Éditeurs de Presse – Croisade contre X

Par deux ordonnances de référé du 23 mai 2024, l’AFP et les éditeurs de presse ont obtenu une décision importante contre X (ex-Twitter) : la société Twitter est condamnée par le Tribunal judiciaire de Paris à fournir aux éditeurs de presse et à l’AFP les informations permettant de calculer leur rémunération due en contrepartie de l’exploitation de leurs publications de presse sur X.

Ces deux décisions sont l’illustration du refus assumé des sociétés Twitter (le nom des personnes morales n’a pas changé à la suite du changement de nom de la plateforme par son nouveau propriétaire Elon Musk) de promouvoir une information de qualité parmi les contenus diffusés sur la plateforme de microblogging maintenant appelée X.

Ces décisions ont reçu une importante couverture médiatique, y compris dans la presse généraliste, ce qui ne manque pas d’étonner tant il s’agit d’une application logique de la loi sur le droit voisin des agences et éditeurs de presse. Pourquoi une telle médiatisation ? Parce que l’on ne s’étonne plus du fait que des « GAFAM », à l’instar de X, se refusent d’appliquer le droit du pays dans lequel ils diffusent des contenus. Le fait qu’ils y soient, parfois, contraints par le juge devient alors une information intéressante.

De l’adoption d’un droit…

En juillet 2019, la France était le premier État membre de l’Union européenne à transposer en droit national le nouveau droit exclusif prévu dans la directive (UE) 2019/790 du 17 avril 2019, au profit des agences et éditeurs de presse.

Pourquoi un tel droit voisin ? Le Tribunal judiciaire de Paris le rappelle dans ses ordonnances : « une presse libre et pluraliste est indispensable pour garantir un journalisme de qualité et l’accès des citoyens à l’information, alors qu’elle apporte une contribution fondamentale au débat public et au bon fonctionnement d’une société démocratique ».

C’est en réaction à la pratique des moteurs de recherche et plateformes qui agrégeaient les informations produites par les agences et éditeurs de presse que le législateur a créé ce nouveau droit, inséré à l’article L. 218-1 du code de la propriété intellectuelle. Désormais, en contrepartie des exploitations en ligne des publications de presse, une rémunération doit être reversée aux éditeurs et agences de presse qui ont investi dans la production de ces contenus.

Twitter est connu pour le nombre limité de caractères imposé à ses utilisateurs : 140 caractères initialement. 280 depuis 2017. Mais sur Twitter, devenu X, peuvent également être partagés des liens hypertextes de contenus diffusés ailleurs sur internet. Ces liens génèrent, dans le tweet, un visuel avec une image, le titre de la publication de presse et un extrait.

L’AFP et les éditeurs de presse ont, eux-mêmes, des comptes sur X (ex-Twitter) qu’ils alimentent en partageant des liens vers des publications diffusées sur leurs propres sites internet. Les utilisateurs de X peuvent également partager de tels contenus dans leurs propres tweets, ou en repartageant les tweets de l’AFP et des éditeurs de presse.

Ces tweets sont likés, commentés, repartagés, l’information circule, nourrit les algorithmes de la plateforme, génère du trafic et des recettes publicitaires.

Dès lors, le nouvel article L. 218-4 du code de la propriété intellectuelle prévoit une rémunération, au titre de ce nouveau droit voisin, pour la reproduction et la communication au public des publications de presse sous une forme numérique. La rémunération doit être « assise sur les recettes de l’exploitation de toute nature, directes ou indirectes ou, à défaut, évaluée forfaitairement ». Elle doit prendre en compte les investissements réalisés par les éditeurs et les agences de presse, la contribution des publications de presse à l’information ainsi que l’importance de l’utilisation des publications de presse par les services de communication au public en ligne.

Pour s’assurer de l’effectivité de ce droit, le législateur a ajouté que ces « services de communication au public en ligne » devaient fournir aux titulaires de droits tous les éléments d’information relatifs aux utilisations des publications de presse par leurs usagers, ainsi que les éléments nécessaires à une évaluation transparente de cette rémunération (CPI, art. L. 218-4, al. 3).

… à sa mise en œuvre

À compter de 2020, les éditeurs de presse et l’AFP se sont rapprochés de Twitter pour que soit mis en place ce nouveau dispositif de rémunération. Au terme de trois années d’échanges infructueux et alors qu’aucun élément visé par le code de la propriété intellectuelle n’a été fourni aux titulaires de droits, l’AFPLe Figaro, Le Monde, le Nouvel Obs, Telerama, le Courrier international, Malesherbes Publications et le Huffington Post assignaient les sociétés Twitter irlandaise et française.

Les demanderesses ont fondé leur demande de communication sur l’article 145 du code de procédure civile. Cet article permet d’obtenir, sur requête ou en référé, des mesures d’instruction dites in futurum « s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige ». Ce n’est donc pas en sa qualité de juge de l’urgence et de l’évidence que le juge des référés a été ici saisi.

Ainsi, le juge des référés ne prononce pas contre Twitter une injonction d’avoir à respecter les dispositions de l’article L. 218-4 alin3 du code de la propriété intellectuelle. Il ordonne la communication d’informations en prévision d’un procès futur, à savoir : une action en paiement dirigée contre les sociétés Twitter au titre du droit voisin des demanderesses.

La litanie des arguments dilatoires en défense écartée par le juge

En défense, c’est une mécanique bien connue des praticiens du droit de l’internet qui est déroulée par Twitter pour tenter de faire échec aux demandes formées par les ayants droit.

Quelques arguments de procédure d’abord :

Twitter demande un sursis à statuer dans l’attente d’une décision de la Cour de jutice de l’Union européenne saisie par un tribunal italien : demande refusée par le Tribunal judiciaire de Paris.

Twitter soulève l’irrecevabilité des demandes pour défaut d’intérêt à agir des demanderesses, et invoque que ces dernières n’auraient pas de motif légitime pour fonder leur demande en application de l’article 145 du code de procédure civile : ce moyen est rejeté par le tribunal judiciaire.

Twitter invoque que la demande de communication des éléments en application des dispositions du code de la propriété intellectuelle relèverait du juge du fond, et que la demande serait trop générale et disproportionnée : arguments également rejetés par le tribunal.

Autre défense usuelle des « plateformes » : la prétendue impossibilité technique de se soumettre à la loi :

« Trop compliqué » dit Twitter au juge, prétendant être dans « l’impossibilité technique » de réaliser les mesures sollicitées. Il lui est demandé de fournir les informations suivantes : le nombre d’impressions et de clics pour les publications des demanderesses ; la part estimée de ces impressions sur Twitter/X en France par rapport au nombre total des impressions ; les informations sur les requêtes en lien avec ces publications ; les revenus publicitaires que cela a générés et une description du fonctionnement des algorithmes conduisant à afficher ces publications. Le tout depuis 2019, à l’entrée en vigueur de la loi nouvelle.

Le juge refuse de considérer que celui qui conçoit, crée et exploite la plateforme ne serait pas en mesure de respecter le droit applicable à cette activité.

Autre défense usuelle des « plateformes » : la prétendue impossibilité juridique de se soumettre à la loi :

Les informations seraient, selon Twitter, couvertes par le secret des affaires et donc non communicables. Le juge oppose que Twitter n’explique pas en quoi les informations demandées seraient couvertes par le secret des affaires et ajoute qu’en tout état de cause, cela ne fait pas automatiquement obstacle à des mesures in futurum en application de l’article 145 du code de procédure civile.

Les traditionnels arguments de droit européen sont, sans surprise, également soulevés :

Twitter demande que le droit national soit interprété à la lumière de la directive européenne qu’il transpose, ce qui impliquerait d’exclure la communication des informations objet de la demande. Le Tribunal judiciaire de Paris rejette ces arguments considérant que la loi française a, comme cela lui était permis, assuré un niveau de protection plus élevé que l’harmonisation prévue par la directive.

Pour finir, Twitter argue du fait que l’obligation de communication imposée par le droit français serait contraire à la directive 2000/31/CE (Dir. du 8 juin 2000 sur le commerce électronique) car elle imposerait une obligation supplémentaire à celle applicable à un service de la société de l’information établi dans un autre état membre, obligation qui serait contraire aux règles européennes de libre circulation des services.

Le tribunal rejette également ce dernier argument, jugeant que l’obligation de communication s’applique à tout opérateur, sans distinction d’origine. Il ajoute surtout que cette obligation est l’accessoire de droits patrimoniaux. C’est donc une règle régissant des relations entre particuliers, et pas une contrainte mise en œuvre par un État membre.

La stratégie de défense de Twitter est, manifestement, de retarder, autant que possible, la sanction et le moment où il faudra payer. Dans un contentieux entre les exploitants d’une plateforme d’envergure mondiale et des ayants droit français, la stratégie est d’épuiser ses adversaires. Goliath contre David.

Et peut-être également d’épuiser les juges… Mais le juge parisien répond point par point aux arguments soulevés, et ne se laisse pas instrumentaliser. Sauf sur un point : la société Twitter France est mise hors de cause.

Twitter France est étonnamment mise hors de cause

De façon laconique, le juge reprend pour son compte l’argument des sociétés défenderesses selon lesquelles « X » serait exploité par la société Twitter International Unlimited Company, société de droit irlandais et la société Twitter France n’exploiterait pas la plateforme.

Pourtant, si ce n’est contribuer à l’exploitation de « X », quelle est donc l’activité de la société Twitter France SAS créée en 2012 dont le siège social est situé rue de la Paix à Paris et qui, d’après les registres publics, réalisait en 2021 un chiffre d’affaires de plus de douze millions d’euros, et employait une cinquantaine de collaborateurs ?

La théorie jurisprudentielle des « gares principales », développée à la fin du XIXe siècle, permettait d’attraire en justice une société là où elle avait des succursales ou établissements. Il a donc été admis, en son temps, que lorsqu’une personne morale avait une présence économique dans un endroit, elle répondait de ses actes devant les tribunaux de cet endroit. Pour que la justice soit accessible et effective, il fallait qu’elle dépasse la contrainte imposée par la localisation du siège social. Éluder le rôle de la société française Twitter dans les activités de Twitter en France, et la capacité de demander à Twitter de répondre de ses actes en la personne de sa filiale, risque de priver les justiciables des moyens effectifs de faire respecter leurs droits.

En effet, rappelons que tous les délais de procédure sont augmentés de deux mois au profit des sociétés étrangères (C. pr. civ., art. 643, al. 2). Dans cette affaire, si appel était interjeté, les ayants droit auront un mois pour faire appel, Twitter trois mois. Les ayants droit auront trois mois pour produire des conclusions d’appel, Twitter en aura cinq. Rappelons également que mettre en œuvre des mesures d’exécution à Dublin est plus long, complexe et cher que le faire à Paris. La rupture d’égalité est patente, à la faveur de Twitter, alors qu’est en cause l’exploitation de contenus produits par les éditeurs de presse français à destination d’un public résidant en France.

Et ensuite ?

La société irlandaise Twitter International Unlimited Company dispose d’un délai de deux mois pour communiquer aux ayants droit les informations requises. À défaut, Twitter sera tenue à une astreinte de 2 000 € par jour de retard si elle ne transmet pas les éléments à l’AFP et de 3 000 € par jour de retard si elle ne les transmet pas aux éditeurs de presse. Astreinte que le juge a décidé de limiter à une durée de six mois.

Le coût du refus d’exécuter les ordonnances du juge français est aisément évaluable : 900 000 € à la charge de Twitter. Outre 95 000 € d’article 700 du code de procédure civile.

On se souviendra du refus de la même société Twitter International Unlimited Company d’exécuter une ordonnance du 6 juillet 2021 dans une procédure initiée par des associations de lutte contre le racisme et l’antisémitisme demandant que l’exploitant de la plateforme de microblogging justifie des mesures mises en œuvre pour lutter contre la propagation de messages à caractère haineux, racistes ou homophobes comme la loi lui impose.

Le Tribunal judiciaire de Paris avait ordonné à la société irlandaise Twitter de communiquer ces informations. Twitter ne les ayant pas fournies, son appel a été radié en mars 2023 (Cass., ord., 23 mars 2023, n° 22-13.600, Dalloz IP/IT 2023. 330, obs. E. Berezkina ; Légipresse 2023. 137 et les obs. ; ibid. 2024. 257, obs. N. Mallet-Poujol ). Twitter s’est-elle exécutée depuis ? Il serait intéressant de le savoir.

Twitter démontre, par sa défense dans ces deux procédures, qu’elle n’entend ni lutter contre la prolifération de contenus haineux, ni valoriser la diffusion d’informations de qualité.

La loi prévoit que ceux qui ont investi dans la production de l’information doivent percevoir une rémunération de ceux qui l’exploitent. Il est du rôle essentiel du juge dans un État de droit de prendre des sanctions qui régulent de façon efficace l’espace numérique.

Et après les réseaux sociaux, c’est à l’intelligence artificielle que les agences et éditeurs de presse devront s’attaquer : l’autorité de la concurrence a déjà relevé que « Bard », le service d’intelligence artificielle de Google, utilisait les contenus des éditeurs et agences de presse comme données d’entraînement sans avertir ces derniers (Aut. conc. 15 mars 2024, n° 24-D-03, Dalloz actualité, 23 avr. 2024, obs. O. Wang ; Dalloz IP/IT 2024. 180, obs. E. Rançon ; Légipresse 2024. 301, obs. V. Varet ).

 

TJ Paris, ord. réf., 23 mai 2024, n° 23/55581

TJ Paris, ord. réf., 23 mai 2024, n° 23/56102

Communiqué, 23 mai 2024

© Lefebvre Dalloz