Entre réputation et liberté d’expression : l’application du DSA par le Tribunal judiciaire de Paris
À travers deux décisions rendues les 3 et 5 septembre 2025, le Tribunal judiciaire de Paris s’est prononcé sur les conditions dans lesquelles un juge peut ordonner le retrait d’un contenu en ligne ou son déréférencement.
Dans la première affaire, un ancien journaliste demandait à Google le déréférencement d’un article du Parisien le mettant en cause pour des violences sexuelles, en invoquant son droit à l’oubli (RGPD, art. 17). Dans la seconde, une société de bronzage sollicitait la suppression d’une vidéo TikTok où une utilisatrice affirmait avoir subi des brûlures, ainsi que la communication de ses données d’identification (LCEN, art. 6-3 ; DSA). Dans les deux cas, le tribunal rejette les demandes, faute de démonstration probante du caractère illicite des contenus, et au nom de la protection de la liberté d’expression et du droit à l’information. Ces décisions, à la lumière du DSA, confirment l’approche rigoureuse du juge judiciaire : seules les atteintes manifestement illicites, établies par des preuves solides, peuvent justifier une restriction des contenus numériques.
Les 3 et 5 septembre 2025, le Tribunal judiciaire de Paris a rendu deux décisions successives qui éclairent la mise en œuvre des instruments juridiques encadrant la responsabilité des acteurs numériques et la régulation des contenus en ligne. Dans la première affaire (TJ Paris, 3 sept. 2025, n° 25/52343), un ancien journaliste et youtubeur sollicitait le déréférencement d’un article du Parisien l’évoquant comme mis en cause pour des faits de violences sexuelles, en invoquant notamment le droit à l’oubli prévu à l’article 17 du Règlement général sur la protection des données (RGPD) et l’article 6-3 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (ci-après, LCEN). Dans la seconde (TJ Paris, 5 sept. 2025, n° 25/52399), la société Point Sun, exploitant un centre de bronzage, demandait la suppression d’une vidéo TikTok jugée trompeuse et dénigrante, ainsi que la communication des données d’identification de son auteure, sur le fondement des articles 6, 1-1 et 1-2, de la LCEN, du règlement (UE) 2022/2065 sur les services numériques (Digital Services Act – DSA), et des dispositions du code de la consommation relatives aux pratiques commerciales trompeuses (C. consom., art. L. 121-4 et L. 132-3).
Ces deux décisions, rendues selon la procédure accélérée au fond (LCEN, art. 6-3), illustrent la tension entre, d’une part, le droit au respect de la réputation et à la protection des données personnelles (CEDH, art. 8 ; Charte UE, art. 7 et 8), et d’autre part la liberté d’expression et d’information (CEDH, art. 10 ; Charte UE, art. 11). Elles soulignent également l’importance du principe de proportionnalité et de l’exigence probatoire pour justifier toute mesure de retrait ou de déréférencement.
Une preuve exigeante pour justifier retraits et déréférencements
Le fondement commun des deux décisions est l’article 6-3 de la LCEN (anc. art. 6-I-8 mod. par la loi n° 2024-449 du 21 mai 2024, Dalloz actualité, 17 juin 2024, obs. M. Musson ; ibid., 10 sept. 2024, obs. L.-M. Augagneur), qui permet au président du tribunal judiciaire, statuant selon la procédure accélérée au fond, de prescrire à toute personne susceptible d’y contribuer des mesures propres à prévenir ou faire cesser un dommage causé par un contenu en ligne. Cette disposition, qui n’instaure pas une responsabilité des hébergeurs, mais une compétence juridictionnelle d’injonction, suppose l’existence d’un dommage caractérisé.
Dans l’affaire Point Sun, la société demanderesse invoquait la pratique de diffusion de faux avis, constitutive d’une pratique commerciale trompeuse au sens de l’article L. 121-4, 27° et 28°, du code de la consommation, réprimée par l’article L. 132-3. Elle invoquait également le dénigrement, sur le fondement de l’article 1240 du code civil. Toutefois, faute de preuve de la fausseté des déclarations de l’utilisatrice et de leur caractère commercial, le tribunal a estimé que le dommage allégué n’était pas établi. La seule production d’une plainte pénale était jugée insuffisante (C. pr. civ., art. 9, charge de la preuve au demandeur).
Dans l’affaire Google, le demandeur invoquait le droit à l’oubli garanti par l’article 17 du RGPD, selon lequel une personne peut obtenir l’effacement de données à caractère personnel inexactes ou non pertinentes. Or, le tribunal rappelle, à la lumière de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE 8 déc. 2022, TU et RE c/ Google, aff. C-460/20, AJDA 2023. 491, chron. P. Bonneville, C. Gänser et A. Iljic
; D. 2023. 1202
, note T. Douville
; ibid. 2150, obs. A. Mendoza-Caminade, C. Le Stanc et P. Tréfigny
; Dalloz IP/IT 2023. 5, obs. C. Lamy
; Légipresse 2023. 9 et les obs.
; ibid. 91, étude N. Mallet-Poujol
; ibid. 241, étude N. Mallet-Poujol
; RTD eur. 2023. 422, obs. F. Benoît-Rohmer
), que la charge de la preuve de l’inexactitude incombe au demandeur. Le classement sans suite de la plainte pour viol ne suffisait pas à établir l’inexactitude des données : il indiquait seulement une insuffisance de charges, sans effacer la réalité de la mise en cause. En conséquence, le dommage n’était pas démontré, et la demande rejetée.
Ces deux affaires confirment que le juge impose une démonstration précise du caractère illicite ou inexact des contenus pour justifier une restriction. En l’absence d’abus caractérisé, aucune mesure de retrait, de déréférencement ou de communication de données personnelles ne peut être ordonnée.
La liberté d’expression et le droit à l’information au cœur des decisions
Le juge rappelle que toute mesure restrictive doit respecter le principe de proportionnalité et ne peut être ordonnée que si elle est nécessaire et adaptée au but poursuivi. Ce raisonnement s’inscrit dans le cadre de l’article 10 de la Convention européenne, qui garantit la liberté d’expression, et de l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Dans l’affaire Point Sun, le tribunal qualifie la vidéo de TikTok de témoignage personnel. L’utilisatrice relate une expérience vécue, reconnaît sa responsabilité dans la durée excessive de la séance et exprime son désarroi. L’expression « à bannir le Point Sun » est jugée comme une critique mesurée, ne constituant pas un dénigrement abusif. En outre, l’absence de preuve d’une activité promotionnelle rémunérée empêche de la qualifier d’influenceuse au sens de la loi du 9 juin 2023 encadrant l’influence commerciale. Dès lors, la liberté d’expression prime sur la protection des intérêts économiques de l’entreprise.
Dans l’affaire Google, le tribunal met en balance le droit à l’oubli (RGPD, art. 17) et la liberté d’information du public. L’article litigieux du Parisien portait sur un sujet d’intérêt général (les violences sexistes et sexuelles imputées à une personnalité médiatique), avait été actualisé pour mentionner le classement sans suite et datait de moins d’un an. Suivant la jurisprudence de la Cour européenne (CEDH 4 juill. 2023, Hurbain c/ Belgique, n° 57292/16, Dalloz actualité, 13 juill. 2023, obs. M. Brillat ; Légipresse 2023. 393 et les obs.
; ibid. 502, chron. C. Bigot
; ibid. 540, comm. R. Le Gunehec
; ibid. 2024. 257, obs. N. Mallet-Poujol
; RSC 2023. 647, obs. J.-P. Marguénaud
), le tribunal applique les critères de l’intérêt contemporain de l’information, de la notoriété de la personne visée et de l’équilibre rédactionnel de l’article. Il conclut que le déréférencement aurait porté une atteinte disproportionnée au droit du public à l’information.
Bilan : une jurisprudence des juges du fond cohérente
Ces décisions consacrent donc une conception exigeante de la liberté d’expression et du droit à l’information : seules des atteintes manifestement illicites justifient une intervention judiciaire, la critique mesurée et le débat d’intérêt général demeurant protégés.
Ces deux affaires sont aussi révélatrices de la manière dont les juges nationaux appliquent les lignes directrices du DSA, en recherchant systématiquement un équilibre entre sécurité juridique et protection des libertés fondamentales. Le DSA, en son article 14, réaffirme que les fournisseurs de services d’hébergement ne sont pas responsables du contenu hébergé, sauf s’ils ont connaissance de son caractère illicite et n’agissent pas promptement pour le retirer. Or, dans l’affaire Point Sun, le tribunal qualifie bien la plateforme d’hébergeur au sens de l’article 6 de la LCEN combiné au DSA, et rappelle que seules des preuves solides d’abus peuvent justifier une injonction de retrait. Dans l’affaire Google, la logique est la même : le juge articule le RGPD et le DSA pour refuser un déréférencement qui aurait restreint l’accès du public à une information d’intérêt général. On retrouve ainsi une application conforme aux lignes directrices européennes, qui imposent aux juridictions nationales de privilégier la proportionnalité et l’exigence probatoire, en évitant que les plateformes ne deviennent des arbitres privés de la liberté d’expression.
La jurisprudence du Tribunal judiciaire de Paris en matière de régulation des contenus en ligne est cohérente. Elle démontre la vigilance du juge dans l’application de l’article 6-3 de la LCEN et de l’article 17 du RGPD, en privilégiant la liberté d’expression et le droit à l’information face à des demandes de retrait ou de déréférencement non suffisamment étayées. Elle confirme que le juge national joue un rôle essentiel dans l’articulation entre droit de la personnalité et liberté d’expression, au prix d’une exigence probatoire élevée et d’une mise en balance stricte des intérêts en présence.
TJ Paris, 5 sept. 2025, n° 25/52399
TJ Paris, 3 sept. 2025, n° 25/52343
par Mélanie Clément-Fontaine, Professeure de droit privé
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