Environnement : quels sont les leviers et les freins dans les grandes entreprises ?
Décarbonation, sobriété, changement de business models … pour atteindre les objectifs des accords de Paris, les entreprises, et notamment les grandes, doivent évoluer. Où en sont-elles ? Quels sont les obstacles à lever ? Témoignages de deux directrices environnement et RSE de grands groupes, lors du dernier salon Pollutec à Lyon.
Les chiffres des grandes entreprises donnent parfois le vertige, notamment lorsque Isabelle Spiegel, directrice environnement de Vinci présente le groupe : "Vinci, c'est 390 000 projets par an, et 272 000 collaborateurs". Avec de tels moyens humains et financiers, on pourrait penser que ces géants peuvent déplacer des montagnes, et notamment réduire leur empreinte carbone dans un contexte d’urgence climatique. Est-ce vraiment le cas ? Ont-elles un grand pouvoir qui impliquerait de grandes responsabilités ? Quels sont leurs leviers et leurs freins ? Une des tables-rondes du dernier salon Pollutec à Lyon était justement consacrée à "la place des grandes entreprises dans ce contexte de transformation".
Le premier moteur : l’exigence des clients
Comme toute entreprise, Vinci répond d’abord et avant tout aux besoins de ses clients. Si certains "veulent de l’exemplarité" en terme environnemental, d’autres sont moins exigeants. A titre d’exemple, Vinci a développé une gamme de "béton bas carbone" suite à son bilan GES (le béton représente en effet 5% de l'empreinte carbone du groupe sur l'ensemble des scopes 1, 2, 3, c'est à dire des impacts directs et indirects de leur chaîne de valeur). Alors que l’ultra bas carbone a un surcoût, il existe une gamme de produits bas carbone au même prix que le béton standard. Pourtant, les clients ne se bousculent pas au portillon. Selon Isabelle Spiegel, "il y a toujours un peu de résistance au changement. Pour des nouveaux matériaux, il faut faire la preuve par l'exemple, par la démonstration". Sur cette question de l’exigence des clients, Charlotte Migne, directrice développement durable de Suez estime que "les clients les plus moteurs, ce sont les clients publics, les collectivités. Quand la ville de Nice décide de construire une usine de traitement de l'eau exemplaire qui va recycler 5 millions de mètres cubes d'eau par an, c'est à dire de quoi nettoyer l'ensemble des rues de la ville et d'arroser l'ensemble des espaces verts, on est dans une démarche exemplaire et cela montre à tout le monde que c'est possible. Je dirais qu’il faut savoir gré à la puissance publique, à tous les niveaux et à tous les étages, de tirer ces sujets-là depuis longtemps, et encore pour longtemps je pense". Ainsi, plus les clients seront exigeants sur la performance environnementale des produits et services achetés, plus les entreprises avanceront. Isabelle Spiegel ne dit pas autre chose : "ma demande auprès des donneurs d'ordre, c'est allez-y, mettez-nous des critères environnementaux".
La réglementation : une impulsion ou une charge administrative ?
A une question sur la charge de la législation européenne, dont on entend souvent dire qu’elle serait trop lourde, Charlotte Mignon réagit assez vivement : "je pense qu’il ne faut pas se tromper de combat, notamment pour les grandes entreprises. Quand j’entends parler de « CSR fatigue », ça m'agace un peu pour être honnête parce que, malgré tout, l'ambition de l'Europe c'est d'être le leader de la transition écologique. C'est une formidable opportunité pour nos entreprises de récupérer du leadership sur une thématique qui est fondamentale pour la société. Et le problème, c'est que plus on se plaint, plus ça va avoir un impact sur le prochain mandat de la Commission européenne et on va avoir un recul certain de cette ambition. Et là tout le monde va pleurer, parce qu’à l’inverse, on n'aura plus de boost". Pour autant, elle est lucide sur les "enjeux d’absorption de la charge" puisqu’elle rappelle la petite phrase bien connue des responsables RSE : "la maison brûle et nous on remplit des questionnaires ESG". Les deux directrices sont favorables à tous les sujets de CSRD et de taxonomie : "cela va venir impacter les flux financiers et on sait que la finance c'est quand même le nerf de la guerre". Elles y voient le début de "la professionnalisation, la standardisation et la financiarisation de nos sujets de développement durable, et donc de la transformation de nos business model et de la société".
Pour Isabelle Spiegel, "heureusement que ça arrive, parce qu'on met enfin les sujets ESG - environnement social, gouvernance- au même niveau que la finance". Dans cet état d’esprit, même si elle juge certains textes "mal ficelés", elle conseille “d'y mettre la couche d'intelligence, de savoir-faire et de stratégie dont on a besoin dans le métier” pour, non pas remplir des cases, mais que cela serve la stratégie de l’entreprise. Dit autrement, dans le reporting réglementaire, "on va être plus précis là où sont nos enjeux et où on a déjà des objectifs parce que c'est notre stratégie. Et peut-être un peu moins dans d'autres" pour l’instant. A court terme, ce reporting est "pénible", mais "si on arrive à garder l’esprit de ces réglementations européennes qui est de flécher les investissements vers la transition environnementale, on aura tout gagné".
Des solutions techniques
Que ce soit sur le secteur des déchets ou bien de l’eau, et bien que n’étant pas "solutionniste technologique", Charlotte Migne (Suez) pense qu’il existe déjà aujourd’hui "beaucoup de solutions qui permettent d'aller vers plus de sobriété".
Pourtant, si les intervenantes constatent que les pratiques évoluent, avec des enjeux environnementaux de plus en plus pris en compte, elles regrettent que ce ne soit “pas du tout assez vite”. Isabelle Spiegel résume la situation ainsi : “ça fait 25 ans que je viens à Pollutec et qu'on parle de changement de business model, or on est encore trop dans un changement incrémental”. Qu’est-ce qui bloque alors, est-ce une certaine inertie des grandes entreprises ?
Les résistances à un changement profond
Pour Charlotte Migne, l’enjeu serait de "comprendre les freins à la fois organisationnels et structurels". La directrice reconnaît que ce n’est pas un sujet facile et pour en illustrer la complexité et les racines, elle cite l’exemple des objectifs des commerciaux. Comme dans toutes les entreprises ou presque, chez Suez, un commercial est objectivé sur le volume vendu (en l’occurrence le volume d’eau)… Et "dans nos grandes entreprises, faire évoluer ces modèles, c'est déjà en soi un challenge". Du côté de Vinci, Isabelle Spiegel raconte l’exemple d’une innovation : une route qui permet de capter la température du soleil dans des tubes et de chauffer un bâtiment. L’entreprise s’est souvent retrouvée confrontée au fait que le service qui est chargé des voiries n'est pas celui qui achète le chaud dans les bâtiments. Là encore, ce n’est pas seulement de l'innovation technique qu’il faut, mais de l'innovation contractuelle, organisationnelle, voire culturelle. Sur cet aspect, les grandes entreprises peuvent avoir les moyens d’agir. Par exemple, chez Suez, il y a non seulement “une R&D importante sur la technologie”, mais il y a aussi "des chercheurs en sciences comportementales qui travaillent sur les façons de lever les freins comportementaux et sociologiques sur les enjeux de la sobriété. C'est un autre levier qu'il faut aller travailler pour changer de système".
Qu’elles soient incitées par leurs clients, les lois ou prochainement la finance, les grandes entreprises ont encore beaucoup de travail pour se transformer vraiment.
© Lefebvre Dalloz