Effets de la constatation du caractère abusif d’une clause : nouvelles précisions

Dans un arrêt rendu le 14 décembre 2023, la Cour de justice de l’Union européenne opère plusieurs précisions sur la directive (CEE) 93/13 concernant le mécanisme de lutte contre les clauses abusives. L’arrêt concerne notamment la question du point de départ de la prescription applicable aux conséquences de l’annulation d’une clause abusive qui peut varier selon l’action envisagée dans certains droits nationaux.

La fin de l’année 2023 ne vient pas faire exception à la longue série de renvois préjudiciels en matière de droit des clauses abusives. Nous avons pu, en effet, tout au long de l’année, commenter plusieurs décisions importantes sur des sujets divers et variés dans cette optique (v. à ce titre, CJUE 23 nov. 2023, aff. C-321/22, Dalloz actualité, 4 déc. 2023, obs. C. Hélaine ; 9 nov. 2023, Všeobecná úverová banka a.s., aff. C-598/21, Dalloz actualité, 24 nov. 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 2004  ; 12 oct. 2023, aff. C-326/22, Dalloz actualité, 19 oct. 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 1796  ; 13 juill. 2023, aff. C-35/22, Dalloz actualité, 22 sept. 2023, obs. C. Hélaine et aff. C-265/22, Dalloz actualité, 15 sept. 2023, obs. C. Hélaine). L’arrêt rendu le 14 décembre 2023 TL, WE/Getin Noble Bank S.A. permet de questionner une difficulté assez rarement soulevée devant la Cour de justice de l’Union européenne, à savoir celle du point de départ de la prescription extinctive applicable aux conséquences de l’éradication des clauses abusives d’un contrat.

Les faits débutent par la conclusion le 7 septembre 2007 entre deux personnes et un établissement bancaire d’un contrat de prêt hypothécaire libellé en zlotys (la monnaie polonaise) et indexé sur une devise étrangère (le franc suisse). Il est convenu d’une méthode de conversion au sein du contrat. Mais voici que plus de neuf ans plus tard, nos deux emprunteurs estiment que les clauses de conversion ainsi insérées sont abusives. Ils demandent à la banque le 27 juillet 2017 de rembourser les mensualités versées en application de celles-ci. Le 28 septembre 2017, les emprunteurs introduisent une action en justice devant le Sąd Okręgowy w Warszawie (le Tribunal régional de Varsovie en Pologne) afin de voir juger ces clauses nulles. Un jugement du 19 novembre 2021, non définitif à l’heure actuelle, conclut à la nullité du contrat de prêt. Le 9 juillet 2021, la banque indique aux emprunteurs qu’elle exercerait son droit de rétention sur la prestation due à ceux-ci tant que ces derniers n’auront pas remboursé la contrepartie de la prestation ou, au moins, tant qu’ils n’auront pas fait garantir le remboursement de cette somme. Mais les emprunteurs soutiennent que la prescription empêche l’établissement bancaire d’agir. La banque répond que le délai n’a pas pu courir puisque la juridiction n’a pas rendu de décision définitive en l’état actuel de la procédure. C’est ici où se situe le point d’hésitation de la juridiction de renvoi. Celle-ci note en effet que l’affaire dont elle est saisie pose la question des effets de la directive (CEE) 93/13 sur la prescription et notamment sur le point de départ de celle-ci. La juridiction de renvoi observe également ses hésitations sur la compatibilité du même texte avec certaines exigences supplémentaires qui peuvent reposer sur le consommateur pour que celui-ci ait conscience des conséquences des possibles effets de son action en justice en éradication des clauses abusives. C’est donc dans un contexte pluriel que le tribunal saisi décide de surseoir à statuer en posant les questions suivantes :

1) Est-il compatible avec l’article 6, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 1, de la directive [93/13] d’interpréter le droit national en ce sens que, lorsqu’un contrat ne peut plus rester contraignant après la suppression des clauses illicites [qu’il contient], le délai de prescription des actions en restitution [du professionnel] commence à courir à dater d’un des faits suivants :

a) la formulation de demandes ou de moyens par le consommateur contre le professionnel fondés sur le caractère illicite des clauses contractuelles ou de la fourniture par la juridiction d’informations sur la possibilité de qualifier d’illicites des clauses contractuelles, ou

b) une déclaration du consommateur selon laquelle il a reçu des informations exhaustives sur les effets (conséquences juridiques) liés à l’impossibilité que le contrat reste contraignant, y compris des informations sur la possibilité que le professionnel fasse valoir des droits à restitution et sur l’étendue de ces droits, ou

c) la vérification, dans le cadre d’une procédure judiciaire, du fait que le consommateur a connaissance (conscience) des effets (conséquences juridiques) de l’impossibilité que le contrat reste contraignant ou des informations fournies par la juridiction sur ces effets, ou

d) le prononcé par une juridiction d’un arrêt définitif mettant fin au litige entre le professionnel et le consommateur [?]

2) Est-il compatible avec l’article 6, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 1, de la directive [93/13] d’interpréter le droit national en ce sens que, lorsqu’un contrat ne peut plus rester contraignant après la suppression des clauses illicites [qu’il contient], le professionnel contre lequel un consommateur a fait valoir des demandes liées à l’existence de clauses illicites dans le contrat n’est pas tenu de prendre des mesures autonomes visant à vérifier si le consommateur a connaissance des effets de la suppression des clauses illicites ou de l’impossibilité que le contrat reste contraignant ?

3) Est-il compatible avec l’article 6, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 1, de la directive [93/13] d’interpréter le droit national en ce sens que, lorsqu’un contrat ne peut plus rester contraignant après la suppression des clauses illicites [qu’il contient], le délai de prescription de l’action en restitution du consommateur commence à courir avant le délai de prescription de l’action en restitution du professionnel ?

4) Est-il compatible avec l’article 7, paragraphe 1, de la directive [93/13] d’interpréter le droit national en ce sens que, lorsqu’un contrat ne peut plus rester contraignant après la suppression des clauses illicites [qu’il contient], le professionnel a le droit de subordonner la restitution des prestations reçues du consommateur à la condition que le consommateur offre en même temps de restituer les prestations reçues du professionnel ou que le consommateur garantisse cette restitution, sans tenir compte, pour déterminer le montant de la prestation due par le consommateur, des sommes pour lesquelles l’action en restitution est prescrite ?

5) Est-il compatible avec l’article 7, paragraphe 1, de la directive [93/13] d’interpréter le droit national en ce sens que, lorsqu’un contrat ne peut plus rester contraignant après la suppression des clauses illicites [qu’il contient], au cas où le professionnel exerce le droit visé à la quatrième question, le consommateur n’aura pas droit à une partie ou à la totalité des intérêts […] depuis la réception par le professionnel de l’invitation à restituer les prestations ? »

Nous n’évoquerons pas le problème de la compétence qui reposait sur un prérequis qui n’a pas été jugé exact selon la Cour de justice de l’Union européenne (pts nos 49 à 58 de l’arrêt).

Sur le problème de l’asymétrie des points de départ de la prescription

La Cour de justice décide de répondre en même temps à la première question et à la troisième question. Celles-ci intéressent, en effet, le délai de prescription des créances consécutives à l’annulation d’une clause abusive. On connaît l’attrait particulier de cette interrogation également en droit français eu égard au nombre important de décisions en droit commun à ce titre ces dernières années sur le point de départ de l’article 2224 du code civil (v. sur le point de départ de la prescription en général, Civ. 1re, 15 nov. 2023, n° 22-23.266 F-B, Dalloz actualité, 21 nov. 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 2045  ; Dalloz IP/IT 2023. 612, obs. C. Lamy  ; Légipresse 2023. 597 et les obs.  ; Com. 4 oct. 2023, n° 22-18.358 F-D, Dalloz actualité, 17 oct. 2023, obs. C. Hélaine ; Civ. 1re, 12 juill. 2023, n° 21-25.587 F-B, Dalloz actualité, 25 sept. 2023, obs. C. Hélaine ; Rev. prat. rec. 2023. 19, chron. O. Salati  ; Com. 14 juin 2023, n° 21-14.841 F-B, Dalloz actualité, 20 juin 2023, obs. C. Hélaine ; 29 mars 2023, n° 21-23.104 F-B, Dalloz actualité, 7 avr. 2023, obs. C. Hélaine ; RTD civ. 2023. 370, obs. H. Barbier  ; sur l’art. 2225 c. civ., v. Civ. 1re, 14 juin 2023, n° 22-17.520 FS-B, Dalloz actualité, 19 juin 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 1180 ). L’origine de l’incertitude de l’arrêt du 14 décembre 2023 repose sur une asymétrie entre les points de départs de la prescription de la créance du professionnel d’une part et celui du consommateur après l’éradication de certaines clauses abusives.

Bien évidemment, la Cour de justice de l’Union européenne n’a pas d’autres choix que de rappeler l’autonomie procédurale des États membres (pt n° 60) dans un paragraphe qui est à peu près toujours le même entre les différents renvois préjudiciels. La question de l’asymétrie du point de départ de la prescription de l’action en restitution découlant de la nullité après constatation de la présence d’une clause abusive rentre toutefois dans le domaine du contrôle de la Cour en raison du principe d’effectivité (pt n° 61 de l’arrêt). Il y a bien, en effet, un élément délicat patent avec le droit polonais qui considère, en effet, que la prescription commence à courir pour le consommateur « avant la date à laquelle l’inopposabilité définitive de ce contrat est constatée par la juridiction » (et ce même si le délai n’expire pas avant que le consommateur ait pris connaissance ou ait pu prendre connaissance de ses droits à ce titre) alors que celle du professionnel commence, quant à elle, à s’écouler lorsque l’inopposabilité définitive est constatée. L’épine est donc bien présente et on ne saurait arguer d’une longueur du contrat de prêt hypothécaire sur plusieurs années pour échapper au problème (pt n° 67). L’asymétrie pose un problème d’autant plus important qu’en droit polonais, le consommateur qui tente une réclamation hors du cadre judiciaire doit produire une déclaration expresse par laquelle il indique avoir reçu une information complète quant aux conséquences de l’annulation du contrat concerné par la recherche d’une clause abusive. Ce faisant, le délai de prescription du consommateur expire bien souvent avant celui prévu pour les créances correspondantes de son cocontractant. Pire, le délai du professionnel n’a même parfois pas commencé à courir quand la prescription applicable au consommateur a expiré.

Comme le note justement la Cour, une telle asymétrie peut venir inciter le professionnel à ne pas répondre au consommateur qui, de manière extrajudiciaire, demande l’abandon des clauses abusives du contrat (pt n° 72). Un tel comportement dilatoire est très clairement permis, sinon encouragé, par des législations qui font coexister de telles asymétries entre les points de départ de la prescription extinctive des parties au contrat. Nous l’aurons compris, et ce en dépit de l’autonomie procédurale, c’est le principe d’effectivité qui est malmené par une telle interprétation d’un droit national. Dans la mesure où les règles de mise en œuvre de la directive ne doivent pas rendre impossible ou difficile l’exercice des droits conférés par le texte, l’asymétrie des points de départ de la prescription en droit polonais est contraire à cet objectif.

Voici de quoi certainement inspirer le législateur en droit français sur ce qu’il ne faut pas faire en somme ! En l’état, notre droit de la consommation ne pose pas un tel problème en l’absence d’une telle asymétrie. La jurisprudence saura, quoi qu’il en soit, éviter toute modification qui pourrait venir créer un problème similaire à la lumière de cet arrêt. Il en va de l’effet dissuasif de la directive envisagée.

Sur les autres points posant difficulté

Les autres questions sont plus simples à régler. La quatrième est d’ailleurs sans objet eu égard aux réponses apportées précédemment.

La deuxième question concernait l’interprétation jurisprudentielle du droit polonais selon laquelle le professionnel n’a pas à vérifier si le consommateur a connaissance des effets de la suppression des clauses abusives dans le contrat. Rappelant la célèbre jurisprudence selon laquelle le juge doit apprécier d’office le caractère abusif d’une clause (v. CJCE 4 juin 2009, Pannon GSM Zrt (Sté) c/ Erzsébet Sustikné Gyorfi (Mme), aff. C-243/08, D. 2009. 2312 , note G. Poissonnier  ; ibid. 2010. 169, obs. N. Fricero  ; ibid. 790, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud  ; Rev. prat. rec. 2020. 17, chron. A. Raynouard  ; RTD civ. 2009. 684, obs. P. Remy-Corlay  ; RTD com. 2009. 794, obs. D. Legeais ), l’arrêt du 14 décembre 2023 ne fait pas peser sur les professionnels une telle obligation de vérification. Ceci s’explique surtout que, dans le contexte où le consommateur et le professionnel décident de conclure un contrat afin de remédier au caractère abusif et d’éviter une action en justice en défaveur du professionnel, le consommateur peut toujours attaquer ladite renonciation ou la clause modifiant celle qui semble abusive aux yeux des parties et ce sur le fondement de la même directive (CEE) 93/13 (pt n° 79 citant l’arrêt). Ceci est le résultat d’une jurisprudence constante sur le sujet (CJUE 29 avr. 2021, Bank BPH, aff. C-19/20, D. 2022. 574, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ). Rien n’empêche, en effet, le consommateur qui pense que la clause abusive a été modifiée contractuellement par une nouvelle stipulation tout autant abusive d’attaquer cette modification contractuelle. L’absence d’une obligation positive de vérification de la connaissance des effets de l’éradication des clauses abusives doit être accueillie avec bienveillance. Les professionnels ont, en effet, déjà suffisamment d’éléments à vérifier pour éviter de les surcharger de points ne ressortant pas du texte de la directive (CEE) 93/13.

La cinquième question concerne le fameux droit de rétention qu’oppose la banque pour subordonner la restitution des prestations au paiement des sommes dues par le consommateur. Sur ce point, la Cour de justice est très prudente car la position de la Cour suprême polonaise n’est pas très claire à ce sujet. Elle indique toutefois que, si cette jurisprudence polonaise fait échec à la possibilité d’obtenir des intérêts de retard en raison de l’absence d’exécution volontaire de la banque de restituer les sommes dues d’un contrat dont certaines clauses sont abusives, il y aurait là une difficulté concernant la directive (CEE) 93/13. Le principe d’effectivité gouverne encore cette partie de la décision puisqu’on comprend que l’interprétation autour de ce droit de rétention qui vient « faire cesser » (pt n° 84) l’état de retard du professionnel fait diminuer par ricochets successifs la protection conférée au consommateur. Le texte est, sur ce point, quelque peu étiré il faut bien l’admettre.

L’arrêt du 14 décembre 2023 permet donc d’interroger des éléments intéressants ne se retrouvant pas dans tous les droits nationaux. L’asymétrie des points de départ de la prescription peut créer, nous l’avons vu, une diminution de la protection conférée au consommateur tout comme par ailleurs l’exercice d’un droit permettant de refuser pour le professionnel l’exécution d’une restitution qui viendrait, ce faisant, faire perdre au consommateur le droit d’obtenir des intérêts de retard.

 

© Lefebvre Dalloz