Être à la fois distributeur et agent commercial : c’est oui !

Une personne peut exercer deux activités distinctes de distributeur et d’agent commercial. Si l’orientation est fondée, tant pour des raisons techniques que d’opportunité, le cumul d’activités pourrait poser des difficultés, notamment au regard de l’exigence de loyauté légalement imposée à l’agent commercial.

Un intermédiaire peut-il commercialiser des produits similaires, voire identiques, de deux façons différentes, par exemple en tant qu’agent commercial et distributeur ? Voilà l’intéressante question sur laquelle s’est penchée la Cour de cassation dans un arrêt ayant, encore une fois en matière d’agence commerciale, les honneurs du Bulletin.

L’affaire avait pour protagoniste central un « agent-distributeur » (la société Baekelite). D’une part, était exercée une activité, parfaitement classique, d’agent commercial. Un contrat avait à, ce titre, été conclu avec un mandant (la société allemande Dichtungstechnik). Par ce contrat, l’agent était chargé de commercialiser des matériaux d’étanchéité, fabriqués par le mandant. D’autre part, et là se situe l’originalité de l’affaire, l’agent commercial exerçait une activité de distributeur : celui-ci achetait et revendait des produits de filtration de l’air et d’étanchéité à des industriels. En somme, un intermédiaire à deux casquettes.

Les parties se sont, par la suite, opposées sur les motifs de la rupture du contrat d’agent commercial, chacun rejetant la faute sur l’autre. L’agent fut le premier à dégainer : estimant avoir été évincé par des procédés déloyaux, il prit acte de la rupture le 22 mars 2018. Le mandant lui répondit, une semaine plus tard, par un courrier de résiliation pour faute grave.

L’agent commercial assigna le mandant, notamment pour obtenir paiement de l’indemnité de fin de contrat. Près de 290 000 € ayant été octroyés à l’agent, en première instance comme en appel, un pourvoi est formé. Un seul argument était développé. Le mandant contestait la qualification même d’agent commercial de l’intermédiaire. Selon lui, l’activité de distributeur exercée par cet agent commercial lui conférait une clientèle propre et la qualité de commerçant, ce qui serait incompatible avec le statut d’agent commercial.

La Cour de cassation n’est pas convaincue. Elle admet qu’un agent commercial puisse exercer deux activités distinctes : « une même personne peut à la fois exercer des activités d’agent commercial, pour lesquelles elle bénéficiera du régime institué aux articles L. 134-1 et suivants du code de commerce, et des activités d’une autre nature la conduisant à détenir une clientèle propre, à condition que les premières soient exercées de façon indépendante » (arrêt, § 9).

Une orientation fondée

La solution n’étonne pas. L’arrêt Zako de la Cour de justice, visé par la chambre commerciale, était déjà en ce sens (CJUE, 21 nov. 2018, aff. C-452/17, Zako, spéc. § 43, D. 2018. 2233  ; ibid. 2019. 783, obs. N. Ferrier  ; CCC 2019. Comm. 4, obs. N. Mathey : « les personnes exerçant une telle activité d’agent commercial doivent être considérées comme relevant de ce champ d’application, quand bien même cette activité serait cumulée à une activité d’une autre nature »).

Prévisible, la solution est, surtout, fondée. Elle l’est, premièrement, d’un point de vue technique. Le statut des agents commerciaux se contente de préciser, positivement, ce qu’est un agent commercial (C. com., art. L. 134-1, al. 1er). Il faut donc réunir tous les critères pour relever de ce statut (être mandataire, être indépendant, ne pas être lié pas un contrat de travail, etc.). Mais le droit français ne pose aucune règle qui écarterait la qualité d’agent commercial au motif que celui-ci exerce une autre activité, par exemple celle de distributeur.

Il faut toutefois composer avec le critère de permanence. L’agent doit, en effet, être « chargé, de façon permanente, de négocier et, éventuellement, de conclure des contrats […] » (C. com., art. L. 134-1, al. 1er). Ce critère de permanence peut s’apprécier de deux façons.

On peut, première conception, considérer que ce critère vise seulement l’activité d’agent commercial : le mandat confié ne doit pas être ponctuel mais permanent ; un mandataire occasionnel n’est pas un agent commercial. Des arrêts sont en ce sens (Com. 14 juin 2005, n° 03-19.150 ; 17 mars 2009, n° 08-10.398). Ainsi analysé, le critère de permanence n’interdit pas l’exercice d’une autre activité. L’agent peut soit cumuler plusieurs mandats permanents (agent « multicarte ») soit cumuler un mandat permanent avec une autre activité (par exemple, de distribution).

Mais le critère de permanence pourrait, seconde conception, signifier que l’agent doit dédier l’intégralité de son temps à son activité d’agent commercial. Cette seconde interprétation aurait pu interdire l’exercice d’une autre activité, qui serait par essence incompatible. L’arrêt commenté se détache de cette dernière analyse, selon nous à raison.

À bien y réfléchir, cette seconde conception du critère de permanence est peu fondée. L’agent commercial est, en principe, un agent « multicarte », c’est-à-dire qu’il peut représenter divers mandants, sauf ceux étant en concurrence (C. com., art. L. 134-3). Or, l’agent multicarte ne peut, par définition, dédier l’intégralité de son temps à un seul mandant. L’agent doit nécessairement allouer du temps d’activité à tous ses mandants. Ainsi, que l’agent alloue du temps à différents mandants ou qu’il alloue du temps à son activité d’agent et à celle de distributeur, la situation est, aux yeux du mandant concerné, strictement identique. Dans les deux cas, l’agent commercial ne dédie pas tout son temps de travail à ce mandant. Or, quand il s’agit d’un agent multicarte, personne ne songe à contester sa qualité d’agent commercial. Pourquoi devrait-il en aller autrement lorsque l’agent exerce une activité de nature différente ?

L’orientation est encore fondée, deuxièmement, d’un point de vue pratique. Interdire ce cumul d’activités empêcherait de nombreux mandants de disposer d’agents commerciaux qualifiés pour commercialiser leurs produits. L’agent commercial est, en effet, fréquemment un relai local sur un marché que le mandant ne connait pas. Or, les distributeurs ou revendeurs locaux ont, évidemment, une bonne connaissance du marché sur lequel ils opèrent. Voilà pourquoi de nombreux mandants étrangers font appel à des revendeurs locaux pour qu’ils commercialisent, en tant qu’agents commerciaux, leurs produits (les praticiens penseront ici évidemment au contrat à double colonne, l’une en anglais, l’autre dans la langue de l’agent). Interdire ce cumul d’activités serait donc antiéconomique, tant pour le mandant que pour l’agent.

La limite exprimée par l’arrêt

La Cour de cassation, qui admet par principe le cumul d’activités, pose toutefois une première limite : l’autre activité (en l’espèce, la distribution) ne doit pas empêcher l’exercice de l’activité d’agent commercial « de manière indépendante » (arrêt, § 10). L’exigence d’indépendance est un des critères de qualification de l’agence commerciale (C. com., art. L. 134-1, al. 1er). L’intérêt de cette référence à l’indépendance de l’agent commercial ne saute cependant pas aux yeux ; le pourvoi n’y faisait d’ailleurs pas allusion. Cette indépendance s’apprécie, en effet, généralement entre agent et mandant : le risque est que, faute d’indépendance, la relation soit requalifiée en contrat de travail (sur ce contentieux : Y. Heyraud, Les agents commerciaux, Lexbase, coll. « Ouvrages », 2023, § 2.2.3).

L’indépendance pourrait, bien sûr, s’apprécier sur un autre aspect. On peine cependant à cerner comment une activité parallèle de distribution pourrait mettre en cause l’indépendance de l’agent commercial. Plus encore : dans quelle situation factuelle l’indépendance serait-elle mise en cause ?

La limite qui aurait dû être exprimée

La seconde limite, qui aurait selon nous mérité d’être mise en avant, est l’exigence de loyauté. Cette exigence est transversale : elle vise la relation entre le mandant et l’agent (C. com., art. L. 134-4, al. 2). Or, le cumul d’activités de l’agent pourrait ici occasionner des difficultés. On pense notamment à la situation où l’agent commercialiserait des produits similaires, voire identiques, via ses deux casquettes. Le risque est évident. L’agent pourrait privilégier son activité de distributeur.

Les risques méritent toutefois d’être précisés selon les situations rencontrées. Premièrement, si la dualité d’activité est, dès la conclusion du contrat d’agent commercial, connue du mandant, celui-ci ne devrait pouvoir s’en plaindre ; sauf abus particulièrement avéré. Deuxièmement, si l’autre activité (par exemple, celle de distribution) se développait en cours de contrat, l’agent pourrait se placer en risque, même si le contrat ne lui interdisait pas expressément. L’obligation de loyauté lui impose, en effet, selon nous, d’informer préalablement son mandant. Plus qu’une information, l’agent devrait même solliciter l’accord du mandant. Un parallèle peut être établi avec la représentation de mandants exerçant une activité concurrente. On sait que l’agent est ici tenu de solliciter l’accord de son mandant (C. com., art. L. 134-3), faute de quoi il commet une faute grave (parmi plusieurs arrêts : Com., 15 mai 2007, n° 06-12.282, D. 2007. 1592, obs. E. Chevrier  ; RTD com. 2008. 172, obs. B. Bouloc  ; JCP E 2007. 2395, note V. Perruchot-Triboulet ; CCC 2007. Comm. 202, obs. M. Malaurie-Vignal). La loi vise la représentation d’un mandant concurrent mais la logique mériterait d’être étendue. La concurrence réalisée par l’agent commercial lui-même est également sanctionnable. Reste que la jurisprudence est, en matière de représentation de mandants concurrents, exigeante. Il faut que les activités soient réellement proches (sur ce contentieux, Y. Heyraud, Les agents commerciaux, préc., § 7.4.1). Par analogie, si l’agent venait, via son autre activité, à distribuer, sans l’accord du mandant, des produits identiques, ce comportement pourrait être sanctionné par une faute grave. Reste que la frontière entre activité concurrente et activité non-concurrente ne sera pas évidente à tracer. Quid, par exemple, des produits, non pas identiques, mais proches ? On comprend sans mal qu’une casuistique importante aura ici vocation à jouer.

Distinction entre le cumul d’activités et l’activité accessoire d’agent commercial

L’arrêt invite encore à éviter une confusion entre deux situations (arrêt, § 8). Une règle particulière se loge dans l’article L. 134-15 du code de commerce. Lorsqu’un cocontractant exerce une activité à titre principal, le statut des agents commerciaux peut être écarté si cette activité apparaît accessoire ou résiduelle. En pratique, cette situation se rencontre fréquemment chez les garagistes affiliés à un réseau : ceux-ci peuvent ponctuellement commercialiser des véhicules neufs de ce réseau. Le chiffre d’affaires lié aux ventes étant toutefois faible, le régime des agents commerciaux peut être contractuellement écarté (par ex., Com. 12 juill. 2005, n° 04-12.983, D. 2005. 2216, obs. E. Chevrier  ; RTD com. 2006. 471, obs. B. Bouloc  ; JCP E 2006. 1213, obs. P. Grignon).

Ce schéma doit clairement être distingué de l’arrêt commenté. En l’espèce, l’activité d’agent n’était nullement accessoire ou liée à son activité de distributeur. Il y avait là deux activités totalement distinctes. Rien ne laisse d’ailleurs penser que l’activité d’achat-revente s’opérait auprès du mandant. Dans une telle situation, les deux régimes cohabitent et le statut des agents commerciaux s’applique donc pleinement à l’activité concernée.

La référence de l’arrêt à la clientèle propre

Pour finir, la référence à la « clientèle propre » (arrêt, § 9) mérite une explication. Une personne exerçant l’activité de distributeur peut, évidemment, être titulaire d’une clientèle propre (ainsi qu’être commerçante, etc.). Il n’y a pas de difficulté. La Cour de cassation ne suggère toutefois nullement que l’activité d’agent commercial permettrait à cet agent d’avoir une clientèle propre. La position de la Cour est bien connue. Elle a été exprimée dans le célèbre contentieux Chattawak. Pour distinguer la commission-affiliation de l’agence commerciale, la Cour s’était notamment fondée sur l’absence de clientèle propre de l’agent commercial (Com. 29 juin 2010, n° 09-66.773, Chattawak 2Dalloz actualité, 8 juill. 2010, obs. E. Chevier ; RTD com. 2010. 687, obs. B. Saintourens  ; JCP E 2010. 1694, note N. Dissaux ; JCP 2010. 36, note C. Grimaldi ; RJ com 2010. 334, note J.-M. Leloup ; CCC 2010. Comm. 223, obs. N. Mathey). En se référant à la « clientèle propre », l’arrêt vise ainsi l’activité de distributeur, non celle d’agent commercial. Il serait donc audacieux de voir dans l’arrêt commenté une quelconque brèche ou invitation à discuter de la jurisprudence Chattawak.

 

Com. 20 mars 2024, F-B, n° 22-21.230

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