« EGALIM 3 » : le droit des relations commerciales réformé à tâtons (Première partie)

La loi n° 2023-221 du 30 mars 2023 tendant à renforcer l'équilibre dans les relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs, souvent désignée « Egalim 3 » pendant la discussion parlementaire, a été publiée au Journal officiel du 31 mars. Elle poursuit plusieurs objectifs déjà présents dans les lois Egalim 1 et 2, mais s'en démarque par un recentrage sur les produits de grande consommation, plutôt que sur les produits alimentaires. Au programme, le rééquilibrage des négociations commerciales, l'accroissement des règles relatives aux pénalités logistiques, la répartition de la valeur au cours de la chaîne de distribution et l'application du droit français aux centrales d'achat internationales.

Suivant une métaphore de Walras, l’équilibre des prix serait obtenu à tâtons. Le législateur contemporain s’inspirerait-il de la méthode de cet économiste, en tâchant d’approcher l’équilibre dans les négociations commerciales par tâtonnements successifs ? La loi Galland visait déjà l’équilibre et la loyauté des relations commerciales1 et la loi dite « Egalim 1 »2 l’équilibre, plus spécifique, des relations commerciales dans le secteur agricole. Avec la loi n° 2023-221 du 30 mars 2023, il s’agirait désormais de le « renforcer », c’est-à-dire, tout à la fois, le consolider et le rendre plus intense. À moins qu’il s’agisse de nouveau de dresser, sans l’assumer pleinement, le constat de l’échec des réformes précédentes.

Le législateur contemporain a, il est vrai, pris goût au principe des lois expérimentales. Il semble cependant en promouvoir une conception singulière, méconnaissant la phase d’évaluation qui devrait suivre sa mise en œuvre. Depuis au moins la loi Egalim 1, divers dispositifs ont été mis en place, destinés à encadrer, souvent de manière dérogatoire, les règles relatives aux négociations ou aux relations commerciales. Par hypothèse, l’efficacité de telles dispositions est soumise à une évaluation périodique, nécessitant la production d’un rapport détaillé, afin de permettre au législateur de décider de la pérenniser en l’état ou en la modifiant3. C’est pourtant en ne prêtant qu’une oreille distraite aux rapports présentés4 que les réformes se succèdent en la matière, d’abord en créant des dispositions spécifiques visant à préserver la rémunération des agriculteurs, ensuite en réservant un régime propre aux produits de grande consommation (PGC), et désormais en excluant certains acteurs des nouvelles contraintes accumulées.

L’ordonnance du 24 avril 2019 avait poursuivi l’ambition de rationaliser et simplifier le droit de la négociation commerciale et des pratiques commerciales. Moins de quatre années plus tard, ce corps de règles n’a sans doute jamais été aussi complexe. Le droit commun des négociations commerciales, lui-même largement dérogatoire au droit commun des contrats, n’est désormais plus applicable que dans des hypothèses limitées, trahissant, suivant le mot d’Oppetit, une « tendance régressive » dans l’art législatif contemporain5.

Il faut toutefois noter que la loi du 30 mars 2023 poursuivait initialement une ambition plus modeste. Elle résulte d’une proposition de loi déposée par le député Frédéric Descrozaille, visant à sécuriser l’approvisionnement des Français en produits de grande consommation6. C’est donc par le jeu de la discussion parlementaire qu’elle s’est transformée en une loi visant à renforcer l’équilibre dans les relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs. On relèvera au passage que si l’on déplore parfois les jeux d’influence qui s’exercent au ministère de l’Économie lors de l’adoption de textes par ordonnance, ils ne sont pas moins intenses au Parlement. Ce qui change est sans doute leur résultat, les groupes de pression n’ayant manifestement pas le même poids sur l’ensemble du territoire.

Quoi qu’il en soit, l’auteur de la proposition poursuivait initialement l’ambition de corriger le « déséquilibre structurel dans lequel sont placés [les] acteurs de l’industrie vis-à-vis de leurs acheteurs. Il s’agit donc, pour le législateur, de réunir les conditions dans lesquelles les fournisseurs industriels auront moins de difficultés à transmettre une partie de la hausse des coûts qu’ils affrontent, particulièrement forte depuis fin 2021, dans les tarifs qu’ils négocient avec leurs acheteurs de la distribution »7Exit donc, les promesses de ruissellement tout au long de la chaîne de valeur afin d’améliorer la rémunération des agriculteurs. Avec la loi du 30 mars 2023, il s’agit plus simplement de permettre aux industriels de reconstituer, ou d’accroître, leurs marges. Mais il serait injuste de réduire les apports de la loi finalement adoptée à sa disposition la plus emblématique, largement discutée ou dénoncée dans les médias, d’une extension aux produits de grande consommation du relèvement du seuil de revente à perte, jusqu’alors expérimenté pour les seuls produits agricoles. Elle opère une nouvelle transformation du droit des négociations commerciales, en poursuivant certains mouvements déjà décelés au cours des dernières réformes.

Quatre thèmes principaux font l’objet d’ajustements ou de modifications substantielles : les négociations commerciales ; les pénalités logistiques ; la répartition de la valeur dans la chaîne de distribution ; l’application internationale du titre IV du livre IV du code de commerce.

L’émiettement du droit des négociations commerciales

Alors que le droit commun des contrats accueille depuis peu une ébauche de droit commun de la négociation contractuelle, les négociations commerciales font l’objet d’incessantes réformes depuis vingt-cinq ans. L’intensité des rapports de force qui s’y manifestent conduit le législateur à modifier de nouveau le cadre des négociations, en s’attachant également, de manière plus novatrice, à l’échec des négociations.

Le cadre des négociations commerciales

La loi du 30 mars 2023 apporte deux changements significatifs au cadre des négociations commerciales : quant aux personnes, un allègement des obligations imposées aux grossistes ; quant aux produits, un renforcement de la spécificité des produits de grande consommation.

  • Résurgence du droit commun en application d’une règle spéciale : le sort des grossistes

Au détour de la discussion parlementaire, la question des grossistes s’est invitée dans la loi sur les relations commerciales, à l’initiative de la Confédération des grossistes de France qui a su convaincre les parlementaires de tout bord, puis le gouvernement, de la nécessité de leur réserver un statut spécial. Alors que le gouvernement souhaitait se faire habiliter à statuer par ordonnance, la navette parlementaire a abouti à créer un régime spécifique « sanctuarisé », qui échapperait aux réformes régulières touchant le droit des négociations commerciales.

Notion de grossiste. Les grossistes sont des intermédiaires qui achètent « auprès de fournisseurs de grandes quantités de produits en vue de les revendre en plus petites quantités à des utilisateurs professionnels, des détaillants ou des collectivités achetant pour leurs membres »8. Si leurs activités couvrent désormais des fonctions variées, notamment sur les questions de logistique ou de gestion des points de vente9, les grossistes sont directement en concurrence avec les centrales d’achat des grands distributeurs qui vont référencer les offres des fournisseurs. Le législateur en avait déjà donné une définition10, que la loi reprend à l’identique dans le nouvel article article L. 441-1-2, I, du code de commerce, propre à cette catégorie. L’enjeu est donc dans le régime qui leur est applicable.

Régime spécifique aux grossistes. Les règles relatives aux relations entre les grossistes et leurs clients paraîtront familières aux spécialistes de la négociation commerciale. C’est qu’elles ressemblent beaucoup aux règles les plus classiques en la matière, une sorte de droit des négociations expurgé des multiples modifications apportées depuis les lois Egalim en matière de produits agricoles ou de grande consommation. Ainsi donc les grossistes bénéficieront d’un régime de conditions générales de ventes (CGV) a minima.

Positivement, le contenu de leurs CGV, aussi bien dans leurs relations avec les fournisseurs qu’avec les acheteurs, comprend les conditions de détermination du prix et de règlement, ainsi que les éléments de détermination du prix. La communication des CGV est imposée à tout acheteur qui en fait la demande pour une activité professionnelle, étant entendu que les conditions catégorielles demeurent possibles aux conditions habituelles. Et ces CGV, qui constituent le socle unique de la négociation commerciale, peuvent être amendées par des conditions particulières avec les acheteurs. L’article L. 441-1-2 du code de commerce ressemble ainsi à s’y méprendre à l’article L. 441-1 du même code. En pratique, un certain nombre de règles ne seront applicables que dans l’une des facettes de l’activité du grossiste, lorsqu’il est en position de vendeur. La même observation s’impose à l’examen des règles relatives à la convention écrite, le nouvel article L. 441-3-1 dupliquant l’article L. 441-3 du code de commerce. À ce stade, on voit mal ce que ce copier-coller pourrait apporter au droit positif11.

C’est négativement que les différences émergent, avec de multiples exclusions de dispositions spéciales. Le régime des négociations relatives aux produits de grande consommation (C. com., art. L. 441-4) ou alimentaires (C. com., art. L. 441-1-1 et L. 443-8)12 leur est ainsi inapplicable, la sanctuarisation de la matière première alimentaire au profit des agriculteurs ne valant, semble-t-il, pas à l’égard de tous les acheteurs. De même est-il dérogé aux règles relatives aux pénalités logistiques13.

Les juristes sont familiers des jeux d’influence entre droit commun et droits spéciaux. Le régime applicable aux grossistes apporte une contribution inédite à l’analyse, en s’inspirant du droit commun des négociations commerciales pour créer un droit spécial identique, censé préserver ces acteurs des règles spéciales susceptibles de les affecter.

  • Spécialisation accrue des règles applicables aux négociations commerciales : le régime des produits de grande consommation (PGC)

Depuis l’ordonnance du 24 avril 2019, un régime spécifique est prévu pour la convention unique relative à des produits de grande consommation, comprenant des obligations additionnelles s’ajoutant au « régime primaire »14 ou au « régime général de base »15 de l’article L. 441-3 du code de commerce. Ces produits de grande consommation, dont la liste est fixée à l’article D. 441-1, s’entendent à la fois des produits alimentaires et, en substance, des produits d’hygiène et d’entretien, soit pour l’essentiel les produits commercialisés par les enseignes de grande distribution alimentaire.

Déroulement des négociations. Comment instaurer, ou restaurer, un climat de négociations propice à des accords mutuellement avantageux ? La question paraît presque naïve, tant les négociations commerciales reflètent le plus souvent les rapports de puissance économique. Espérer que les négociations aboutissent à un prix équilibré, sans exercer un contrôle sur le résultat obtenu relève du vœu pieu. La loi du 30 mars 2023 ajoute d’abord un IV à l’article L. 441-4, qui énonce que « la négociation de la convention écrite est conduite de bonne foi, conformément à l’article 1104 du code civil ». L’intérêt d’une telle disposition n’est pas évident. À première vue, en effet, il s’agit d’un simple renvoi à la définition de la bonne foi en droit commun, qui s’applique nécessairement au stade des négociations, ce que rappelle d’ailleurs l’article 1112 du code civil16. L’article 1104 étant d’ordre public17, la portée du nouvel article L. 441-4, IV, relèverait alors de l’incantation ou de la pédagogie18. À ceci près, cependant, que le législateur a ajouté une nouvelle pratique restrictive à la liste de l’article L. 442-1, I, dans le fait « de ne pas avoir mené de bonne foi les négociations commerciales conformément à l’article L. 441-4, ayant eu pour conséquence de ne pas aboutir à la conclusion d’un contrat dans le respect de la date butoir » du 1er mars. Au fond, ce qui est sanctionné, c’est le fait de poursuivre les négociations en jouant la montre, en espérant tirer parti des derniers jours pour obtenir un accord qui ne tienne pas compte des propositions formulées par l’autre partie. En pratique, donc, la mauvaise foi pourrait résulter du fait d’avoir maintenu l’autre partie dans l’illusion d’un accord19. On retrouve parfois cette idée développée dans les mécanismes de renégociation contractuelle, où les parties prévoient par avance que chacune d’entre elles doit se montrer active, ne pas se contenter de refuser les propositions mais faire œuvre de propositions, ou motiver ses refus. On sait que, s’agissant de la renégociation contractuelle, la jurisprudence se montre particulièrement stricte pour caractériser un abus de la partie qui fait échouer les négociations. En l’absence de prévision contractuelle, il n’est exigé d’elle ni proposition ni motivation20. Mais le droit des négociations commerciales fournit déjà, avec l’article L. 441-8 du code de commerce, l’exemple d’un niveau d’exigence accru en matière de renégociation tarifaire pour les produits agricoles et alimentaires21. En s’inspirant de l’exigence d’un compte-rendu de la négociation prévue par ce texte pour l’application de l’article L. 442-1, I, 5°, du code de commerce, la jurisprudence pourrait donner une réelle portée à l’exigence de bonne foi rappelée par l’article L. 441-4, IV.

Résultat des négociations. Le législateur ne méconnaît pas l’importance d’un contrôle exercé sur le résultat des négociations. À preuve l’extension à l’ensemble des produits de grande consommation de deux dispositifs particulièrement débattus. D’une part, la convention écrite devra mentionner « chacune des obligations réciproques auxquelles se sont engagées les parties à l’issue de la négociation commerciale et leur prix unitaire »22. C’est le retour du « ligne à ligne », qui existait déjà pour les seuls produits alimentaires depuis la loi Egalim 2, mais que le droit français a longtemps connu, avant la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008. Sans contraindre l’équilibre auquel les parties aboutissent, ce dispositif impose aux parties une obligation de motivation, en précisant chaque obligation et chaque avantage obtenu en contrepartie23.

Le mécanisme est d’autant plus contraignant qu’est également étendue, d’autre part, l’interdiction de discriminer ses partenaires commerciaux. L’article 4 de la loi supprime en effet la limitation posée par l’article L. 442-1, I, 4°, du code de commerce aux seuls produits alimentaires et vise désormais l’ensemble des produits de grande consommation. De nouveau, le législateur ressort une vieille recette, abandonnée en 2008 en raison des effets pervers qu’elle était susceptible d’entraîner24. Le texte ne modifie pas les critères de la discrimination prohibée, qui s’appliquent donc désormais indifféremment aux produits alimentaires et aux produits de grande consommation25. Il suffit de rappeler que la pratique prohibée repose sur trois critères cumulatifs. Tout d’abord, elle est sanctionnée per se, sans qu’il soit nécessaire de démontrer que le marché aurait été affecté. C’est donc dans les résultats concrets de la négociation, le prix stricto sensu, mais aussi les conditions de vente ou les délais susceptibles d’affecter l’équilibre de la convention, que la discrimination peut exister. Ensuite, cette discrimination peut couvrir « à la fois des prix différents pour un service similaire mais aussi le fait, par exemple, de pratiquer des prix très différents pour des prestations dont les coûts diffèrent très peu »26. Juridiquement, le constat d’une différence de traitement entre les différents partenaires, non justifiée par une différence objective entre les situations, permettra de caractériser la pratique prohibée. Car ces différences peuvent reposer sur l’existence de « contreparties réelles » prévues dans la convention unique, que leur énumération « ligne à ligne » est censée expliciter. La charge de la preuve repose sur la partie qui invoque la pratique, à charge pour l’autre partie de démontrer l’existence de ces contreparties réelles27. Enfin, la discrimination devra avoir suscité un avantage ou un désavantage dans la concurrence, lequel pourrait résulter de la simple pratique sans avoir à démontrer un préjudice spécifique28.

En résumé, l’extension aux produits de grande consommation de mécanismes réservés jusqu’alors aux produits alimentaires accroît les contraintes au stade de la formalisation de la convention, tout en faisant perdre à la filière agricole une partie de sa spécificité. Le changement de logique qui se dégage n’est d’ailleurs pas limité aux seules négociations commerciales29.

L’échec des négociations commerciales

Le climat tendu des négociations commerciales qui viennent de s’achever a relancé la question, souvent laissée sous silence, de l’échec des négociations. Fournisseurs comme distributeurs n’y ont pas intérêt, les uns craignant la perte d’un débouché commercial, les autres une réduction de leurs volumes. Mais la perspective de voir les négociations échouer, ouvrant une période de préavis aux conditions incertaines, a conduit le législateur à intervenir.

Sanctions de l’échec provoqué par l’une des parties. Il faut d’abord rappeler que le fait de provoquer l’échec des négociations, plus précisément « de ne pas avoir mené de bonne foi les négociations commerciales » ayant entraîné l’absence de conclusion d’un contrat avant l’échéance, constitue désormais une pratique restrictive de concurrence prohibée, soumise notamment au prononcé d’une amende civile30. Et si la perspective de cette sanction ne suffisait pas, le législateur a triplé les montants de l’amende administrative déjà prévue en cas de violation des règles de négociation, dans l’hypothèse spécifique du « non-respect de l’échéance du 1er mars »31. Les amendes pouvant être cumulées depuis la loi Sapin II, le montant total peut s’avérer particulièrement dissuasif32.

Sort de la relation en cas d’échec de la négociation. Le sort des relations commerciales en cas d’échec des négociations annuelles suscite depuis longtemps la perplexité33. S’entremêlent en effet les règles du droit commun des contrats et celles relatives à la rupture brutale des relations commerciales établies. Au regard du droit commun, d’une part, la convention écrite étant nécessairement conclue pour une durée d’un, deux ou trois ans34, elle doit être qualifiée de contrat à durée déterminée35. Arrivée à son terme, elle prend donc fin, sauf pour les parties à avoir prévu des modalités de renouvellement ou une prorogation en l’absence de nouvel accord. Rares sont les conventions qui prévoient les modalités de poursuite des relations dans une telle hypothèse, de sorte que la fin du contrat s’imposera le plus souvent. Rien n’empêche cependant les parties de poursuivre leurs relations, le distributeur continuant alors à effectuer des commandes. Cette situation pourrait alors relever de la reconduction tacite du contrat initial, un nouveau contrat, identique au précédent, notamment sur le plan tarifaire, se substituant à l’ancien, mais pour une durée indéterminée36. Ce contrat serait donc susceptible d’être résilié à tout moment, sous réserve du respect d’un préavis contractuel ou, à défaut, d’un préavis raisonnable37.

Mais précisément, d’autre part, cette présentation méconnaît l’application cumulative de l’article L. 442-1, II, du code de commerce, qui interdit la rupture brutale des relations commerciales établies. Le texte vise évidemment la résiliation du contrat, mais aussi, plus largement, le simple fait de ne pas poursuivre des relations commerciales établies, au terme du contrat38. Dans l’hypothèse, par exemple, d’une relation de plusieurs années sur la base de conventions annuelles, le fait de mettre fin aux relations nécessite le respect préalable d’un délai de préavis.

On le comprend, l’enjeu est devenu particulièrement important au moment où les fournisseurs ont souhaité procéder à des hausses substantielles de leurs tarifs du fait de l’inflation. Car en l’absence d’accord, et faute le plus souvent de prévisions contractuelles, la relation ne peut être interrompue sans respecter un délai de préavis39. D’où le risque que le distributeur tire profit de la poursuite des relations, soit dans un cadre non négocié, soit dans le cadre du délai de préavis, pour solliciter les livraisons au tarif de l’année précédente. Et dans l’hypothèse où le fournisseur refuserait, celui-ci prendrait le risque de se voir reprocher une rupture brutale des relations commerciales établies.

Ce point était au centre de la proposition de loi initiale, qui suggérait qu’en l’absence d’accord au 1er mars, les commandes postérieures soient réalisées au nouveau tarif fournisseur, c’est-à-dire sans bénéfice des réductions de prix susceptibles d’être négociées40. Le mécanisme a cependant évolué au fil de la discussion, plusieurs versions s’étant succédé pour aboutir à un texte expérimental, applicable pour une durée de trois ans. Désormais, à défaut de parvenir à un accord au 1er mars, le fournisseur dispose d’une option à deux branches. Il peut, d’une part, mettre fin à la relation commerciale avec le distributeur, sans que celui-ci puisse lui reprocher une rupture brutale des relations commerciales établies. Il peut également, d’autre part, demander l’application d’un préavis conforme à l’article L. 442-1, II, du code de commerce.

Le texte mérite plusieurs observations. Tout d’abord, l’alternative proposée est réservée au seul fournisseur, à l’exclusion du distributeur, contrairement à la version qui avait été adoptée en première lecture au Sénat. Il s’agit manifestement d’éviter d’offrir aux distributeurs la possibilité de déréférencer aisément des fournisseurs et d’exploiter cette menace lors des négociations. Ensuite, le texte vise l’« absence de contrat nouvellement formé », ce qui renvoie évidemment à l’échec des négociations. Mais à l’examen, la formule s’avère plus large, puisque dans l’hypothèse où les parties poursuivraient leurs relations sur une base informelle, l’ancien contrat serait reconduit tacitement, ce qui donnerait lieu à un nouveau contrat. Même si cela n’était manifestement pas dans l’intention du législateur, il sera préférable d’éviter, pour le fournisseur, de poursuivre ses livraisons à compter de la rupture du contrat, sauf à ne plus pouvoir procéder à une résiliation échappant à la rupture brutale. À cet égard, enfin, la formule « mettre fin » désigne couramment, désormais, la résolution ou la résiliation du contrat, peu important qu’elle fasse suite à une inexécution41. Ce qui est permis au fournisseur, c’est de mettre fin à la relation, pas de la suspendre. Le mécanisme expérimental n’ouvre pas la possibilité d’une sorte d’exception d’inexécution pour absence d’accord, qui suspendrait le contrat dans l’attente de la conclusion d’un nouveau contrat42. À cette fin, cependant, est prévue la possibilité pour le fournisseur de poursuivre les livraisons pendant un délai de préavis, à un tarif adapté. La détermination du prix au cours de la période de préavis a d’ailleurs fait l’objet de dispositions spécifiques.

Prix applicable au cours du préavis. La perspective d’une poursuite des relations sans accord suscitait en effet une difficulté au stade de la détermination du prix applicable. Fallait-il poursuivre, le temps du préavis, avec le prix initial, retenir le prix proposé par le fournisseur lors des négociations, ou choisir une troisième voie intermédiaire ? Si l’on rattache l’absence d’accord à une rupture brutale au sens de l’article L. 442-1, II, du code de commerce, il faut respecter un préavis dont seules les modalités de détermination de la durée étaient précisées43. La Cour de cassation avait cependant précisé que « l’octroi d’un préavis suppose le maintien de la relation commerciale aux conditions antérieures »44, de sorte que le prix initial devrait continuer à être appliqué au cours du délai. Si la jurisprudence n’était pas sourde à la prise en compte des conditions économiques, en permettant « les modifications apportées durant l’exécution du préavis qui ne sont pas substantielles au point de porter atteinte à l’effectivité de ce dernier »45, un changement de prix doit sans doute être considéré comme substantiel.

La loi du 30 mars 2023 fournit une réponse de principe, déclinée de manière plus précise dans l’hypothèse particulière des négociations commerciales. De manière générale, d’une part, l’article. L. 442-1, II prévoit désormais que, pour la détermination du prix applicable au cours de la durée du préavis, il faut tenir compte « des conditions économiques du marché sur lequel opèrent les parties ». Il revient donc à l’auteur de la rupture de prévoir un délai de préavis suffisant et adaptant, le cas échéant, en fonction des conditions économiques, le prix initialement convenu entre les parties. La règle fournit au juge un nouveau critère général d’appréciation. Il pourra donc à l’avenir caractériser la brutalité de la rupture des relations commerciales alors même que le préavis aurait prévu un délai suffisant, dès lors qu’il n’a pas tenu compte des évolutions du marché et entraînerait donc un déséquilibre important au détriment de la victime de la rupture au cours du préavis46. Cela pourrait modifier les pratiques de calcul de l’indemnité, en cas de non-respect du préavis. Actuellement, la jurisprudence procède à l’évaluation en comparant la marge qui aurait dû être perçue pendant le préavis à la marge effectivement perçue, en se fondant sur « la moyenne mensuelle de la marge sur coûts variables sur deux ou trois exercices précédant la rupture – les années à retenir pouvant parfois être discutées, certaines pouvant être atypiques –, et à multiplier le montant obtenu par le nombre de mois de préavis dont aurait dû bénéficier la victime de la rupture »47. Mais il paraît impossible, désormais, de se fonder exclusivement sur les conditions tarifaires des années précédant la rupture, alors que le préavis aurait dû intégrer les éventuels changements de circonstances économiques. De manière plus spécifique, d’autre part, cette règle de calcul du préavis s’applique à titre expérimental lorsque le fournisseur fait le choix, en l’absence d’accord au 1er mars, de ne pas mettre fin à la relation mais de demander l’application d’un préavis.

Dans les deux cas, le standard retenu par le législateur, les « conditions économiques du marché », laisse une large part d’interprétation au juge. Sans doute faudra-t-il envisager de modifier le prix à la hausse dans un contexte où le prix des matières premières a augmenté considérablement. Sans que le principe de non-discrimination tarifaire soit ici applicable, faute d’accord, le prix appliqué aux autres distributeurs pourrait alors constituer une inspiration précieuse en cas de litige.

Considérant les difficultés susceptibles d’intervenir lors de la fixation du prix au cours du préavis, l’article 9, II de la loi du 30 mars 2023 offre également aux parties la possibilité de saisir le médiateur des relations agricoles ou le médiateur des entreprises, afin de conclure avant le 1er avril un accord sous son égide fixant les conditions d’un préavis qui tienne compte notamment des conditions économiques du marché. En cas d’accord, le prix convenu s’appliquera rétroactivement au 1er mars. À défaut d’accord, le fournisseur conservera le bénéfice de l’option qui lui est ouverte entre la rupture de toute relation commerciale et l’application d’un préavis conforme.

Les tâtonnements du législateur sur cette question au cours des débats parlementaires témoignent de la difficulté à trouver un équilibre. Preuve de cette prudence, le dispositif présente un caractère expérimental. Et preuve que le législateur a retenu les leçons des lois précédentes, il ne feint même plus de s’intéresser au résultat, et n’a pas sollicité de rapport d’évaluation !

 

Notes

1. L. n° 96-588 du 1er juill. 1996 sur la loyauté et l’équilibre des relations commerciales.

2. L. n° 2018-938 du 30 oct. 2018 pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous.

3. Sur cette figure, v. not. M. Fabre-Magnan et F. Brunet, Introduction générale au droit, 2e éd., PUF, 2022, n° 142.

4. V. par ex., le Rapport d’information sur l’évaluation de la loi n° 2018-938 du 30 oct. 2018, n° 5109, 23 févr. 2022, qui rappelait qu’il était « bien trop tôt pour évaluer les effets d’Egalim 2 » (p. 58).

5. B. Oppetit, « Les tendances régressives dans l’évolution du droit contemporain », in Mélanges Dominique Holleaux, Litec, 1990, p. 317, repris sous le titre « L’apparition de tendances régressives », in Droit et modernité, PUF, 1998, p. 113, spéc. p. 116.

6. Proposition de loi n° 575 visant à sécuriser l’approvisionnement des Français en produits de grande consommation, enregistrée le 29 nov. 2022. Sur une version d’étape du texte, v. not. A.-S. Choné-Grimaldi, Egalim 3 : une énième réforme des règles applicables aux relations d’approvisionnement de la grande distribution, JCP E 2023. 152.

7. F. Descrozaille, Rapport fait au nom de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, n° 684, 11 janv. 2023, p. 6.

8. Rép. Com.,  Distribution, par P. Grignon, n° 13.

9. Sur ce « renouveau », v. D. Ferrier et N. Ferrier, Droit de la distribution, 9e éd., LexisNexis, 2019, n° 29.

10. C. com., anc. art. L. 441-4.

11. Le recopiage servile de l’art. L. 441-1 a d’ailleurs conduit à ce que l’amende administrative prévue en principe en cas de manquement à l’obligation de communication des CGV (C. com., art. L. 441-1, IV, qui renvoie au II du même article) soit applicable, pour les grossistes, au contenu des CGV (conditions de prix et de règlement : C. com., art. L. 441-1-2, VI, renvoyant également au « II du présent article », l’obligation de communication figurant au III).

12. C. com., art. L. 441-3-1, VI.

13. Art. 13. Les art. L. 441-17 et L. 441-18 sont complétés par un IV renvoyant à la définition des grossistes au sens du II de l’art. L. 441-4, lequel renvoie désormais au I de l’art. L. 441-1-2. On a connu plus simple.

14. F. Buy, M. Lamoureux et J.-C. Roda, Droit de la distribution, 2e éd., LGDJ, 2019, n° 351.

15. D. Ferrier et N. Ferrier, Droit de la distribution, 9e éd., LexisNexis, LGDJ, 2019, n° 369.

16. C. civ., art. 1112, al. 1 : « L’initiative, le déroulement et la rupture des négociations précontractuelles sont libres. Ils doivent impérativement satisfaire aux exigences de la bonne foi ».

17. C. civ., art. 1104, al. 2.

18. La référence à la bonne foi, jugée « superfétatoire au regard du droit commun », avait d’ailleurs été supprimée lors de la discussion au Sénat, en raison de la complexité de prouver qu’une négociation s’était tenue de mauvaise foi du simple fait qu’aucun accord n’a été conclu. Elle a été réintroduite en commission mixte paritaire, pour insister sur « une notion extrêmement forte du code civil » (F. Descrozaille et A.-C. Loisier, Rapport fait au nom de la commission mixte paritaire, 15 mars 2023, p. 31).

19. Rappr. Com. 18 juin 2002, n° 99-16.488.

20. Com. 3 oct. 2006, n° 04-13.214.

21. Le texte prévoit notamment que « la renégociation de prix est conduite de bonne foi dans le respect du secret des affaires, ainsi que dans un délai, précisé dans le contrat, qui ne peut être supérieur à un mois. Elle tend à une répartition équitable entre les parties de l’accroissement ou de la réduction des coûts de production résultant de ces fluctuations. Elle tient compte notamment de l’impact de ces fluctuations sur l’ensemble des acteurs de la chaîne d’approvisionnement. Un compte rendu de cette négociation est établi ».

22. C. com., art. L. 441-4, II, in fine.

23. A.-C. Loisier, Rapport fait au nom de la commission des affaires économiques du Sénat, n° 326, 8 févr. 2023, p. 36.

24. V. not., M.-D. Hagelsteen, La négociabilité des tarifs et des conditions générales de vente, févr. 2008.

25. Sur cette question, v. G. Chantepie, « Egalim 2, La prohibition des discriminations », Concurrences 2022, n° 1, p. 12.

26. O. Sautel et A. Munoz, « La discrimination tarifaire : approche économique », AJ contrat 2015. 303 .

27. Sous l’empire du droit antérieur à la LME, la seule différence de prix ne suffisait pas à démontrer une pratique discriminatoire (Com. 29 janv. 2008, n° 07-13.778 P, Dalloz actualité, 13 févr. 2008, obs. E. Chevrier ; D. 2008. 541, obs. E. Chevrier  ; ibid. 2009. 2888, obs. D. Ferrier ).

28. Rappr. Com. 25 mars 2003, n° 01-01.482 ; sur cette question, v. G. Chantepie, art. préc.

29. V. « EGALIM 3 » : le droit des relations commerciales réformé à tâtons (Troisième partie), Dalloz actualité, à paraître.

30. C. com., art. L. 442-1, I, 5°.

31. Son montant est au plus de 200 000 € pour une personne physique et 1 000 000 € pour une personne morale, ces sommes étant doublées en cas de réitération du manquement dans un délai de deux ans à compter de la date de la première décision de sanction devenue définitive (C. com., art. L. 441-6, al. 3).

32. Le Conseil constitutionnel a admis la constitutionnalité de l’art. L. 470-2 C. com. (Cons. const. 25 mars 2022, n° 2021-984 QPC, AJDA 2022. 657  ; D. 2022. 938 , note S. Chaudouet  ; Rev. sociétés 2022. 560, note J. Prorok ).

33. V. déjà, CEPC, avis n° 10-15 sur l’application de la LME à certaines relations fournisseurs/distributeurs.

34. C. com., art. L. 441-3, IV.

35. C. civ., art. 1212.

36. C. civ., art. 1214 et 1215.

37. C. civ., art. 1212, al. 2.

38. Une relation commerciale établie pouvant résulter d’une succession de contrats à durée déterminée (Com. 23 juin 2015, n° 14-14.687, D. 2016. 964, obs. D. Ferrier ).

39. Sauf à envisager une faute justifiant la rupture, ce qui serait le cas, par exemple, de la faute consistant à ne pas avoir négocié de bonne foi. V. supra.

40. Proposition de loi n° 575, 29 nov. 2022, art. 3 : « En l’absence d’accord au 1er mars, toute commande effectuée par le distributeur se fait sur la base du tarif et des conditions générales de vente en vigueur ».

41. V. sur ce point, G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations. Commentaire théorique et critique dans l’ordre du Code civil, 2e éd., Dalloz, 2018, n° 583.

42. On sait, au demeurant, que la poursuite d’échanges en vue de la conclusion de nouveaux contrats ne suffit pas, à elle seule, à faire échec aux effets de la rupture brutale des relations commerciales établies (Com. 7 mai 2019, n° 17-17.366, RTD civ. 2019. 570, obs. H. Barbier ).

43. Le préavis doit tenir « compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels » (C. com., art. L. 442-1, II).

44. Com. 10 févr. 2015, n° 13-26.414 P, Dalloz actualité, 4 mars 2015, obs. E. Chevrier ; D. 2015. 429  ; ibid. 2016. 964, obs. D. Ferrier  ; AJCA 2015. 182, obs. S. Carval  ; RTD civ. 2015. 381, obs. H. Barbier .

45. Com. 7 déc. 2022, n° 19-22.538, D. 2022. 2220 .

46. Il faut également noter que l’article L. 443-8, VIII du code de commerce prévoit désormais, pour les produits alimentaires, que l’article L. 442-1, II du même code est applicable, ce qui n’était pas douteux. Il ajoute cependant, à la faveur d’une rédaction passablement confuse, que, pour la détermination du prix applicable au cours du préavis, l’article L. 443-8, II demeure applicable. Il faut comprendre, à suivre la rapporteur ayant déposé l’amendement au Sénat, au cours de la discussion en séance publique, qu’est préservée « l’obligation que le prix convenu dans le préavis de rupture respecte le principe de non-négociabilité de la matière première agricole ». Il n’est pas certain, en revanche, que cette obligation soit applicable dans le cadre du dispositif expérimental, lequel renvoie seulement à « l’application d’un préavis conforme au II » de l’article L. 442-1, sans distinguer suivant les produits concernés.

47. Paris, Fiches sur la réparation du préjudice économique, Fiche n° 13, Comment réparer les préjudices résultant de la rupture brutale des relations commerciales établies ?

© Lefebvre Dalloz