Entente du marché des ronds à béton : la Cour de justice tire des conséquences très limitées de la durée anormalement longue de la procédure
Dans le cadre de pourvois venant clore une troisième procédure juridictionnelle née d’une procédure administrative menée par la Commission européenne pour sanctionner une entente survenue sur le marché des ronds à béton, la Cour de justice de l’Union européenne fait preuve d’une importante rigueur à l’égard des entreprises auteures des pourvois, lesquelles se prévalaient d’atteintes aux principes d’impartialité et de respect des droits de la défense liées aux effets de la durée particulièrement longue de la procédure dans son ensemble.
 
                            L’arrêt Ferriera Valsabbia constitue une nouvelle incarnation des enjeux suscités par la durée parfois excessivement longue de certaines procédures d’application des règles européennes de concurrence par la Commission européenne, et éventuellement par le Tribunal de l’Union européenne au stade du contrôle juridictionnel des décisions rendues par la Commission, étant rappelé qu’une violation du principe du délai raisonnable par une institution de l’Union ouvre en principe droit à la réparation des préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux subis par les entreprises concernées (CJUE 26 nov. 2013, Kendrion c/ Commission, aff. C-50/12 P, Dalloz actualité, 19 déc. 2013, obs. T. Soudain ; RTD eur. 2014. 944, obs. L. Idot  ).
).
En l’espèce, alors que les procédures successives ayant mené à la décision de sanction litigieuse s’étaient étendues, dans leur ensemble, sur une période particulièrement longue, les entreprises auteures des pourvois en cause entendaient obtenir, non pas une indemnisation d’éventuels préjudices liés à la longueur de la procédure, mais l’annulation de la dernière décision ayant conclu à l’existence d’une entente infractionnelle. La Cour de justice a néanmoins rejeté l’ensemble des moyens présentés par les requérantes, neutralisant la portée des moyens et arguments tirés des entraves à certains droits que les auteures des pourvois estimaient avoir subies en raison des particularités temporelles et procédurales de cette affaire.
Un contexte procédural particulier, marqué par la succession de trois procédures administratives portant sur les mêmes faits
L’arrêt commenté, rendu sur pourvois formés par les entreprises Ferriera Valsabbia et Alfa Acciai, intervient ainsi dans un contexte procédural particulier, marqué par des annulations successives de décisions adoptées par la Commission européenne afin de sanctionner une entente mise en œuvre dans les années 1990 sur le marché des ronds à béton.
En effet, une première procédure d’enquête puis administrative avait été diligentée par la Commission pour mettre au jour l’entente en cause, à laquelle avaient pris part les requérantes. Cette première procédure avait abouti à l’adoption, le 17 septembre 2002, d’une décision d’interdiction et de sanction fondée sur les dispositions matérielles et procédurales/institutionnelles du Traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Traité CECA), lequel expirait en juillet 2002. Saisi par voie de recours en annulation, le Tribunal de première instance des Communautés européennes (ex-Trib. UE) a annulé, en 2007, la décision évoquée au motif que celle-ci avait été adoptée sur la base de dispositions du Traité CECA (art. 65, §§ 4 et 5) qui n’étaient plus en vigueur au moment de l’adoption de la décision querellée, ce qui signifiait que la Commission n’avait pas compétence pour agir sur le fondement des dispositions en cause (TPICE, 25 oct. 2007, SP e.a. c/ Commission, aff. jtes T-27/03, T-46/03, T-58/03, T-79/03, T-80/03, T-97/03 et T-98/03, RSC 2008. 168, obs. L. Idot  ; RTD eur. 2008. 313, chron. J.-B. Blaise et L. Idot
 ; RTD eur. 2008. 313, chron. J.-B. Blaise et L. Idot  ).
).
Dans le prolongement de cette première procédure, la Commission a mené une nouvelle procédure relative aux mêmes faits, cette fois sur le fondement des règles procédurales du Traité CE et du règlement (CE) n° 1/2003. Sur le fond, la deuxième décision à laquelle a conduit cette nouvelle procédure reposait sur des griefs reprenant en substance la teneur et les conclusions de la décision de 2002. Cette décision, adoptée en septembre 2009, a été contestée devant les juridictions de l’Union. Les entreprises Ferriera Valsabbia et Alfa Acciai faisaient partie des requérantes et, au stade du pourvoi, celles-ci ont obtenu l’annulation de la deuxième décision au motif que la Commission avait indûment manqué d’organiser une audition à laquelle les autorités de concurrence (ANC) des États membres étaient invitées, ce qui constituait une violation des formes substantielles (CJUE 21 sept. 2017, Ferriera Valsabbia e.a. c/ Commission, aff. jtes C-86/15 P et C-87/15 P).
Par conséquent, une troisième procédure administrative a été organisée par la Commission à l’égard des entreprises évoquées et de quelques autres entreprises membres de l’entente en cause qui étaient allées jusqu’au stade du pourvoi dans le cadre de la deuxième procédure. Dans le cadre de cette troisième procédure, la Commission a notamment organisé une audition sur le fond de l’affaire, laquelle réunissait les entreprises encore mises en cause, les représentants des ANC et le conseiller-auditeur. En juillet 2019, la Commission a adopté la décision litigieuse à l’égard de la requérante et des autres entreprises ayant bénéficié de l’annulation de la deuxième décision. Par la décision litigieuse, la Commission a constaté la même infraction que dans le cadre de la précédente décision et sanctionné l’entente infractionnelle en infligeant des amendes réduites de 50 % par rapport au montant normalement applicable en raison de la durée de la procédure dans son ensemble.
Les requérantes ont introduit des recours en annulation auprès du Tribunal de l’Union européenne, recours qui ont été intégralement rejetés (Trib. UE, 9 nov. 2022, aff. T-655/19 et T-656/19). Les requérantes ont alors formé des pourvois devant la Cour de justice, lesquels ont été examinés de manière jointe. Les efforts répétés des requérantes n’auront pas payé : la Cour de justice a en effet rejeté les pourvois dans leur intégralité, faisant montre d’une rigueur, voire d’une certaine sévérité, devant les arguments que les requérantes fondaient sur certaines conséquences et implication concrètes de la durée de la procédure administrative dans son ensemble – étant précisé tout de même qu’une partie de la rigidité des appréciations de la Cour peut s’expliquer par les contraintes inhérentes à la technique du pourvoi et à l’office de la Cour dans un tel contexte procédural.
L’absence d’atteinte au principe d’impartialité au regard des conditions de consultation des représentants des autorités de concurrence des États membres
Par la première branche du premier moyen, les requérantes reprochaient au Tribunal d’avoir commis des erreurs de droit en ne tenant pas suffisamment compte des conditions dans lesquelles les représentants des ANC avaient été consultés, étant rappelé que le Comité consultatif en matière d’ententes et de positions dominantes (le Comité consultatif), consulté avant toute décision individuelle d’interdiction et de sanction d’une pratique anticoncurrentielle, est composé de représentants des ANC (Règl. [CE] n° 1/2003, art. 14, § 2), et que la Commission doit inviter les ANC à prendre part aux auditions organisées dans le cadre des procédures administratives (Règl. [CE] n° 773/2004, art. 14, § 3).
Selon les requérantes, le fait que les ANC consultées dans le cadre de la troisième procédure (qui a mené à la décision litigieuse) aient déjà formulé des avis sur les mêmes faits infractionnels auparavant (dans le cadre de la première procédure) était problématique au regard de l’exigence d’impartialité. Mais, pour la Cour, examiner un tel grief reviendrait à étendre le litige au-delà des conditions dans lesquelles celui-ci a été apprécié par le Tribunal, dans la mesure où, en première instance, le Tribunal avait examiné le seul grief tiré par les requérantes de ce que les ANC auraient été, dans le cadre de la préparation de la décision litigieuse, influencées par les positions successives de la Commission reflétées dans les décisions bien connues de 2002 et 2009.
Conséquence logique de cette appréciation stricte des termes empruntés pour présenter un grief devant elle : la Cour de justice considère que le grief exposé par les requérantes est irrecevable (§§ 53-55). Cette solution de la Cour reflète l’importance d’introduire dès la première instance l’ensemble des griefs susceptibles d’être exposés dans un moyen tiré de l’invocation d’un grand principe tel que celui d’impartialité.
Ensuite, tandis que les requérantes ont avancé que le Tribunal avait indûment manqué de prendre en considération le caractère exceptionnel des circonstances en cause, la Cour de justice écarte ce grief en ce qu’elle le considère insuffisamment clair et précis, faute pour les requérantes d’avoir développé une argumentation qui aurait rendu compte des raisons pour lesquelles les circonstances exceptionnelles alléguées se seraient en l’espèce traduites par un lien entre, d’une part, la connaissance des précédentes décisions par les ANC siégeant au sein du Comité consultatif et, d’autre part, impossibilité pour ces mêmes ANC réunies au sein du Comité consultatif de former et d’émettre leur avis avec l’impartialité requise (§ 59).
Par ailleurs, les requérantes faisaient valoir, en substance, que l’Autorité de la concurrence italienne, l’AGCM, avait elle-même adopté, en 2017, une décision relative à une infraction faisant référence à une précédente décision précédemment rendue par la Commission européenne dans le cadre de l’entente en cause, avant l’annulation sur pourvoi par la Cour de justice en 2017 ; autrement dit, une telle autorité, représentée au sein du Comité consultatif en amont de la décision litigieuse adoptée en 2019, se serait préalablement liée à l’appréciation déjà développée par la Commission dans le cadre des première et deuxième procédures administratives, ce qui se serait traduit par une impossibilité de forger, en 2019, une nouvelle lecture des faits en cause dans des conditions conformes aux exigences du principe d’impartialité. Néanmoins, pour la Cour de justice, dans la mesure où cette décision rendue par l’AGCM en 2017, et l’incidence que cette décision aurait pu avoir sur une autorité représentée du Comité consultatif avant l’adoption de la décision litigieuse, n’avaient pas été mentionnées en première instance, il ne pouvait pas, au stade du pourvoi, être reproché au Tribunal d’avoir ignoré ce point. Là encore, l’on saisit les limites suscitées par les règles et principes encadrant le pourvoi.
Au terme de l’examen de ces différents points, la Cour de justice s’est ensuite penchée sur une autre branche du premier moyen du pourvoi, consistant pour les requérantes à soutenir que le Tribunal avait indûment refusé de considérer que les conditions d’organisation de l’audition des parties, avant l’adoption de la décision litigieuse, avaient porté atteinte aux droits de la défense des requérantes.
L’absence de violation des droits de la défense à raison des conditions d’organisation de l’audition des parties mises en cause/concernées et des tiers intéressés
Selon les requérantes, en substance, l’organisation d’une audition satisfaisante avant l’adoption de la décision litigieuse aurait impliqué d’inviter à présenter leurs vues non seulement les entreprises mises en cause et ayant bénéficié de l’annulation de la deuxième décision par la Cour de justice mais, également, les autres entreprises ayant pris part à l’entente mise au jour et qui n’étaient plus concernées par la troisième procédure, faute pour ces dernières d’avoir pu bénéficier des effets de l’annulation de la deuxième décision (en raison de l’absence de pourvoi formé par ces dernières entreprises dans le cadre de la deuxième procédure juridictionnelle). Pour les requérantes, seule une audition réunissant l’ensemble des entreprises ayant pris part à l’entente et les représentants des ANC aurait permis d’obtenir les conditions d’une audition à la fois respectueuse des exigences procédurales fixées dans le droit dérivé de l’Union et comparable à celle qui avait eu lieu dans le cadre de la première procédure administrative, en 2002 (avant que les situations procédurales des membres de l’entente ne commencent à varier au gré des choix stratégiques de chacune et du sort réservé à leurs initiatives juridictionnelles respectives).
Sur cet enjeu, la Cour de justice répond avec rigueur, pour ne pas écrire avec une certaine froideur, relevant simplement que le Tribunal a valablement exposé les raisons pour lesquelles l’absence, lors de l’audition de la troisième et dernière procédure administrative, de certaines entreprises membres de l’entente à l’égard desquelles la deuxième décision de sanction était devenue définitive, n’avait pas porté atteinte au respect des droits de la défense des requérantes. La Cour ajoute avec sobriété que la Commission était seulement tenue d’organiser une audition conforme aux dispositions des règlements (CE) n° 1/2003 et (CE) n° 773/2004 et, ainsi, de permettre mécaniquement au Comité consultatif de rendre son avis en pleine connaissance de cause, ce que la Commission a fait (§§ 73 et 78). Dans ces conditions, la Cour écarte la deuxième branche du premier moyen du pourvoi.
De même, la Cour de justice rejette comme étant irrecevable la dernière branche du premier moyen, par laquelle les requérantes affirmaient que le Tribunal avait commis une erreur de droit en considérant que la Commission avait valablement pu se passer d’inviter à l’audition de la troisième procédure administrative l’Association nationale des entreprises de façonnage de fer (ANSFER), initialement considérée comme une partie intéressée en 2002, lors de la première procédure administrative, mais dont le comportement (consistant notamment à ne pas se présenter à la seconde audition de cette première procédure) avait pu conduire la Commission à la considérer comme n’étant plus une partie intéressée en 2018 (c’est-à-dire dans le cadre de la troisième et dernière procédure) (§§ 87 à 95).
L’absence d’atteinte aux droits de la défense à raison de la durée de la procédure
Par leur deuxième moyen, les requérantes soutenaient, en outre, que la durée de la procédure, dans son ensemble, avait violé le principe du délai raisonnable et s’était traduite par une violation de leurs droits de la défense, ce qui aurait dû justifier une annulation par le Tribunal de la décision litigieuse. Selon les auteures du pourvoi, la durée et la complexité de la procédure ont finalement rendu impossible la tenue, en 2019, d’une audition réunissant l’ensemble des entreprises initialement visées dans le cadre des deux premières procédures administratives. Sur ce point, la Cour de justice répond encore de manière abrupte que « s’il est vrai que (…) les représentants des autorités de concurrence des États membres n’étaient plus en mesure d’entendre [en 2018] certaines entreprises et certaines associations qui soit avaient fait faillite entre-temps soit n’étaient plus parties à la procédure, les requérantes n’ont aucunement établi devant le Tribunal que, de ce seul fait, la durée de la procédure en cause aurait entraîné une violation de leurs droits de la défense » (§ 106). Selon la Cour, l’absence d’atteinte aux droits de la défense des requérantes rend nécessairement impossible la caractérisation d’une atteinte à l’exigence de délai raisonnable susceptible de fonder l’annulation de la décision litigieuse. Là encore, le rejet de ce moyen du pourvoi s’impose.
Il est regrettable que la Cour de justice n’ait pas davantage motivé son rejet de l’éventuelle atteinte aux droits de la défense des requérantes. En effet, le caractère contradictoire de la procédure administrative – que l’exercice des droits de la défense est censé consolider – devrait impliquer la possibilité pour une entreprise mise en cause d’offrir son éclairage de l’ensemble de l’affaire, en s’appuyant sur l’ensemble des éléments qu’elle considère pertinents pour rendre compte du contexte de la pratique susceptible d’être sanctionnée. En l’espèce, l’absence de certaines entreprises auparavant mises en cause, au stade de l’audition qui s’est tenue dans le cadre de la troisième procédure, s’est probablement traduite par des échanges et des possibilités d’argumentation bien différents de ce qui se serait produit en présence de l’ensemble des entreprises concernées par l’entente en cause.
Le bien-fondé de principe de l’infliction d’une amende, en dépit de la faible probabilité d’une réitération d’infraction par les requérantes
Enfin, examinant le dernier moyen, la Cour de justice confirme le bien-fondé de la décision ayant consisté à infliger aux requérantes une amende au terme de la troisième procédure administrative, tandis que les requérantes alléguaient qu’une telle sanction n’était pas justifiée au regard du caractère exceptionnel de la procédure, ni nécessaire au regard de l’absence de risque de réitération compte tenu de l’évolution du marché en cause depuis l’engagement de la toute première procédure. Sur ce point, la Cour de justice affirme que l’infliction d’une amende est bien justifiée dans des circonstances telles que celles de l’espèce, l’effet dissuasif attaché à une telle sanction ne se déterminant pas seulement au regard du comportement des entreprises sanctionnées mais, également, au regard des autres opérateurs économiques (§ 121). Cette dernière analyse conforte l’impression d’un arrêt empreint d’une certaine sévérité.
© Lefebvre Dalloz