Épilogue dans l’affaire Illumina/Grail : requiem pour l’article 22 ?
Si la Cour de justice approuve l’utilisation par le Tribunal de l’Union européenne de méthodes autres que l’interprétation littérale, telles que l’interprétation historique, contextuelle et téléologique, pour interpréter le mécanisme de renvoi de l’article 22 du règlement (CE) n° 139/2004, elle considère qu’aucune d’entre elles ne paraît étayer l’appréciation du Tribunal selon laquelle cette disposition autorise la Commission européenne à encourager ou à accepter le renvoi de concentrations sans dimension européenne par les autorités nationales de concurrence, lorsque ces dernières ne sont pas compétentes pour les examiner en vertu de leur propre droit national. Pire encore, elles la discréditent parfois complètement.
En outre, l’interprétation de l’article 22 par le Tribunal étant contraire à d’autres objectifs du contrôle des concentrations, tels que le principe de sécurité juridique, la Cour annule en conséquence les décisions du Tribunal et de la Commission.
Dire que cet arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne représente un revers majeur pour la Commission européenne est un euphémisme. Et pour cause ! On se souvient que, dans une communication du 26 mars 2021, la Commission avait présenté sa nouvelle approche de l’article 22 du règlement (CE) n° 139/2004, lui permettant d’examiner les renvois par les autorités nationales de concurrence d’opérations qui non seulement n’ont pas de dimension européenne, mais n’atteignent pas non plus les seuils de notification au niveau national, alors même que la lettre du règlement est muette à ce sujet. Ce changement d’interprétation de l’article 22 visait à mieux appréhender les « acquisitions tueuses », ces opérations par lesquelles de grands acteurs du numérique rachètent des start-ups innovantes afin d’éliminer la menace concurrentielle qu’elles représentent, et qui se situent souvent en dessous des seuils de compétence des autorités de concurrence.
Il se trouve que la Commission a eu l’occasion d’appliquer pour la première fois sa nouvelle approche « en dessous des seuils » lorsqu’Illumina, le leader mondial du séquençage génomique, a décidé d’acquérir Grail, une société de biotechnologie innovante. Plus précisément, la Commission a d’abord été saisie d’une plainte en raison des préoccupations de concurrence soulevées par l’opération. Elle a ensuite contacté les autorités de concurrence allemande, autrichienne, slovène et suédoise pour s’accorder sur leurs compétences respectives, ainsi que l’autorité de concurrence britannique, qui avait également été saisie d’une plainte. Il s’ensuit qu’après avoir informé les États membres de la concentration et les avoir invités à soumettre une demande de renvoi, l’Autorité de la concurrence s’est exécutée, et a par la suite été rejointe par les autorités de concurrence belge, grecque, islandaise, néerlandaise et norvégienne. Le 19 avril 2021, la Commission a accepté la demande de renvoi. De son côté, Illumina a contesté la décision d’acceptation de renvoi de la Commission le 28 avril 2021 et, partant, sa compétence. Or, le 13 juillet 2022, le Tribunal de première instance de l’Union européenne a rejeté son recours en annulation et validé la nouvelle approche de l’article 22 (Trib. UE, 3e ch. élargie, 13 juill. 2022, aff. T-227/21), tandis qu’Illumina a décidé de ne pas en rester là et de saisir la Cour de justice. Par un arrêt du 3 septembre 2024, cette dernière a finalement annulé la décision du Tribunal ainsi que celle de la Commission, comme le préconisait l’avocat général Emiliou dans ses conclusions (Concl. N. Emiliou, 21 mars 2024).
C’est donc peu dire que cette décision était très attendue et qu’elle est importante pour le droit de la concurrence. En effet, outre le fait que l’arrêt a été rendu par la « grande chambre », l’interprétation du texte par la Cour, en premier lieu, et la portée de sa solution, en second lieu, ont tôt fait de nous en convaincre.
L’interprétation du texte par la Cour
Examinant le raisonnement du Tribunal, la Cour de justice s’intéresse, d’une part, à la lettre de cette disposition et, d’autre part, à son esprit.
La lettre
Le premier apport de cet arrêt est sans conteste la validation par la Cour de justice du raisonnement du Tribunal concernant les méthodes à utiliser pour interpréter valablement cette disposition. Pour résumer ici l’idée-force de la Cour, il est possible d’emprunter à Gény et Saleilles une formule célèbre selon laquelle, s’il est nécessaire de s’appuyer sur le texte, il est parfois nécessaire d’aller au-delà de celui-ci pour en saisir l’essence. En l’espèce, il est vrai que la rédaction de ce texte n’indique pas en tant que tel que, pour être renvoyée à la Commission, la concentration doit être soumise à un dispositif national de contrôle ex ante des concentrations. Toutefois, cette interprétation littérale du texte ne peut à elle seule être concluante, car elle risque d’omettre certaines précisions. Elle ne dit rien, par exemple, sur l’intention du législateur qui a présidé à l’adoption de cette disposition. D’où la possibilité pour le juge de recourir à d’autres méthodes d’interprétation, telles que l’interprétation contextuelle et téléologique. La Cour de justice souscrit pleinement au raisonnement du Tribunal dans la mesure où elle considère, à la lumière d’une jurisprudence constante, que si la lettre d’une disposition ne doit pas être dénaturée, le juge de l’Union peut recourir à d’autres méthodes d’interprétation afin de ne pas en trahir l’esprit (§§ 125 s.).
L’esprit
Par la suite, la Cour se penche sur les interprétations historique, contextuelle et téléologique de l’article 22 faites par le Tribunal. À cet égard, la Cour de justice constate, sinon qu’elles discréditent, du moins qu’aucune d’entre elles n’étaye l’appréciation du Tribunal selon laquelle la Commission est autorisée à accepter ou à encourager le renvoi de concentrations qui n’ont pas de dimension européenne par les autorités nationales de concurrence, et pour lesquelles ces dernières ne sont pas compétentes en vertu de leur propre dispositif national.
Tout d’abord, s’agissant de l’interprétation historique, qui, comme le souligne la Cour, constitue « le point d’appui (…) des interprétations téléologique et contextuelle » (§ 129), ni les documents élaborés par la Commission ni l’élargissement des objectifs de ce mécanisme – à savoir contrôler les opérations ayant des effets transfrontaliers, mais qui n’atteignent pas les seuils de chiffres d’affaires européens – n’accréditent l’appréciation du Tribunal (§§ 137 s.). Au contraire, certains documents historiques relatifs à l’adoption des règlements nos (CEE) 4064/89 et (CE) 139/2004 tendent à contredire son appréciation. En effet, ce mécanisme a été introduit principalement parce que certains États membres ne disposaient pas d’un dispositif national de contrôle concentrations (§ 147). Par conséquent, il n’a jamais été conçu pour servir de « mécanisme correcteur », permettant qu’une opération se situant en dessous des seuils européens soit examinée par la Commission sur renvoi d’une autorité nationale de concurrence lorsque celle-ci n’est pas compétente pour la traiter en vertu de sa propre législation.
Ensuite, s’agissant de l’interprétation contextuelle, la Cour de justice considère que, sans nécessairement soutenir la position des requérantes, les bases juridiques du règlement (CE) n° 139/2004 notamment ne soutiennent pas, là encore, l’appréciation du Tribunal (§§ 153 s.). Au contraire, d’autres éléments de contexte pertinents semblent témoigner du fait que le renvoi opéré par les États membres à la Commission, au titre de l’article 22, d’une opération se situant en dessous des seuils, n’est possible qu’à la condition qu’ils soient eux-mêmes compétents pour la traiter. En effet, selon la Cour, ce mécanisme impliquerait en quelque sorte que la Commission se substitue aux États membres qui lui renvoient l’opération litigieuse ; une substitution qui n’a de sens que si ces mêmes États membres sont compétents pour examiner cette opération en vertu de leurs dispositifs nationaux (§ 180). Cet argument est d’autant plus audible que l’une des conditions posées par l’article 22 est que la concentration doit menacer d’affecter de manière significative la concurrence « sur le territoire du ou des États membres » demandant le renvoi de cette concentration (§ 182). Au surplus, le « forçage » (D. Bosco, Le « nouvel » article 22, un forçage du règlement européen sur les concentrations, CCC 2020. Comm. 163) de ce texte serait d’autant plus évident que le règlement (CE) n° 139/2004, comme son prédécesseur, prévoit une procédure simplifiée pour réviser les seuils de chiffres d’affaires au cas où ceux-ci s’avéreraient obsolètes et ne permettraient plus d’appréhender des concentrations potentiellement problématiques pour la concurrence (§§ 183 et 184).
Enfin, s’agissant de l’interprétation téléologique de l’article 22, elle ne permet pas davantage de soutenir l’idée selon laquelle cette disposition permettrait à la Commission de contrôler des opérations qui n’atteignent ni les seuils de l’Union ni les seuils nationaux. Pour parvenir à une telle conclusion, la Cour se réfère à plusieurs considérants de ce règlement, dont le considérant 15 qui mentionne le fait que la Commission acquiert le pouvoir d’examiner et de traiter une opération de concentration « au nom » d’un ou de plusieurs États membres (§ 197), ou qui fait référence aux « autres États membres également compétents pour examiner la concentration » (§ 198). Ces formulations ne laissent guère de doute quant à la nécessité pour les États membres d’être préalablement compétents avant de renvoyer une opération à la Commission. Mais non contente de cela, la Cour, se fondant sur les interprétations historique et contextuelle qui précèdent, déduit deux objectifs principaux de l’article 22, à savoir : pour le premier, permettre le contrôle des concentrations locales susceptibles de fausser la concurrence lorsque l’État membre ne dispose pas d’un dispositif national ; et, pour le second, la mise en place d’un guichet unique visant à éviter la multiplication des notifications au niveau national et, ce faisant, renforcer la sécurité juridique pour les entreprises (§ 199). Les jeux sont donc faits : il semble qu’il n’ait jamais été question de faire de cette disposition un « mécanisme correcteur » destiné à pallier les insuffisances du droit des concentrations, et donc d’appréhender certaines opérations qui n’atteignent ni les seuils européens, ni les seuils nationaux.
Du reste, cette interprétation de l’article 22 irait à l’encontre de certains objectifs du droit européen des concentrations, comme le principe de sécurité juridique (§ 206). Selon la Cour de justice, il doit être aisé pour les entreprises de savoir si elles doivent ou non notifier leurs opérations. Des critères objectifs tels que les seuils en chiffre d’affaires le permettent. En revanche, tel ne serait pas le cas avec la nouvelle interprétation de l’article 22, dont les critères qualitatifs compromettraient cet objectif. En outre, elle irait également à l’encontre du principe de l’équilibre institutionnel (§ 215) : en clair, la Commission s’arrogerait de facto des pouvoirs qu’elle n’a pas, et empiéterait en particulier sur ceux du législateur européen, ce qui n’est évidemment pas souhaitable.
Pour toutes ces raisons, la Cour de justice, statuant définitivement sur le litige, a décidé d’annuler la décision du Tribunal ainsi que celle de la Commission, ce qui pose, en creux, la question de la portée et donc des conséquences de cet arrêt.
La portée de la solution de la Cour
Parmi les répercussions de cet arrêt, l’annulation des décisions litigieuses pourrait inciter les requérants à mettre en cause la responsabilité de l’institution bruxelloise. Mais surtout, cette solution ne manquera pas d’avoir un impact sur le droit des concentrations et au-delà.
Sur le droit des concentrations
L’arrêt de la Cour de justice sonnerait-il le glas de l’article 22 ? Rien n’est moins sûr, car comme l’a indiqué la Commission dans un communiqué publié le jour même que l’arrêt, elle continuera d’accepter les renvois effectués au titre de l’article 22 par les États membres qui sont compétents pour connaître d’une opération de concentration en vertu de leurs règles nationales. Or, ces dernières années, plusieurs États membres ont introduit des dispositions permettant de leur notifier des opérations qui pourraient avoir un impact significatif sur la concurrence, mais qui n’atteignent pas nécessairement les seuils nationaux. C’est notamment le cas de l’Italie et de l’Irlande. De là à penser que la Cour de justice encourage les États membres qui n’ont pas encore adopté de telles règles à le faire, il n’y a qu’un pas, puisque, dans ce qui ressemble fort à un obiter dictum, elle invite les États membres qui le souhaitent à abaisser leurs propres seuils juridictionnels fondés sur le chiffre d’affaires prévus par la législation nationale (§ 217). Il y a donc fort à parier que ces dispositifs se multiplieront à l’avenir, et ce, à un rythme effréné. Ainsi, alors que la solution de la Cour de justice est censée renforcer la sécurité juridique en matière de contrôle des concentrations au profit des entreprises, elle pourrait paradoxalement avoir ouvert la boîte de Pandore et générer encore plus d’incertitude juridique en ouvrant les vannes d’un système plus fragmenté.
Du reste, il est toujours possible, comme suggéré à plusieurs reprises dans cet arrêt, de réviser les seuils de chiffre d’affaires au niveau européen, selon une procédure simplifiée, ou encore de prévoir un mécanisme de sauvegarde permettant à la Commission de traiter ce type d’opérations (§ 216).
En fin de compte, cet arrêt ne crée pas de véritable trou dans la raquette du contrôle des concentrations. En effet, la Commission et les autorités nationales de concurrence ont encore plusieurs cordes à leur arc, par-delà le seul droit des concentrations.
Par-delà le droit des concentrations
Si tant est que le droit des concentrations ne puisse être mobilisé, le droit des pratiques anticoncurrentielles pourrait toujours être utilisé pour appréhender ce type d’opérations. En effet, comme le souligne la Cour elle-même (§ 214), cet arrêt ne remet nullement en cause la solution rendue par cette même juridiction dans l’affaire Towercast du 16 mars 2023, selon laquelle il est loisible pour une autorité nationale de concurrence d’examiner ex post une opération de concentration qui n’a franchi ni les seuils européens ni les seuils nationaux, sur le fondement de l’abus de position dominante (CJUE, 2e ch., 16 mars 2023, aff. C-449/21, Dalloz actualité, 11 mai 2023, obs. M. Blayney ; D. 2023. 1508
, note L. Bettoni
; ibid. 2024. 745, obs. N. Ferrier
). En outre, les règles relatives à l’abus de position dominante ne sont pas les seules à pouvoir être invoquées, puisque l’Autorité de la concurrence a récemment examiné pour la première fois, sous l’angle du droit des ententes, des opérations de concentration qui, dépourvues de dimension communautaire et se situant en dessous des seuils nationaux de notification, n’avaient pas fait l’objet d’un examen ex ante à ce titre (Aut. conc. 2 mai 2024, n° 24-D-05, relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de l’équarrissage).
Cet arrêt n’est pourtant pas sans conséquence, tant s’en faut : il pourrait en effet avoir un impact retentissant sur le « règlement sur les marchés numériques », dont l’article 14, § 5, dispose que « [l]es autorités compétentes des États membres peuvent utiliser les informations reçues au titre du paragraphe 1 du présent article pour demander à la Commission d’examiner la concentration conformément à l’article 22 du règlement (CE) n° 139/2004 ». Comme on le pressent, son champ d’application pourrait dorénavant être limité aux renvois effectués par les États membres, qui ont le pouvoir d’examiner les opérations se situant en deçà des seuils de chiffre d’affaires européens.
En conclusion, s’il s’agit d’un revers majeur pour la Commission dans sa lutte contre les « acquisitions tueuses » et, par la même occasion, d’une victoire pour les défenseurs de la sécurité juridique et de l’État de droit, les positions sont loin d’être figées. Qu’on se le dise, l’article 22 n’a pas fini de faire entendre parler de lui !
CJUE, gr. ch., 3 sept. 2024, aff. jtes C-611/22 P et C-625/22 P
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