Égalité de traitement : le télétravail n’est pas un motif suffisant d’exclusion du bénéfice des titres-restaurant
L’employeur ne peut conditionner l’attribution de titres-restaurant au seul travail sur site. Par deux décisions du 8 octobre 2025, la chambre sociale met fin au débat judiciaire.
Les titres-restaurant constituent un avantage social du quotidien pour des millions de salariés, souvent perçu comme un levier de la qualité de vie au travail (CREDOC, note de synthèse, juill. 2021).
Depuis leur création, en France, par l’ordonnance n° 67-830 du 27 septembre 1967 sous l’influence du restaurateur Jacques Borel et dans les suites des luncheon vouchers anglo-saxons nés en 1954, les « tickets-restaurant » se sont étendus au point que leur valeur s’élevait en 2022 à près de 8,5 milliards d’€, et qu’ils concernent aujourd’hui plus de 5 millions de salariés et 234 000 commerçants agréés (Aut. conc. 12 oct. 2023, avis 23-A-16). Leur impact en termes de pouvoir d’achat, de santé publique, et de soutien à l’activité économique est donc certain.
Pour sa part, le télétravail, lié aux développements des technologies de l’information et de la communication (TIC) et introduit dans le code du travail par la loi dite « loi Warsmann » n° 2012-387 du 22 mars 2012, s’est fortement développé à l’occasion de la pandémie déclenchée par le covid-19 et répond également à de forts enjeux sociaux et économiques.
Pratiquée majoritairement par des cadres et des professions intermédiaires, cette organisation du travail concerne ainsi 26 % de travailleurs en 2023 s’agissant de sa pratique occasionnelle, tandis que sa pratique « intensive » (au moins 3 jours par semaine) est redescendue à 5 % en 2023 après avoir culminé à 18 % durant la crise sanitaire en 2021 (selon la DARES).
Si le télétravail soulève, parmi d’autres problématiques, la question du risque d’accroissement des disparités dans les conditions de travail entre les différentes catégories de salariés (Haut-Commissariat à la stratégie et au plan, Les impacts territoriaux du télétravail : angle mort des politiques publiques ?) au détriment des salariés travaillant sur site, il pose aussi, à l’inverse, la question des droits des télétravailleurs au regard de certains avantages sociaux, tels que le bénéfice des titres-restaurant. Le salarié en télétravail peut-il se voir refuser pour ce seul motif le bénéfice des tickets-restaurants attribués à ses collègues travaillant sur site ?
Les deux arrêts rendus par la chambre sociale de la Cour de cassation tranchent la question, mettant ainsi un terme aux divergences des solutions retenues par les juridictions du fond.
Faits de l’espèce
Dans la première affaire (n° 24-12.373, Société Yamaha Music Europe), un salarié qui s’était vu refuser l’attribution de titres-restaurant pour la période du 16 mars 2020 au 30 mars 2022 durant laquelle il avait exercé son activité en télétravail, avait saisi la juridiction prud’homale afin d’obtenir le paiement d’une somme à ce titre. Le Conseil de prud’hommes de Meaux lui avait accordé une somme de 1 788,88 €.
Dans la seconde affaire (n° 24-10.566, Société Esset), une société, qui participait au financement des frais de repas soit par le biais de l’accès à un restaurant d’entreprise subventionné pour les des salariés travaillant sur site, soit par le biais de l’octroi de titres-restaurant pour les autres, avait placé tous ses salariés en télétravail à compter du 1er mars 2020, en raison de la crise sanitaire, et suspendu l’attribution de titres-restaurant, le restaurant d’entreprise étant fermé. Contestant cette décision, deux organisations syndicales avaient saisi le Tribunal judiciaire de Nanterre, qui avait notamment ordonné, sous astreinte, à la société d’attribuer aux salariés des titres-restaurant pour chaque journée travaillée.
En appel, la Cour d’appel de Versailles avait confirmé ce jugement, sauf sur l’astreinte.
Les deux sociétés ayant formé un pourvoi, la question soumise à la Cour de cassation dans chacune de ces affaires était celle du droit des salariés en télétravail au bénéfice de ce dispositif au regard du principe d’égalité de traitement.
Notions et régimes juridiques
Ces affaires donnent l’occasion de rappeler les contours de la notion de télétravail, d’égalité de traitement et du dispositif des titres-restaurant.
Télétravail
L’article L. 1222-9 du code du travail le définit désormais comme « toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon volontaire en utilisant les technologies de l’information et de la communication ».
Quelles que soient ses modalités (qui ne concernent pas seulement le télétravail à domicile, mais le télétravail dit « nomade », en espace de coworking, etc.), le III de cet article prévoit que « le télétravailleur a les mêmes droits que le salarié qui exécute son travail dans les locaux de l’entreprise », principe rappelé par l’article 3.1 de l’Accord national interprofessionnel du 26 novembre 2020.
Principe d’égalité
Or, en ce qui concerne le principe d’égalité, on sait que depuis l’arrêt Ponsolle du 29 octobre 1996 (Soc. 29 oct. 1996, n° 92-43.680 P, D. 1998. 259
, obs. M.-T. Lanquetin
; Dr. soc. 1996. 1013, note A. Lyon-Caen
), l’employeur est tenu d’assurer pour un même travail ou un travail de valeur égale, l’égalité de traitement entre les salariés placés dans une situation identique ou comparable au regard de l’avantage en cause, sauf à ce que la différence de traitement pratiquée repose sur des raisons objectives et pertinentes.
Plus récemment, la Cour de cassation exige en outre que les règles déterminant les conditions d’éligibilité à la mesure en cause soient préalablement définies et contrôlables (Soc. 16 mars 2022, n° 20-22.688 ; 15 mars 2023, n° 21-18.078).
En matière d’égalité de rémunération, et dans la lignée de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJCE 17 mai 1990, Barber, aff. C-262/88, D. 1991. 130
, obs. X. Prétot
; Dr. soc. 1991. 453, chron. J. Boulouis
; RTD eur. 1991. 425, chron. E. Traversa
; 26 juin 2001, Brunnhofer, aff. C-381/99, AJDA 2001. 941, chron. J.-M. Belorgey, S. Gervasoni et C. Lambert
; ibid. 941, chron. J.-M. Belorgey, S. Gervasoni et C. Lambert
), la chambre sociale considère enfin que pour garantir un contrôle juridictionnel efficace, l’égalité de rémunération doit être assurée pour chacun des éléments de la rémunération (Soc. 28 nov. 2018, n° 17-20.007, D. 2018. 2369
).
C’est à l’aune de ces critères et de l’examen de la nature juridique des titres-restaurant que doivent s’apprécier les conditions d’attribution de ces avantages.
Nature juridique des titres-restaurant
L’attribution de titres-restaurant ne constitue pas une obligation de l’employeur dans les entreprises disposant d’un local de restauration, contrairement à son obligation de mise à disposition d’un local ou d’un emplacement de restauration selon la taille de l’entreprise (C. trav., art. R. 4228-22 et R. 4228-23).
Mais lorsque l’employeur met ce dispositif en place, il doit respecter les règles régissant leurs conditions d’émission, d’utilisation et de financement.
La Cour de cassation a jugé que le ticket-restaurant, défini par l’article L. 3262-1, alinéa 1er, du code du travail comme « un titre spécial de paiement » et dont l’article L. 3262-6 précise que le complément de rémunération qui en résulte pour le salarié est exonéré d’impôt sur le revenu, constitue un avantage en nature payé par l’employeur et entrant dans la rémunération du salarié (Soc. 29 nov. 2006, n° 05-42.853, D. 2007. 21
; Dr. soc. 2007. 355, obs. C. Radé
; 1er mars 2017, n° 15-18.333, Dalloz actualité, 30 mars 2017, obs. W. Fraysse ; D. 2018. 813, obs. P. Lokiec et J. Porta
).
Par ailleurs, l’article R. 3262-7 précise qu’un même salarié ne peut recevoir « qu’un titre-restaurant par repas compris dans son horaire de travail journalier ».
Or, la Cour de cassation a adopté une lecture restrictive de ce texte, en en déduisant que la seule condition à l’obtention du titre-restaurant est que le repas du salarié soit compris dans son horaire journalier, permettant ainsi au salarié suivant une formation (Soc. 20 févr. 2013, n° 10-30.028, Dalloz actualité, 27 mars 2013, obs. C. Fleuriot ; D. 2013. 574
) ou travaillant sur quatre jours et demi par semaine (Soc. 13 avr. 2023, n° 21-11.322, JA 2023, n° 683, p. 39, étude M. Julien et J.-F. Paulin
) d’en bénéficier dès lors que son temps de travail englobe un temps de repas et peu important la prise effective d’une pause déjeuner.
La jurisprudence applique avec rigueur le principe d’égalité, en jugeant que la seule différence de catégorie professionnelle ne suffit pas à justifier une disparité dans l’octroi des titres-restaurant (Soc. 20 févr. 2008, n° 05-45.601, D. 2008. 696
; ibid. 2306, obs. M.-C. Amauger-Lattes, I. Desbarats, C. Dupouey-Dehan, B. Lardy-Pélissier, J. Pélissier et B. Reynès
; Dr. soc. 2008. 530, note C. Radé
), ni le fait qu’un local de restauration existe, si d’autres salariés en bénéficient alors qu’il y avait un également un tel local dans leur établissement (Soc. 19 oct. 2016, n° 15-20.331, inédit). Elle a également retenu que les salariés intérimaires ne pouvaient être exclus du bénéfice de cet avantage dans la mesure où il entre dans la rémunération du salarié (Soc. 29 nov. 2006, n° 05-42.853 P, D. 2007. 21
; Dr. soc. 2007. 355, obs. C. Radé
; RJS 2/2007, n° 295). En revanche, l’employeur peut moduler la valeur des titres en fonction de l’éloignement du domicile des salariés, dès lors que cette différenciation est fondée sur un critère objectif, c’est-à-dire la distance séparant le lieu de travail du domicile (Soc. 22 janv. 1992, n° 88-40.938 P, RJS 3/1992, n° 296) ou imposer une condition d’au moins quinze jours de travail au cours du mois (Soc. 16 sept. 2009, n° 08-42.040, inédit).
Pour autant, la Haute juridiction judiciaire ne s’était jamais prononcée, contrairement au Conseil d’État au sujet des agents exerçant leurs fonctions en télétravail (CE 7 juill. 2022, n° 457140, Lebon
; AJDA 2022. 1422
; AJFP 2023. 62
, obs. L. Derboulles
), sur la question du droit des salariés en télétravail à des titres-restaurant, sur laquelle les décisions judiciaires étaient divergentes.
Fin du débat judiciaire
Les juridictions du fond étaient en effet partagées.
Certaines ont considéré que le télétravailleur a droit aux titres-restaurant pour chaque jour travaillé durant lequel le repas est compris dans son horaire de travail journalier (TJ Paris, 30 mars 2021, n° 20/09805, JA 2021, n° 638, p. 12, obs. D. Castel
; RJS 6/2021, n° 348 ; Douai, 14 avr. 2023, n° 21/00575), tandis que d’autres ont jugé qu’à défaut de surcoût lié à sa restauration hors de son domicile, le télétravailleur à domicile n’est pas dans une situation comparable à celle du salarié travaillant sur site sans restaurant d’entreprise et n’a pas droit, comme ce dernier, à des titres-restaurant (TJ Nanterre, 10 mars 2021, n° 20/09616, JA 2021, n° 638, p. 12, obs. D. Castel
; Paris, 16 nov. 2023, n° 22/12401).
L’URSSAF et le ministère du Travail retiennent un principe d’égalité, sous réserve que les conditions de travail soient identiques (Doc. Urssaf du 6 janv. 2025).
La difficulté résidait dans une différence d’analyse des situations et de l’objet de l’avantage en nature que constitue le titre-restaurant.
Plusieurs auteurs ont ainsi relevé la coexistence de deux analyses possibles, l’une mettant l’accent sur l’indemnisation du surcoût lié à l’impossibilité de prendre son repas à son domicile (ce qui exclut les télétravailleurs), l’autre sur la prise en charge financière des frais de repas indépendamment des circonstances (ce qui inclut tous les salariés ; M. Rascle, Télétravail conventionnel et télétravail exceptionnel : quelle articulation ?, RDT 2023. 787
; Rép. trav., v° Travail à domicile et télétravail, par C. Mathieu).
La détermination de l’objet de l’avantage en cause permet effectivement d’apprécier si les salariés se trouvent dans une situation identique ou comparable au regard de cet avantage.
La Cour de cassation s’était déjà ainsi penchée sur le droit à « l’indemnité de cantine fermée » instituée temporairement dans le cadre du confinement et de ses suites (not., par un accord collectif du 12 juin 2020), en jugeant que cette indemnité avait « pour objet de compenser la perte, par l’effet de la pandémie, du service de restauration d’entreprise offert aux salariés présents sur les sites de l’entreprise », ce qui plaçait les salariés en télétravail dans une situation différente de celles des salariés travaillant sur site, privés de ce service (Soc. 24 avr. 2024, n° 22-18.031, Dalloz actualité, 15 mai 2024, obs. N. Claude ; D. 2024. 824
).
Mais le dispositif des titres-restaurant ne répond pas au même objectif, et la Cour de cassation tranche le débat en combinant les dispositions applicables interprétées strictement.
Leur objet est en effet (C. trav., art. L. 3262-1) de permettre « d’acquitter le prix du repas consommé au restaurant ou acheté auprès » d’un restaurateur ou commerçant concerné, et ils ne sont conditionnés que par le fait que le repas du salarié soit compris dans son horaire journalier (C. trav., art. R. 3262-7 ; Soc. 13 avr. 2023, n° 21-11.322, préc.).
La Cour de cassation déduit de ces textes, dans la première affaire, que « l’employeur ne peut refuser l’octroi de titres-restaurant à des salariés au seul motif qu’ils exercent leur activité en télétravail ». Le placement de salariés en télétravail ne peut donc justifier à lui seul la suppression de leur droit à bénéficier de cet avantage.
La réponse apportée dans la seconde affaire apporte un éclairage sur l’application dans ce domaine de la méthodologie utilisée en matière d’appréciation du respect du principe d’égalité de traitement.
Cassant l’arrêt de la cour d’appel sur un autre point (irrecevabilité de l’action des syndicats tendant à obtenir la régularisation de la situation individuelle des salariés), la Cour régulatrice valide le raisonnement suivi par la cour d’appel qui avait :
- relevé d’abord « l’existence d’un usage au sein de l’entreprise tenant à l’attribution de titres-restaurant aux salariés qui n’avaient pas accès, par leur éloignement géographique ou le caractère itinérant de leurs fonctions, au restaurant d’entreprise », retenu « que cet avantage, ne pouvait, en l’absence de dénonciation, être suspendu lors du placement des salariés en télétravail » ;
- constaté ensuite qu’à compter du mois de mars 2020, tous les salariés étaient placés en télétravail et le restaurant d’entreprise étant fermé, déduit que tous les salariés se trouvaient dans une situation identique au regard de l’avantage lié à la restauration et qu’il ne pouvait être fait de différence entre eux en considération de leur situation antérieure sans porter atteinte au principe d’égalité de traitement.
Ces arrêts interdisent donc à l’employeur de conditionner l’attribution de titres-restaurant au seul travail sur site et permettent une harmonisation jurisprudentielle bienvenue en la matière. La solution retenue apparaît également conforme à des considérations d’ordre pratique : comme le faisaient valoir les organisations syndicales dans la seconde affaire, le télétravail ne se réalise pas nécessairement à domicile, et peut parfois générer un surcoût par rapport au restaurant d’entreprise.
Soc. 8 oct. 2025, FS-B, n° 24-12.373
Soc. 8 oct. 2025, FS-B, n° 24-10.566
par Sonia Norval-Grivet, Magistrate
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