Du point de départ de l’action en restitution consécutive à une clause abusive
Dans deux arrêts rendus le 25 avril 2024, la Cour de justice de l’Union européenne continue à examiner les incidences du droit de la prescription extinctive sur le contrôle des clauses abusives issu de la directive 93/13/CEE.
La lutte contre les clauses abusives reste une préoccupation majeure du droit de la consommation en raison de la directive 93/13/CEE, laquelle génère des renvois préjudiciels nombreux chaque année (v. pour les dernières décisions à ce titre, CJUE 21 mars 2024, S.R.G. c/ Profi Credit Bulgaria EOOD, aff. C-714/22, Dalloz actualité, 29 mars 2024, obs. C. Hélaine ; 29 févr. 2024, Eventmedia Soluciones SL c/ Air Europa Líneas Aéreas SAU, aff. C-11/23, Dalloz actualité, 7 mars 2024, obs. C. Hélaine ; 25 janv. 2024, aff. C-810/21 à C-813/21, Dalloz actualité, 6 févr. 2024, obs. C. Hélaine ; 23 nov. 2023, aff. C-321/22, Dalloz actualité, 4 déc. 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 650, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud
; RCJPP 2024. 69, chron. K. De La Asuncion Planes
). L’une des difficultés consiste souvent à pouvoir combiner efficacement ce droit exigeant avec les obstacles procéduraux sur son chemin comme la prescription des actions en restitution de frais acquittés par le consommateur. Cette thématique commune est au cœur de deux arrêts C-561/21, GP, BG c/ Banco Santander SA et C-484/21, F C C, M A B c/ Caixabank SA, anciennement Bankia SA rendus par la Cour de justice de l’Union européenne le 25 avril 2024.
Rappelons brièvement les principaux faits ayant donné lieu aux renvois préjudiciels.
- Dans l’affaire C-561/21, des consommateurs concluent un contrat de prêt hypothécaire le 29 juin 1999 qui comporte une clause mettant à leur charge le paiement de tous les frais engendrés par le contrat. Le 28 octobre 2017, les emprunteurs introduisent une requête pour obtenir l’annulation de cette clause et le remboursement des sommes ainsi réglées. Un débat se noue dès la première instance sur la prescription applicable. En appel, l’Audiencia Provincial de Barcelona (la Cour provinciale de Barcelone) considère qu’une partie de l’action est prescrite en faisant partir le point de départ de la prescription au moment des paiements indus. Le litige arrive devant le Tribunal Supremo (la Cour suprême espagnole) qui hésite sur le sort à donner à cette affaire. Elle s’interroge, en effet, sur le point de départ du délai de prescription de l’action en restitution des montants payés en vertu d’une clause abusive quand une juridiction suprême rend une série de décisions jugeant le caractère abusif des clauses mettant à la charge du consommateur les frais relatifs au contrat. Mais ce point de départ lui semble délicat dans la mesure où un consommateur standard ne serait peut-être pas informé de la jurisprudence en cause. C’est dans ce contexte que la Cour suprême espagnole décide de surseoir à statuer et de renvoyer les questions suivantes :
1) « Est-il conforme au principe de sécurité juridique d’interpréter l’article 6, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 1, de la [directive 93/13] en ce sens que le délai de prescription de l’action en restitution des sommes versées en vertu d’une clause abusive ne commence à courir qu’à compter de la constatation de la nullité de ladite clause par un jugement définitif ?
2) Si une telle interprétation n’est pas conforme au principe de sécurité juridique, [l’article 6, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 1,] de la directive 93/13 s’opposent-ils à une interprétation en vertu de laquelle le délai de prescription [de l’action en restitution des sommes versées en vertu d’une clause abusive] commence à courir à la date des arrêts du Tribunal Supremo (Cour suprême) qui ont établi la jurisprudence relative aux effets restitutifs [découlant de l’annulation d’une telle clause] (arrêts du 23 janvier 2019) ?
3) Si [l’article 6, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 1, de la directive 93/13] s’opposent à une telle interprétation, s’opposent‑ils également à celle en vertu de laquelle le délai de prescription [de l’action en restitution des sommes versées en vertu d’une clause abusive] commence à courir à la date des arrêts de la [Cour] dans lesquels cette dernière a jugé que l’action en restitution pouvait être soumise à un délai de prescription (notamment l’[arrêt du 9 juillet 2020, Raiffeisen Bank et BRD Groupe Société Générale (C‑698/18 et C‑699/18, EU:C:2020:537),] ou l’[arrêt du 16 juillet 2020, Caixabank et Banco Bilbao Vizcaya Argentaria (C‑224/19 et C‑259/19, EU:C:2020:578)], confirmant l’arrêt précédent) ? »
- Dans l’affaire C-484/21, les faits sont assez proches. Des consommateurs concluent un prêt hypothécaire en 2007. Le même type de clause relative au paiement par le consommateur de tous les frais s’y trouve par ailleurs. Le Juzgado de Primera Instancia n° 50 de Barcelona (le Tribunal de première instance n° 50 de Barcelone) annule la stipulation litigieuse le 2 mai 2019. Voici que nos consommateurs décident alors le 23 février 2021 d’introduire un recours devant la juridiction de renvoi, le Juzgado de Primera Instancia n° 20 de Barcelona (le Tribunal de première instance n° 20 de Barcelone) tendant au remboursement des sommes acquittées au titre de la clause relative aux frais. La banque oppose la prescription dans la mesure où il faudrait fixer le point de départ de celle-ci à la constitution de l’hypothèque tandis que les consommateurs voient ce point de départ au moment du prononcé judiciaire de la nullité des clauses litigieuses. La juridiction saisie hésite sur le sort à donner à l’affaire car, selon elle, plusieurs points de départ peuvent être justifiés au sens de la directive 93/13/CEE (aff. C-484/21, pt n° 12). Elle décide donc également de surseoir à statuer et de poser les questions préjudicielles suivantes :
1) « Est-il conforme au principe de sécurité juridique d’interpréter l’article 6, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 1, de la [directive 93/13] en ce sens que le délai de prescription de l’action en restitution des sommes versées en vertu d’une clause abusive ne commence à courir qu’à compter de la constatation de la nullité de ladite clause par un jugement définitif ?
2) Si une telle interprétation n’est pas conforme au principe de sécurité juridique, [l’article 6, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 1,] de la directive 93/13 s’opposent-ils à une interprétation en vertu de laquelle le délai de prescription [de l’action en restitution des sommes versées en vertu d’une clause abusive] commence à courir à la date des arrêts du Tribunal Supremo (Cour suprême) qui ont établi la jurisprudence relative aux effets restitutifs [découlant de l’annulation d’une telle clause] (arrêts du 23 janv. 2019) ?
3) Si [l’article 6, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 1, de la directive 93/13] s’opposent à une telle interprétation, s’opposent‑ils également à celle en vertu de laquelle le délai de prescription [de l’action en restitution des sommes versées en vertu d’une clause abusive] commence à courir à la date des arrêts de la [Cour] dans lesquels cette dernière a jugé que l’action en restitution pouvait être soumise à un délai de prescription (notamment l’[arrêt du 9 juillet 2020, Raiffeisen Bank et BRD Groupe Société Générale (C‑698/18 et C‑699/18, EU:C:2020:537),] ou l’[arrêt du 16 juillet 2020, Caixabank et Banco Bilbao Vizcaya Argentaria (C‑224/19 et C‑259/19, EU:C:2020:578)], confirmant l’arrêt précédent) ? »
Nous allons examiner les réponses apportées dans les deux arrêts du 25 avril 2024. À des fins de meilleure compréhension, nous les traiterons par thématiques sans nécessairement suivre l’ordre des deux affaires.
Sur la question de principe du point de départ de la prescription
La première question de l’affaire C-561/21 et les première et troisième questions de l’affaire C-484/21 présentent une difficulté récurrente en jurisprudence sur la fixation du point de départ de l’action en restitution des frais acquittés par le consommateur au titre d’une clause déclarée abusive au jour où la décision judiciaire constate ce caractère (pour l’aff. C-561/21) ou au jour du paiement (pour l’aff. C-484/21).
Les paragraphes nos 21 à 42 de l’affaire C-561/21 sont construits en miroir des paragraphes nos 21 à 37 de l’affaire C-484/21. On retrouve, en ce sens, un passage désormais très connu en droit économique de l’Union concernant l’autonomie procédurale des États membres dans la mesure où la prescription est bien une question procédurale (aff. C-561/21, pt n° 25 ; aff. C-484/21, pt n° 22). Ceci n’empêche pas, principe d’effectivité oblige, la Cour de justice à procéder à l’interprétation de la directive en la matière.
Les constantes habituelles sont ensuite rappelées, comme pour chaque arrêt étudiant les délais de prescription en matière de clauses abusives, notamment sur l’analyse des caractéristiques dudit délai. Le paragraphe n° 32 de l’arrêt C-561/21 permet de préciser de nouveau ainsi que, tant que le délai de quinze ans de l’affaire au principal est « établi et connu d’avance », celui-ci ne s’oppose pas à la directive 93/13/CEE. Cette durée est suffisante pour la Cour de justice afin de permettre au consommateur d’obtenir son dû. Mais cette affirmation est très vite tempérée par un leitmotiv lancinant du droit de la consommation, à savoir la situation d’infériorité des consommateurs à l’égard des professionnels, notamment sur leurs connaissances juridiques pour déterminer si une clause abusive se trouve dans leur contrat (aff. C-561/21, pt n° 33 ; aff. C-484/21, pt n° 28). C’est d’ailleurs précisément pour cette raison que la question du point de départ occupe la Cour de justice dans ces deux arrêts.
Ce point de départ ne peut pas être placé au jour de la conclusion du contrat puisque le consommateur doit avoir « une connaissance certaine de l’irrégularité de cette clause » (aff. C-561/21, pt n° 35). Par ailleurs, et c’était le fond des première et troisième questions préjudicielles dans l’affaire C-484/21, ce même point de départ ne peut pas non plus être situé au moment du paiement des frais litigieux, ou en tout état de cause, avant que la nullité de la clause ait été constatée. En réalité, les questions se rejoignent très exactement puisque le moment du paiement des frais avait été réalisé, dans le dossier C-484/21, au stade de la conclusion du contrat.
Nihil novi sub sole : le point de départ pertinent de la prescription ne peut être que la date à laquelle la décision qui juge abusive la clause acquiert son caractère définitif. Ce n’est qu’à ce moment que l’information du consommateur est suffisamment mûre pour qu’un délai de prescription commence à courir s’agissant de l’action en restitution.
Il n’en reste pas moins que conformément à la jurisprudence de ces dernières années de la Cour de justice, le professionnel peut tout à fait prouver que le consommateur avait connaissance du caractère abusif de la clause avant que le jugement puisse constater le caractère abusif. Sur ce point, les difficultés probatoires sont nombreuses. Le professionnel peut, par exemple produire des courriers envoyés à son service juridique permettant de démontrer le niveau de connaissance du consommateur sur le caractère abusif desdites clauses invitant à déplacer ainsi le point de départ de la prescription à son avantage pour contrecarrer l’action en restitution des frais consécutive au caractère abusif de la clause standardisée en question.
Par conséquent, les arrêts étudiés confirment ce que nous savions déjà sur le délai de prescription de l’action en restitution de frais acquittés par le consommateur. Le point de départ pertinent se situe au jour où le jugement prononçant le caractère abusif devient définitif.
Sur l’incidence d’un arrêt antérieur prononcé par une juridiction suprême dans une affaire distincte
Une seconde question concerne l’incidence que peut avoir un revirement de jurisprudence ou, du moins, une jurisprudence nouvelle qui viendrait déclarer abusive une clause standardisée dans une série d’arrêts rendue par une juridiction suprême. Peut-on faire courir le délai de prescription à partir de la date de ces arrêts rendus dans des affaires distinctes ? La deuxième question de l’affaire C-561/21 recoupe ainsi la deuxième de l’affaire C-484/21. On retrouve alors des constructions en miroir dans les deux décisions.
On perçoit immédiatement la difficulté dans la mesure où le professionnel peut profiter de son statut pour connaître la jurisprudence en question, au contraire du consommateur qui peut ne pas avoir connaissance de ladite situation juridique des clauses contenues dans son contrat. Selon la Cour de justice, une telle interprétation reviendrait d’ailleurs à « accentuer ainsi la situation d’infériorité de ce dernier que la directive 93/13 vise à pallier » (aff. C-484/21, pt n° 40 ; aff. C-561/21, pt n° 47). Le raisonnement s’explique d’une manière assez pertinente en raison de la « passivité » du professionnel en pareille situation (aff. C-484/21, pt n° 46). Le service juridique de l’établissement bancaire doit, en tout état de cause, disposer de plus de moyens pour suivre l’évolution jurisprudentielle des clauses du contrat. L’accentuation de la situation d’infériorité puise ses sources dans ce constat simple mais, disons-le, assez efficace pour asseoir le raisonnement de la Cour de justice dans propre lignée jurisprudentielle.
On retrouve le même motif qu’habituellement quand une question préjudicielle interroge la connaissance du consommateur au sujet d’une situation jurisprudentielle, à savoir l’idée selon laquelle on ne peut pas attendre de ce dernier qu’il mène des recherches juridiques et ce même s’il s’agit d’arrêts rendus par la juridiction suprême d’un État membre. En ce sens, la Cour de justice de l’Union européenne en revient à une lecture exigeante mais, sur ce point au moins, conforme aux textes, celle d’une prise en compte individualisée de la situation abusive de la clause. Par conséquent, il est tout à fait normal de ne pas pouvoir faire partir le point de départ du délai de prescription des arrêts ayant jugé que la clause en question, aussi standardisée soit-elle, était abusive dans des affaires où le consommateur n’est pas partie.
Il n’est, en effet, pas possible eu égard à la jurisprudence rendue ces dernières années d’attendre un raisonnement différent de la Cour de justice. Reste à savoir si on peut transposer cette orientation sur ses propres arrêts qui disposent d’une publicité importante dans toute l’Union européenne.
Sur l’incidence d’arrêts de la Cour de justice elle-même
La troisième question de l’affaire C-561/2c-484/211 vise à déterminer s’il est possible de décaler le point de départ de la prescription de l’action en restitution des frais acquittés au moment où certains arrêts de la Cour de justice ont pu préciser que des délais de prescription ne s’opposaient pas à la directive 93/13/CEE quant à cette action en restitution.
Les développements précédemment évoqués ont vocation à s’appliquer aussi à cette question et ce en dépit de l’origine des réponses jurisprudentielles, ici de la Cour de justice de l’Union elle-même (aff. C-561/21, pt n° 56). Le consommateur moyen n’a, en effet, pas connaissance de ses positions malgré un mode de publicité très important et probablement plus élevé que celui d’une juridiction nationale, au moins en raison de la multi-traduction.
Ajoutons que la lecture d’une décision rendue par cette juridiction peut ne pas aider le consommateur à comprendre ses propres droits spécifiquement. En tout état de cause, même les juristes ont parfois du mal à en interpréter les contours exacts eu égard à la technicité à l’œuvre. Comme le rappelle la Cour de justice au paragraphe n° 58, cette dernière ne peut pas juger au fond la nature abusive des clauses concernées par les renvois préjudiciels. Par conséquent, aucun report du point de départ au jour des arrêts rendus par la Cour de justice elle-même ne saurait pouvoir s’entendre. La précision a du sens dans la mesure où l’arrêt applique la même méthodologie à ses propres décisions qu’à celles des juridictions des États membres, ce qui paraît important pour éviter des contradictions sur la situation d’infériorité dans laquelle se trouve le consommateur au sens des décisions rendues.
Voici donc deux arrêts intéressants qui continuent de dessiner le sort de la prescription extinctive en matière de clauses abusives.
CJUE 25 avr. 2024, aff. C-561/21
CJUE 25 avr. 2024, aff. C-484/21
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