En l’absence de choix, le fait dommageable prévaut en assurance responsabilité civile

Lorsque l’assureur n’opère pas clairement de choix entre le fait dommageable et la réclamation de la victime en tant qu’évènement constitutif du sinistre et que, à la lecture de la police, le fait dommageable est susceptible de déclencher la garantie, seul cet évènement doit être pris en compte.

Retour sur la saga des clauses « base réclamation » (ou « claim’s-made »)

La détermination du sinistre en assurance de responsabilité civile a longtemps été sujet à débat. En effet, selon l’article L. 124-1 du code des assurances, « dans les assurances de responsabilité, l’assureur n’est tenu que si, à la suite du fait dommageable prévu au contrat, une réclamation amiable ou judiciaire est faite à l’assuré par le tiers lésé ». Pour déclencher la garantie, encore faut-il que le sinistre ait lieu durant sa période de validité. Préciser l’évènement constituant le sinistre est alors déterminant. En pratique, les assureurs, en mettant en avant le principe de liberté contractuelle, choisissait tantôt le fait dommageable (clause « base fait générateur »), tantôt la réclamation de la victime (clause « base réclamation » ou « claim’s-made ») en tant qu’évènement constitutif du sinistre et donc en tant qu’élément déclencheur de la garantie. Le choix de l’un ou de l’autre n’est pas sans conséquences, en particulier sur l’étendue de la garantie dans le temps.

C’est ainsi que les clauses « base réclamation » ont été fortement critiquées. Selon ces clauses, le dommage et la réclamation de la victime doivent se situer dans la période de la garantie. Or, « de telles clauses restent dangereuses pour les assurés responsables mais surtout pour les tiers victimes car elles créent des « trous » de garantie dans le temps en cas de changement d’assureur. En effet, le dommage « né » sous le premier contrat et « réclamé » sous le second demeure sans garantie » (Y. Lambert-Faivre et L. Leveneur, Droit des assurances, 14éd., Dalloz, coll. « Précis », 2017, p. 510, n° 712).

La jurisprudence est par la suite intervenue pour condamner ces clauses se basant sur la réclamation de la victime. Sept arrêts rendus par la première chambre civile le 19 décembre 1990 (Civ. 1re, 19 déc. 1990, n° 87-15.834 et n° 87-11.717, RTD civ. 1991. 325, obs. J. Mestre  ; n° 88-12.863 et n° 87-174.586, RDI 1991. 78, obs. G. Leguay et P. Dubois  ; RTD civ. 1991. 325, obs. J. Mestre  ; n° 88-14.756, n° 87-19.588 et n° 88-19.441) illustrent parfaitement cette opposition des juges, la Cour de cassation estimant que ces clauses étaient nulles. Seul le fait générateur du dommage pouvait donc déclencher la mise en œuvre de la garantie.

La loi du 1er août 2003 : le choix laissé entre les mains des assureurs

Face à ces controverses, le législateur a tranché la question et mis fin au débat par une loi du 1er août 2003 (Loi n° 2003-706 du 1er août 2003 de sécurité financière). Dorénavant, le sinistre en assurance de responsabilité civile est défini à l’article L. 124-1-1 du code des assurances. Ce dernier prévoit que le sinistre correspond à tout dommage ou ensemble de dommages causés à des tiers, engageant la responsabilité de l’assuré, résultant d’un fait dommageable et ayant donné lieu à une ou plusieurs réclamations. Il précise également que le fait dommageable est celui qui constitue la cause génératrice du dommage.

Surtout, le nouvel article L. 124-5 du code des assurances dispose désormais que « lorsqu’elle couvre la responsabilité des personnes physiques en dehors de leur activité professionnelle, la garantie est déclenchée par le fait dommageable ». La règle est impérative. En revanche, le même article laisse le choix aux assureurs de définir l’événement qui déclenchera la garantie dans un contrat d’assurance responsabilité civile professionnelle (le fait dommageable ou la réclamation de la victime). Selon le choix effectué, l’alinéa 2 prévoit que le contrat doit reproduire l’alinéa 3 ou bien l’alinéa 4 déterminant ainsi le fonctionnement de la garantie dans le temps. En pratique, les assureurs choisissent presque systématiquement la « base réclamation ».

Quid en l’absence de choix exprès de l’assureur ?

Mais qu’en est-il lorsque la police ne présente pas clairement le choix opéré par l’assureur ? La Cour de cassation a dû répondre à cette question dans une décision rendue par la deuxième chambre civile le 21 septembre 2023.

En l’espèce, une viticultrice a confié l’embouteillage de sa récolte à un professionnel. Ce dernier, qui était assuré au titre de sa responsabilité civile auprès de la société Groupama, a transféré son activité à une société et a résilié son contrat d’assurance à compter du 30 novembre 2012. La société reprenant l’activité a, quant à elle, souscrit un contrat garantissant sa responsabilité civile professionnelle auprès de l’assureur Allianz avec une prise d’effet au 1er décembre 2012. Cependant, le 31 janvier 2013, la viticultrice informe l’embouteilleur de défauts affectant le vin qu’il avait mis en bouteille. Elle l’assigne en justice ainsi que la société qui a repris son activité et l’assureur Groupama afin d’être indemnisée de son préjudice.

La Cour d’appel de Bordeaux rend un arrêt le 11 mars 2021 par lequel elle déboute la société de sa demande en garantie formée contre la société Groupama. La cour d’appel relève que, contrairement à ce qui est prévu à l’alinéa 2 de l’article L. 124-5 du code des assurances, les conditions particulières du contrat d’assurance souscrit par l’embouteilleur ne précisaient pas si la garantie est déclenchée par le fait dommageable ou par la réclamation. Elle souligne cependant que, selon l’article 27 des conditions générales du contrat, la garantie « responsabilité civile contractuelle » s’applique « aux réclamations formulées entre les dates de prise d’effet et de cessation des effets du présent contrat dans la mesure où elles se rattachent à des faits dommageables survenus pendant la même période ». La cour d’appel en déduit alors que la garantie est déclenchée par la réclamation de l’assuré et que cette disposition est corroborée par une lettre adressée par l’assureur à l’embouteilleur indiquant que, lorsque la garantie couvre la responsabilité civile d’une personne morale ou physique agissant dans l’exercice de son activité professionnelle, la garantie est déclenchée par la réclamation.

La société forme un pourvoi en cassation. Elle souligne que la garantie est, selon le choix des parties, déclenchée soit par le fait dommageable, soit par la réclamation. Elle précise que l’article 27 des conditions générales du contrat stipulait que la garantie s’applique aux réclamations formulées entre les dates de prise d’effet et de cessation des effets du contrat dans la mesure où elles se rattachent à des faits dommageables survenus pendant la même période. Elle reproche alors à la cour d’appel d’avoir violé l’article L. 124-5 du code des assurances en retenant que la garantie est déclenchée par la réclamation de l’assuré.

En l’absence de choix, le fait dommageable prévaut

La deuxième chambre civile casse partiellement l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Bordeaux. Au visa de l’article L. 124-5 du code des assurances, elle rappelle que selon ce texte, la garantie déclenchée par le fait dommageable couvre l’assuré contre les conséquences pécuniaires des sinistres dès lors qu’un fait dommageable survient entre la prise d’effet de la garantie et la date de résiliation ou d’expiration de cette dernière, quelle que soit la date des autres éléments constitutifs du sinistre (al. 3). Elle estime ainsi que la cour d’appel a violé le texte visé dès lors qu’il ressort de ses constatations que le fait dommageable était susceptible de déclencher la garantie s’il survenait entre la prise d’effet initiale de la garantie et sa date de résiliation ou d’expiration.

La Cour de cassation affirme ainsi que, dans le cas où l’assureur n’opère pas clairement de choix entre le fait dommageable et la réclamation de la victime en tant qu’évènement constitutif du sinistre et que, à la lecture de la police, le fait dommageable est susceptible de déclencher la garantie, alors seul cet évènement doit être pris en compte. La jurisprudence a, en effet, depuis toujours considéré que, par principe, la garantie devait être rattachée au fait dommageable : en cas d’absence de stipulation dans la police, le sinistre est constitué par le fait dommageable et non par la réclamation de la victime (Civ. 1re, 16 juill. 1970, n° 69-10.060).

Une telle interprétation est favorable à l’assuré dans la mesure où la « base fait dommageable » impacte moins la durée de la garantie que la « base réclamation ». Il faut toutefois que la survenance du fait dommageable se situe pendant la période de garantie. Ainsi, même si la réclamation de la victime intervient après la période de garantie, l’assuré reste couvert. Seule importe la date de survenance du fait dommageable. En cas de succession de contrats, comme en l’espèce, ce sera l’assureur pour lequel la garantie était en vigueur au moment de la réalisation du fait dommageable qui sera tenu de garantir le sinistre.

 

© Lefebvre Dalloz