Entente : le repentir, une stratégie gagnante

La procédure de clémence vient encore de prouver son efficacité en permettant de révéler une entente nouée dans le cadre d'appels d'offres pour des opérations de démantèlement sur un site nucléaire.

31 239 000 euros ! La sanction de l'Autorité de la concurrence rendue le 7 septembre 2023 est à la hauteur de la gravité de l'infraction. En effet, une entente entre six sociétés a été décelée dans le cadre d'appels d'offres organisés par le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) pour des opérations de démantèlement sur un site nucléaire.

Remarque : le démantèlement regroupe les opérations visant à évacuer les matières et déchets radioactifs, à retirer les matériels présents, à assainir et à démonter les bâtiments d'une installation nucléaire à l'issue de sa période d'exploitation. Ces opérations peuvent s’étaler sur des dizaines d’années et représentant un enjeu pour les exploitants en termes de gestion et de coordination des différents travaux, lesquels font souvent intervenir sur le même site plusieurs entreprises spécialisées.

Une entente constituée dans le cadre d'un contrat multi-attributaires

Le CEA avait décidé de réaliser des opérations préparatoires à certains gros chantiers. Ces opérations pouvaient comprendre notamment la réalisation de cartographies, de petites opérations d’assainissement, permettant de réduire la radioactivité avant les grosses opérations, et de décontamination. Pour gérer ses besoins, le CEA a décidé de conclure un accord-cadre multi-attributaires pour une durée initiale de 3 ans.

L'entente nouée dans le cadre de ce contrat a été révélée grâce à un outil de détection particulièrement efficace : le programme de clémence. Son principe est simple. L’entreprise qui dénonce la première l’infraction et fournit les éléments de preuve nécessaires peut obtenir une immunité totale. Les entreprises qui font des demandes dans un second temps peuvent se voir appliquer une réduction d’amende en fonction de leur rang d’arrivée et de leur coopération. En clair, il faut sortir du cartel le premier afin d'obtenir l'immunité.

C'est ce qu'a fait, en l'espèce, l'une des entreprises participant à l'entente, ce qui lui a permis d'obtenir l'exonération totale des sanctions financières. Les pièces apportées par le demandeur de clémence ont été complétées par des opérations de visite et des saisies réalisées par les services d’instruction de l’Autorité. Ils ont notamment recueilli des notes manuscrites, des courriels, des relevés téléphoniques et des documents de synthèse. Plusieurs auditions ont également été réalisées.

Répartition des marchés

Au cours de l'instruction, il a été établi que, préalablement au dépôt des offres pour l’attribution de l’accord-cadre, trois des entreprises attributaires de l’accord-cadre avaient participé à des réunions, et procédé à des échanges d'informations, ayant notamment pour objet les bordereaux de prix devant être soumis à l’occasion de la réponse à l’appel d’offres organisé par le CEA. Par la suite, lors de la mise en œuvre de l’accord-cadre, une quatrième société, également attributaire de l’accord-cadre, a pris part aux pratiques anticoncurrentielles mises en œuvres par les trois premières entreprises.

Chacune des quatre entreprises attributaires s'est entretenue avec ses concurrents avant de répondre aux différents marchés subséquents couverts par l’accord-cadre.

L'Autorité a notamment constaté que les entreprises avaient établi une répartition des différents marchés entre elles, avec un suivi précis des attributions. Pour ce faire, l'entreprise qui souhaitait obtenir le marché fournissait aux concurrents son tableau de décomposition des prix, permettant ainsi à ces derniers d’établir des offres de couverture. Les participants à l'entente échangeaient très régulièrement, utilisant divers canaux de communication tels que des courriels, des SMS et des réunions physiques. Certains participants ont même utilisé des adresses électroniques personnelles ou appartenant à d'autres membres de leur famille.

Remarque : une offre de couverture consiste en un dépôt, par une ou plusieurs entreprises soumissionnaires, d’une offre d’un montant volontairement plus élevé que l’offre de l’entreprise avec laquelle elle s’est entendue et dont l’offre devra apparaître comme la moins-disante, pour être déclarée attributaire du marché.

Des échanges tenus pour 9 autres appels d'offres

L'Autorité relève que des échanges entre fournisseurs de prestations de démantèlement se sont également tenus pour neuf autres appels d'offres ponctuels, qui n'entraient pas dans le champ d'application de l'accord-cadre. Ces échanges concernaient, en fonction des appels d’offres, plusieurs des prestataires de services présents sur place, ce qui incluait, outre les attributaires de l’accord-cadre, d’autres prestataires. Ici encore, les parties se sont concertées et se sont réparties de manière artificielle les différents marchés, en recourant à des offres de couverture.

Pour rappel, ces pratiques, prohibées par les articles L. 420-1 du code de commerce et 101, paragraphe 1, du TFUE, sont particulièrement graves. En effet, seul le respect des règles de concurrence garantit à l’acheteur public la sincérité de l’appel d’offres et la bonne utilisation de l’argent public. L’utilisation d’un devis de couverture constitue une pratique grave qui a pour objet et peut avoir pour effet de faire échec au processus de mise en concurrence des entreprises.

L'Autorité précise que les pratiques de différents concurrents qui visent à s’opposer au principe même de mise en concurrence inhérent aux appels d’offres, ont un degré de nocivité suffisant pour être qualifiées, si elles sont établies, de restriction par objet. Entrent dans ce cas de figure les échanges d’informations portant sur l’existence de concurrents, leur nom, leur importance, leur disponibilité en personnel ou en matériel, leur intérêt ou leur absence d’intérêt pour le marché considéré, ou les prix qu’ils envisagent de proposer.

En l'espèce, l'Autorité considère donc que, eu égard notamment à leur nature, à leur finalité et au contexte dans lequel elles sont intervenues, ces pratiques étaient, par leur objet même, anticoncurrentielles.

 

© Lefebvre Dalloz