Du nouveau sur le point de départ du délai de prescription applicable aux actions du contentieux privé de la concurrence

Appelée à se prononcer sur la conformité au droit de l’Union du droit espagnol relatif à la prescription des actions du contentieux privé, la Cour de justice a saisi l’occasion de consolider et de préciser sa jurisprudence portant sur la fixation du dies a quo.

S’appuyant sur le principe d’effectivité, la Cour impose aux autorités nationales d’instituer un régime de la prescription qui permette aux actions en indemnisation intentées à la suite d’infractions au droit de la concurrence de prospérer. Ainsi, lorsque les victimes de pratiques anticoncurrentielles entendent fonder leurs demandes sur une décision de sanction prononcée par une autorité nationale de concurrence, le dies a quo ne saurait être fixé avant que la décision de sanction ne devienne définitive. De manière générale, il semble être de bonne méthode de faire courir le délai de prescription à compter de la date de publication de l’arrêt qui confirme la décision prononcée par l’autorité de concurrence.

Depuis le début des années 2000, le contentieux privé de la concurrence se développe à une allure impressionnante. Des arrêts fondateurs jusqu’à la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014, les institutions européennes n’ont pas ménagé leurs efforts afin de faciliter l’exercice des actions en réparation intentées par les victimes de pratiques anticoncurrentielles. Cependant, tout n’a pas encore été dit sur le sujet et, par le présent arrêt, la Cour de justice apporte une précision bienvenue sur le régime de la prescription applicable au private enforcement.

La CNMC, autorité espagnole de la concurrence, a adopté une décision constatant que Nissan Iberia avait participé à une entente jusqu’en 2013. Celle-ci a été publiée en intégralité sur son site internet en 2015. Elle n’est cependant devenue définitive qu’en 2021, lorsque le Tribunal Supremo l’a confirmée. Par la suite, CP, qui s’estimait victime de l’infraction, a intenté en 2023 une action tendant à la condamnation de Nissan Iberia à réparer le préjudice qu’elle aurait subi, à savoir le surcoût supporté lors de l’acquisition de son véhicule automobile. Le débat judiciaire devant le Tribunal de commerce n° 1 de Saragosse a immédiatement porté sur le point de savoir si cette action était ou non prescrite.

Le tribunal estimait que le point de départ du délai de prescription – le dies a quo – devait être fixé à la date de publication de la décision de la CNMC sur son site internet. Cependant, certaines juridictions espagnoles retenaient une autre solution, posant un principe selon lequel le délai de prescription ne peut commencer à courir avant que la décision de sanction ne soit devenue définitive. Le tribunal de commerce a donc sursis à statuer et adressé une question préjudicielle à la Cour de justice, lui demandant de lui indiquer laquelle des deux interprétations était conforme au droit de l’Union. Pour ce faire, la Cour de justice a, en premier lieu, posé le cadre théorique régissant la fixation du dies a quo, avant, en second lieu, de le déterminer concrètement.

Les principes de détermination du point de départ du délai de prescription

Ces principes sont, d’une part, constants et, d’autre part, justifiés par la complémentarité des contentieux public et privé.

Des principes constants quel que soit le texte applicable

Les actions en réparation du préjudice subi du fait de la commission de pratiques anticoncurrentielles ont longtemps été soumises au droit national, avant que les pouvoirs publics européens ne décident, par la directive 2014/104/UE, d’harmoniser les solutions. Aussi, pour répondre à la question posée, la Cour de justice devait nécessairement identifier le droit applicable à l’action. Ce n’est pas chose aisée, car l’article 22 de la directive, relatif aux règles de droit transitoire, est extrêmement bref. La Cour a explicité son contenu dans une affaire Volvo, en établissant une distinction entre dispositions substantielles et procédurales de la directive. S’agissant d’une question de droit substantiel, et non de procédure, puisque l’expiration du délai de prescription conduit à éteindre les droits de la victime, la Cour a opposé la non-rétroactivité des dispositions nouvelles aux situations définitivement réalisées à leur applicabilité immédiate aux situations en cours (CJUE, 1re ch., 22 juin 2022, aff. C-267/20, §§ 31 s., D. 2023. 98 , note R. Amaro ; ibid. 2022. 2255, obs. Centre de droit économique et du développement Yves Serra ; RTD eur. 2022. 788, obs. L. Idot ), selon une logique que Roubier n’aurait pas reniée. D’où la nécessité de répondre à une première question : la situation juridique en cause était-elle en cours ou définitivement réalisée ?

La Cour de justice a opté pour la première branche de l’alternative, en rappelant le critère déjà employé au cœur de l’arrêt Volvo (en ses §§ 48 s.) : la détermination des règles applicables à la prescription d’une action en indemnisation suppose de s’attacher à la date d’expiration du délai en cause. On en déduit que trois situations doivent être distinguées. Tout d’abord, si le délai de prescription est expiré avant l’expiration du délai de transposition de la directive 2014/104/UE – fixé au 27 décembre 2016 –, la situation est définitivement réalisée et il faut lui appliquer le seul droit national. Ensuite, si le délai de prescription est expiré après l’expiration du délai de transposition de la directive, mais avant que cette transposition n’ait eu lieu – et elle s’est ici produite par un décret-loi royal publié le 27 mai 2017 –, le droit national est applicable, mais doit être interprété à la lumière des dispositions de la directive. Enfin, si le délai de prescription expire après la transposition effective, la directive transposée s’applique sans aucun doute.

En l’espèce, il était impossible de déterminer ab initio le droit applicable, puisque le litige portait justement sur le point de départ du délai de prescription ! Pour autant, cette difficulté n’a pas empêché la Cour de justice de répondre à la question posée. En effet, les principes à mettre en œuvre afin de déterminer le dies a quo sont invariables. Tel est le cas lorsque l’on compare la directive transposée et le droit national interprété à la lumière de la directive dont le délai de transposition est expiré. Mais, et c’est le plus intéressant, il en va de même lorsque le délai de transposition n’est pas expiré et que le droit national ancien s’applique. En effet, dans une telle hypothèse, la Cour de justice estime que l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, lu à la lumière du principe d’effectivité, impose d’adopter un mode de raisonnement identique (§§ 48-49). Ceci s’explique par le fait que la Cour entend favoriser la complémentarité des contentieux public et privé.

Des principes justifiés par la complémentarité des contentieux public et privé

Lorsque la Cour de justice affirme que les législateurs et juges nationaux doivent respecter le principe d’effectivité, elle insiste sur le fait que les droits des États membres ne doivent pas rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union. Une solution jurisprudentielle d’une ampleur remarquable, née dans les années 2000, veut en effet que l’effet direct des articles 101 et 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, interdisant les ententes et abus de position dominante, se manifeste au travers d’une reconnaissance large du droit des victimes de pratiques anticoncurrentielles à demander réparation de leurs préjudices (v. pour les arrêts fondateurs, CJUE 20 sept. 2001, Courage et Crehan, aff. C-453/99, RTD com. 2002. 398, obs. S. Poillot-Peruzzetto ; RTD eur. 2002. 103, chron. L. Idot ; Rev. UE 2015. 378, étude N. Ereseo ; 13 juill. 2006, Manfredi, aff. jtes C-295/04 à C-298/04, RTD eur. 2008. 313, chron. J.-B. Blaise et L. Idot ).

L’idée est de maximiser l’effet utile des articles 101 et 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (§§ 50-52). À ce titre, il est particulièrement judicieux de faciliter le développement des actions en indemnisation – le contentieux privé. En effet, les dommages et intérêts versés par les entreprises fautives viennent alors s’ajouter aux sommes déjà déboursées au titre des amendes prononcées par les autorités de concurrence dans le cadre du contentieux public. Le caractère dissuasif des sanctions prononcées à l’encontre des entreprises contrevenantes est alors largement renforcé (§§ 53-54). L’expérience démontre d’ailleurs que cette aggravation de la sanction peut prendre des proportions tout à fait impressionnantes : que l’on songe à l’affaire dite du « cartel des camions », qui fait encore parler d’elle alors que l’amende a été prononcée par la Commission il y a presque dix ans (Comm. 19 juill. 2016, aff. AT.39824) !

Le régime de la prescription constitue un rouage central dans l’articulation des deux contentieux (v. déjà, R. Amaro, Le contentieux privé des pratiques anticoncurrentielles, préf. M. Béhar-Touchais, avant-propos G. Canivet, Bruylant, 2014, p. 262 s., nos 230 s.). En effet, les actions intentées au titre du contentieux privé ne possèdent de réelles chances de succès que lorsqu’elles font suite à une décision d’une autorité de concurrence ayant constaté l’existence de l’infraction. Pour ces actions dites « follow on », il est indispensable que le contenu de la décision adoptée auparavant soit parfaitement fiable, puisque ce sont les informations ainsi révélées qui conditionnent la réussite de l’action en indemnisation. Si elle est intentée trop tôt, sur le fondement d’informations parcellaires ou susceptibles d’être remises en cause, elle risque grandement d’échouer. Aussi, fixer le dies a quo de manière anticipée, c’est entraver l’essor du contentieux privé et, par ricochet, porter atteinte à l’effet utile des articles 101 et 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (§§ 55-56). Les victimes poussées à agir précipitamment en raison du régime de la prescription ne sont pas encouragées à faire valoir leurs droits dans les meilleures conditions qui soient. Cette donnée est fondamentale lorsqu’il s’agit de se prononcer sur la conformité du droit national au droit de l’Union.

Une fois ce cadre théorique établi, la Cour de justice n’avait plus qu’à l’appliquer en pratique à l’espèce ayant donné lieu à la formulation de la question préjudicielle.

La détermination concrète du point de départ du délai de prescription

Le délai de prescription ne saurait courir avant que l’infraction ait pris fin, ce qui n’était pas contesté. L’essentiel est ailleurs : il ne pourrait pas davantage commencer à s’écouler avant que la victime puisse véritablement s’appuyer sur la décision de sanction qui sert de fondement à son action, ce qui rappelle l’adage contra non valentem agere non currit praescriptio. Alors, le dies a quo ne saurait être fixé avant que cette décision soit, d’une part, devenue définitive et, d’autre part, publiée.

Une impossibilité : fixer le dies a quo avant que la décision de sanction ne soit définitive

De quelles informations, contenues dans la décision de sanction, celui qui intente une action en réparation a-t-il besoin ? Selon la Cour de justice, elles sont au nombre de quatre : le raisonnement classique en matière de responsabilité suppose de connaître l’existence de l’infraction, du lien de causalité et du préjudice, mais également l’identité de l’auteur de la pratique anticoncurrentielle (§§ 58-59). Ce n’est qu’une fois que ces informations sont connues que la victime peut agir avec une chance raisonnable de succès.

Or, toute la question était précisément de déterminer la date à laquelle la victime pouvait raisonnablement compter sur ces informations. Est-ce à la date de publication de la décision de l’autorité nationale de concurrence, comme l’estime la juridiction de renvoi ? Ou bien après que la décision de sanction est devenue définitive ? La Cour de justice a opté pour la deuxième branche de l’alternative, au terme d’un raisonnement qui emporte la conviction : le juge national, appelé à statuer sur une demande d’octroi de dommages et intérêts, n’est pas lié par une décision de l’autorité de concurrence qui ne serait pas devenue définitive. Si une telle décision faisait l’objet d’un recours en annulation, le juge du contentieux privé, saisi avant l’introduction de ce recours, ne pourrait considérer la pratique anticoncurrentielle comme assurément établie, dans l’attente de l’issue du recours. Le demandeur à l’action en réparation aurait alors bien du mal à faire valoir ses droits (§§ 60-67).

La Cour de justice semble donc considérer que les droits nationaux doivent nécessairement prévoir un dies a quo postérieur au jour auquel la décision de sanction prononcée par l’autorité de concurrence est devenue définitive (§ 67). Une légère nuance doit cependant être apportée à cette observation. On pourrait ainsi imaginer un droit national qui soit conforme au droit de l’Union tout en faisant courir le délai de prescription avant cette date, si tant est que les autres dispositions composant le régime de la prescription sauvegardent les droits du demandeur. Pour ce faire, il faudrait qu’elles prévoient une suspension ou interruption du délai de prescription, ou une interruption de la procédure, qui soit à la fois automatique dès qu’un recours en annulation est mis en œuvre et qui dure jusqu’à la publication de la décision de sanction devenue définitive (sur ces questions, rappr. CJUE, gr. ch., 18 avr. 2024, Heureka Group, aff. C-605/21, D. 2024. 772 ; RTD eur. 2024. 715, obs. L. Idot ). L’idée est intéressante : permettre aux victimes d’agir rapidement, puis suspendre l’écoulement du délai ou le déroulement de la procédure, évite que la preuve du préjudice subi ne soit particulièrement complexe à rapporter, longtemps après la commission de la pratique anticoncurrentielle. Le droit espagnol ne prévoit cependant pas de telles règles (§§ 68-73).

Une nécessité : fixer le dies a quo à la publication de la décision définitive de sanction

Une fois cette interprétation formulée, il ne restait plus à la Cour de justice qu’à définir précisément le dies a quo : il s’agit du jour à la date duquel les informations contenues dans la décision de sanction devenue définitive ont été rendues publiques de manière appropriée. Il en va ainsi lorsque l’arrêt écartant le recours en annulation a été « officiellement publié, [qu’il est] librement accessible par le grand public et que la date de sa publication [ressort] de manière claire de celle-ci » (§ 75). De ce fait, la présente décision constitue un complément intéressant de l’arrêt Volvo, déjà cité. La Cour y avait estimé qu’il n’était pas possible de considérer que la victime avait raisonnablement pris connaissance des informations pertinentes lors de la publication d’un communiqué de presse de la Commission, le délai ne pouvant courir avant que le résumé de sa décision soit publié au Journal officiel (CJUE 22 juin 2022, Volvo, aff. C-267/20, préc., § 71).

En l’espèce, l’écoulement du délai de prescription n’était envisageable qu’à partir de l’année 2021, puisque c’est au cours de cette année que le Tribunal Supremo a publié son arrêt rendant définitive la décision de sanction prononcée par la CNMC. Aussi, si l’on en revient aux principes de droit transitoire énoncés plus tôt, il faut en déduire que le droit issu de la directive transposée doit s’appliquer à la présente affaire. En effet, celui-ci est applicable en présence d’un délai de prescription qui expire après le 27 mai 2017, ce qui ne fait aucun doute s’agissant d’un délai commençant à courir en 2021 (§§ 76-80). La Cour de justice en déduit fort logiquement que l’action de la victime ne semble pas prescrite. L’article 74 de la Ley 15/2007 de defensa de la competencia modifié par la transposition de la directive prévoyant un délai de prescription de cinq ans pour les actions en réparation des préjudices subis du fait d’une pratique anticoncurrentielle, on peut considérer que la victime a agi dans les délais. Son action a été intentée en mars 2023, or la prescription n’aurait été acquise qu’en 2026.

La Cour de justice livre donc une décision parfaitement équilibrée. Les entreprises sanctionnées par une autorité de concurrence ne sauraient s’en plaindre, car leur droit à un recours contre la décision de sanction est préservé. Les victimes, quant à elles, peuvent intenter dans les meilleures conditions qui soient leurs actions en réparation, sans être sommées d’agir en urgence. Droits de la défense et effectivité du contentieux privé sont ainsi conciliés.

 

CJUE 4 sept. 2025, aff. C-21/24

par Charlie Lledo, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles, Université Reims Champagne-Ardenne, CEJESCO (UR 4693)

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