nationales
Dans sa décision, la Commission mentionne s’être appuyée sur les autorités nationales (les coordinateurs nationaux pour les services numériques). Celles-ci avaient partagé un certain nombre d’informations au sein du Comité européen des services numériques (une plateforme de partage d’informations dénommée Agora a été mise en place par un règl. d’ex. du DSA – règl. d’ex. [UE] n° 2024/607 du 15 févr. 2024). La Commission prend également soin de citer le coordinateur irlandais pour les services numériques qui est l’autorité nationale compétente pour Temu. Cette mention des autorités nationales contraste avec la position adoptée le 14 mars 2024 lors de l’ouverture d’une procédure formelle contre une autre plateforme chinoise, AliExpress (la procédure est encore en cours). La Commission avait alors précisé que les autorités nationales (les coordinateurs pour les services numériques) étaient « relevés » de leurs pouvoirs de surveillance et d’exécution du DSA. L’approche de la Commission reste cohérente. En effet, l’engagement d’une procédure par la Commission « relève le coordinateur pour les services numériques de ses pouvoirs de surveillance et d’exécution » (DSA, art. 66, § 2, al. 3). Aussi la surveillance de Temu appartient-elle à la Commission et non aux autorités nationales. Il n’empêche qu’avant l’ouverture de la procédure, celles-ci ont pu jouer un rôle essentiel, a fortiori, parce qu’elles avaient été saisies de plaintes à l’encontre de Temu à une date où celle-ci n’était pas encore désignée comme très grande plateforme.
Et maintenant ?
L’ouverture de la procédure permet à la Commission d’exercer des pouvoirs d’enquêtes approfondies. Elle est également une étape nécessaire pour que la Commission puisse, d’une part, constater que la très grande plateforme a manqué aux dispositions du DSA et, d’autre part, accepter le cas échéant les engagements pris par cette dernière. Pour mémoire, à la suite de l’ouverture d’une procédure en avril 2024 sur son programme de récompenses, TikTok Lite, TikTok a, dès le mois de juillet 2024, proposé de retirer de l’Union européenne le programme de récompenses TikTok Lite (elle l’avait lancé en France et en Espagne) et de ne pas relancer de programme similaire. Cette proposition d’engagements a été faite avant même qu’un manquement au DSA n’ait été constaté ; peu après, la Commission a pris la décision de rendre ces engagements contraignants et a clos la procédure.
Aucun délai n’encadre la procédure de l’article 66. Sa durée, et la Commission l’indique expressément, dépendra de la complexité de l’affaire, de la coopération de la plateforme et de l’exercice des droits de la défense (à cet égard, v. le règl. d’ex. [UE] n° 2023/1201 de la Commission du 21 juin 2023 relatif aux modalités détaillées de certaines procédures mises en œuvre par la Commission en vertu du DSA)
DSA et protection des consommateurs : des réglementations complémentaires
Les autorités nationales compétentes pour la mise en œuvre du DSA sont supplantées par la Commission. Toutefois la Commission prévoit de coopérer avec elles grâce au groupe de travail consacré aux consommateurs et aux places de marché en ligne au sein du Comité européen des services numériques. En outre, et là aussi, la Commission le dit explicitement, les autorités nationales chargées de la protection des consommateurs restent compétentes et peuvent adopter des mesures d’exécution, en s’appuyant notamment sur le réseau de coopération en matière de protection des consommateurs (réseau CPC ; règl. [UE] n° 2017/2394). Temu fait déjà l’objet d’une enquête coordonnée au sein du réseau. Dans la foulée de l’ouverture de la procédure de mise en œuvre du DSA, ce réseau a, le 8 novembre 2024, enjoint à Temu de se mettre en conformité avec la législation de l’Union européenne en matière de protection des consommateurs. L’action du réseau CPC contre Temu est dirigée par les autorités nationales compétentes de Belgique (Direction générale de l’inspection économique), d’Allemagne (Agence fédérale de l’environnement) et d’Irlande (Commission de la concurrence et de la protection des consommateurs), sous la coordination de la Commission européenne. Elle porte sur de multiples infractions : la pratique de fausses remises donnant l’impression erronée que des produits sont proposés au rabais alors qu’il n’en est rien ; sur les pressions à la vente exercées sur les consommateurs pour qu’ils achèvent leurs achats en recourant à des tactiques telles que des allégations mensongères concernant des stocks limités ou de faux délais d’achat ; la ludification forcée consistant à obliger les consommateurs à jouer à la « roue de la fortune » pour accéder à la place de marché en ligne tout en dissimulant des informations essentielles sur les conditions d’utilisation liées aux récompenses du jeu ; les informations manquantes et trompeuses consistant à afficher des informations incomplètes ou inexactes sur les droits légaux des consommateurs à renvoyer les produits et à obtenir des remboursements ; les faux avis ; l’absence de contact facile pour poser des questions ou introduire des réclamations. Temu dispose d’un délai d’un mois à compter de cette injonction pour répondre aux conclusions du réseau CPC et proposer des engagements. À défaut, il reviendra aux autorités nationales en matière de protection des consommateurs (en France, la DGCCRF) de prendre des mesures d’exécution et notamment infliger des amendes fondées sur le chiffre d’affaires annuel réalisé par Temu dans les États membres concernés. Parallèlement à cette action coordonnée du réseau CPC, différentes autorités nationales de protection des consommateurs (en France, mais aussi en Hongrie et en Pologne) ont d’ores et déjà engagé des procédures à l’encontre de Temu. À la différence de ce qui est prévu pour la mise en œuvre du DSA, ces procédures nationales peuvent se poursuivre sans préjudice de l’action coordonnée au niveau européen.
Ajoutons qu’une action des autorités chargées de la surveillance du marché en application de la directive sur la sécurité générale des produits (Dir. 2001/95/CE) et demain du règlement relatif à la sécurité générale des produits (Règl. [UE] n° 2023/988, qui s’appliquera à compter du 13 déc. 2024) est également envisageable. Par application de ce règlement, les autorités nationales de surveillance du marché peuvent émettre une injonction de retrait pour retirer le produit de l’internet si elles constatent qu’il est dangereux.
Temu est donc dans le collimateur de la Commission, non seulement pour la violation du DSA, mais aussi pour le non-respect d’autres réglementations européennes complémentaires les unes des autres (pour une vue d’ensemble, v. le rapport établi par le BEUC, Taming Temu : why the fastgrowing online marketplace fails to comply with the EU Digital Services Act, mai 2024 ; v. aussi le reportage diffusé par France TV, Envoyé spécial, 14 mars 2024).
© Lefebvre Dalloz