Évaluation définitive d’une récompense ou d’une créance : pas d’autorité de chose jugée sans fixation de la jouissance divise
La décision qui se prononce sur une récompense ou une créance calculée selon le profit subsistant sans fixer la date de la jouissance divise est dépourvue de l’autorité de chose jugée sur l’évaluation définitive de cette récompense.
Res judicata pro veritate accipitur. S’il est vrai que l’autorité de chose jugée est tenue pour la vérité, encore faut-il déterminer le moment où une décision en est revêtue, ce qui n’est pas si simple lorsque le mécanisme de la dette de valeur entre en jeu.
Deux époux mariés sans contrat de mariage avaient divorcé en 2003 et s’étaient querellés à l’occasion de la liquidation de leurs intérêts patrimoniaux. Un premier jugement, devenu définitif, avait été rendu le 26 août 2011, statuant notamment sur le montant d’une récompense et d’une créance et rejetant tous les autres moyens et prétentions des parties, mais sans jamais fixer la date de jouissance divise entre les parties.
D’autres prétentions furent élevées par la suite, mais rejetées le 7 septembre 2021 par un arrêt de la Cour d’appel de Rennes en raison de l’autorité de chose jugée du jugement du 26 août 2011. Sur pourvoi, cette décision est cassée, la Cour de cassation estimant qu’aucune des trois prétentions ne se heurte à l’autorité de la chose jugée.
1/ La première de ces demandes nouvelles émanait de l’ex-époux qui sollicitait pour la première fois que lui soit reconnu une « récompense » (en réalité, une créance) pour avoir, sur ses deniers propres, remboursé par anticipation un emprunt souscrit indivisément avant le mariage par les parties. La Cour d’appel de Rennes avait rejeté sa prétention en se fondant sur l’autorité de chose jugée du jugement de 2011 qui avait « rejeté tous autres moyens et prétentions des parties ». Sauf que cette demande n’avait pas été présentée en 2011. Les juges du fond avaient certes statué sur une récompense, mais à propos d’un tout autre bien.
La Cour de cassation rappelle donc, au visa de l’article 1351, devenu 1355, du code civil et de l’article 480 du code de procédure civile, que « l’autorité de la chose jugée n’a lieu qu’à l’égard de ce qui fait l’objet d’un jugement et a été tranché dans son dispositif » (§ 4). Elle en déduit au cas d’espèce que le jugement du 26 août 2011 ne pouvait se voir attacher l’autorité de la chose jugée à l’égard d’une demande sur laquelle il n’avait pas statué. Cassation est ainsi prononcée pour violation des textes visés (§ 6).
2/ La deuxième prétention n’était quant à elle pas totalement nouvelle : l’époux sollicitait une réévaluation de la récompense fixée à son profit en 2011 au titre du remboursement d’un solde de prêt ayant financé des travaux au profit de la communauté. Là encore, la revendication avait été balayée par la Cour d’appel de Rennes au nom de l’autorité de chose jugée du jugement de 2011.
Pourtant, l’arrêt d’appel est censuré au regard d’une argumentation pertinente soulevée par le demandeur au pourvoi que la Cour de cassation fait sienne et détaille rigoureusement. Après avoir visé les articles 829, 1469, alinéas 1er et 3, et 1351, devenu 1355, du code civil puis détaillé leur contenu sans en modifier la lettre (§ 8), elle énonce un attendu de principe irréprochable : « La décision qui se prononce sur une récompense calculée selon le profit subsistant sans fixer la date de jouissance divise est dépourvue de l’autorité de chose jugée sur l’évaluation définitive de cette récompense » (§ 11). L’arrêt d’appel ne pouvait donc, sans violer les textes visés, retenir que le jugement de 2011 avait définitivement statué sur la valeur de cette récompense.
L’issue est parfaitement cohérente et implique de maîtriser la subtilité du mécanisme de la dette de valeur. Il arrive en effet qu’un droit à remboursement soit fixé d’après le profit subsistant, parfois dénommé « ce dont la valeur du bien se trouve augmentée » (C. civ., art. 815-13) ou « enrichissement tel qu’il subsiste » (C. civ., art. 1303-4). Tel est le cas, en matière de récompenses, lorsque la dépense s’est incarnée dans un bien par une opération d’acquisition, d’amélioration ou de conservation. La dette de valeur est un mécanisme d’évaluation selon lequel le montant de la dette dépend de la valeur du bien à une date donnée. S’agissant des récompenses, cette date est celle du partage ou de l’aliénation du bien. Contrairement au système de la dette de somme (ou nominalisme monétaire), le montant de la dette varie donc dans le temps, ce qui explique qu’il soit possible d’en solliciter la réévaluation tant que la date butoir n’a pas été dépassée. Il faut alors bien distinguer d’une part l’existence de la dette ou récompense, qui est certaine, d’autre part son évaluation, qui demeure variable tant qu’elle n’a pas été fixée définitivement.
C’est précisément cette subtilité que la Cour d’appel de Rennes a mal maîtrisée. D’après l’article 1469 du code civil, le montant définitif de la récompense est fixé au jour du partage. Or, selon l’article 829 du même code, cette date est celle de la jouissance divise, fixée par l’acte de partage lui-même à une date qui est la plus proche possible du partage ou qui peut être plus ancienne si cela est plus favorable à la réalisation de l’égalité. Ainsi, en estimant la récompense sans fixer la date de jouissance divise, le jugement a simplement reconnu l’existence de la récompense et précisé sa valeur à un instant donné, soit le 26 août 2011. Il n’a jamais statué définitivement sur son montant, donc n’était pas revêtu de l’autorité de chose jugée à cet égard.
Ce raisonnement de bon sens n’avait jamais été jusqu’à lors exprimé aussi clairement par la Cour de cassation. Il couvait pourtant sous des jurisprudences dans la droite ligne desquelles il s’inscrit désormais (v. Rép. civ., v° Chose jugée, par J. Karila De Van et N. Gerbay, n° 39). La Cour avait en effet déjà précisé que l’autorité de la chose jugée ne peut être attachée à une décision qui estime la valeur des biens objets du partage que si elle fixe la date de la jouissance divise (Civ. 1re, 8 avr. 2009, n° 07-21.561 P, Dalloz actualité, 6 mai 2009, obs. V. Egea ; JCP 2009. 391, n° 17, obs. A. Tisserand-Martin), mais aussi que l’arrêt qui a déterminé la valeur d’un bien au jour de son prononcé sans fixer la date de la jouissance divise n’a pas l’autorité de la chose jugée quant à l’estimation définitive de ce bien (Civ. 1re, 3 mars 2010, n° 09-11.005 P, Procédures 2010, n° 170, obs. R. Perrot ; D. 2010. 2092, chron. N. Auroy et C. Creton
; ibid. 2011. 1040, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau
; AJ fam. 2010. 188, obs. F. Chénedé
; RTD civ. 2010. 305, obs. J. Hauser
; ibid. 363, obs. B. Vareille
). Déjà en 1978, la Cour considérait que l’arrêt qui, ayant statué sur la demande d’attribution préférentielle d’une exploitation agricole, a fixé la valeur du bien au jour de son prononcé sans statuer sur cette valeur au jour de la jouissance divise, n’a pas l’autorité de la chose jugée quant à l’estimation définitive, ce qui rend possible une demande tendant à une nouvelle évaluation du domaine (Civ. 1re, 28 févr. 1978, D. 1978. IR 470, obs. D. Martin).
3/ La troisième et dernière partie de l’arrêt traite d’une question semblable à la deuxième, mais à propos cette fois d’une créance détenue par un indivisaire contre l’indivision. Le raisonnement n’en est pas moins identique. Le demandeur sollicitait la réévaluation d’une créance qu’il détenait envers l’indivision post-communautaire en raison du remboursement, sur ses deniers personnels, du prêt ayant financé l’acquisition d’un bien indivis. Comme pour la récompense, les juges rennais avaient douché ses espoirs au nom de l’autorité de chose jugée attachée au jugement de 2011 qui avait établi l’existence de cette créance et fixé son montant à une certaine somme.
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, l’arrêt d’appel est également censuré pour avoir surestimé l’autorité de chose jugée dont était revêtu le jugement de 2011. Celui-ci n’ayant pas fixé la date de la jouissance divise il n’avait pu statuer définitivement sur le montant d’une créance qui se calcule d’après « ce dont la valeur du bien se trouve augmentée au temps du partage ou de l’aliénation » (C. civ., art. 815-13).
L’issue est donc la même que pour la réévaluation de la récompense, à cette différence près que ce n’est pas l’article 1469 du code civil qui est visé, mais l’article 815-13. On notera pourtant avec intérêt la manière dont la Cour rend compte de la teneur de ce texte : « lorsqu’un indivisaire a avancé de ses deniers les sommes nécessaires à la conservation d’un bien indivis, il doit lui en être tenu compte selon l’équité et eu égard à ce dont la valeur du bien se trouve augmentée au temps du partage ou de l’aliénation » (§ 16). Elle procède à une double modification de la lettre de cette disposition phare du droit de l’indivision.
D’une part, « selon l’équité, eu égard » devient « selon l’équité et eu égard » (formulation utilisée depuis longtemps déjà, v. not., Civ. 1re, 23 mars 1994, n° 92-14.703 P). Le changement peut sembler minime, mais il en dit long sur la place de l’équité et sur la marge de manœuvre que la Cour de cassation reconnaît au juge en la matière. La première formulation, celle de l’article 815-13, laisse entendre que le juge droit statuer en équité en prenant en compte le profit subsistant. Autrement dit, l’équité consiste à tenir compte du profit subsistant : le juge devrait donc nécessairement fixer la créance au montant de ce profit puisqu’il est tenu de statuer d’après l’équité. Cela permet de contrôler habilement la pertinence de la dépense et de mettre en garde les indivisaires désireux de modifier l’état du bien : ils ne seront remboursés que d’après le profit subsistant ! Telle est sans doute l’intention initiale des rédacteurs du texte.
La seconde formulation, bien au contraire, énonce que le juge doit statuer de manière équitable et qu’il doit tenir compte du profit subsistant, mais pas qu’il est tenu de retenir ce profit pour statuer sur le montant de la créance. Autrement dit, après avoir évalué ce profit, le juge est libre de fixer la créance à un autre montant si celui-ci lui semble plus équitable. Cette seconde interprétation a la faveur de la Cour de cassation, qui a notamment validé le procédé tendant à fixer le montant de la créance contre l’indivision à une somme moindre que le profit subsistant mais supérieure à la dépense faite (Civ. 1re, 24 sept. 2014, n° 13-18.197 P, D. 2014. 1938
; AJ fam. 2014. 633, obs. S. Thouret
; RTD civ. 2015. 447, obs. M. Grimaldi
). Nul étonnement, donc, que le texte soit ainsi retravaillé : la Cour entend laisser plus de liberté au juge au détriment de la prévisibilité et, peut-être, de l’intention initiale des rédacteurs de ce texte.
D’autre part, la Cour tronque une partie du texte et procède aux raccords nécessaires. La formule « il doit lui en être tenu compte selon l’équité… », située dans la première phrase de l’article 815-13 du code civil concerne les dépenses d’amélioration et non les dépenses de conservation, qui ne sont évoquées que dans la seconde phrase du premier alinéa. Pour autant, la modification de la Cour est purement cosmétique car il est clair que, quelle que soit la nature de la dépense, le mode de calcul de la créance est identique dès lors qu’elle a provoqué une augmentation de la valeur du bien et donc généré un profit subsistant. L’article 815-13 énonce en effet : « Il doit lui être pareillement tenu compte des dépenses nécessaires qu’il a faites de ses deniers personnels ».
En retravaillant le texte, la Cour de cassation renforce donc sa lisibilité. En l’état, l’alinéa 1er de l’article 815-13 semble opérer une distinction entre les dépenses de conservation et d’amélioration. En réalité, il n’en est rien, car ces deux catégories se voient appliquer les mêmes règles : elles donnent toutes deux droit à remboursement d’après l’équité. La distinction importante est plutôt celle qui oppose les dépenses ayant augmenté la valeur du bien et celles qui ne l’ont pas augmentée, voire qui l’on diminuée. La question est surtout de savoir si l’opération a généré un profit qui subsiste au jour du partage et s’il est équitable que ce profit marque la mesure du remboursement. Une dépense de conservation peut parfaitement s’avérer neutre sur la valorisation du bien (paiement des charges de copropriété ou de la taxe foncière par exemple). Il en va de même des dépenses dites d’amélioration, en grande partie une affaire de goût (par exemple, dresser une cloison pour scinder une pièce ne modifie pas nécessairement la valeur du bien et n’est pas un choix salué par tous).
L’important est donc surtout de déterminer si l’amélioration et la conservation ont augmenté ou non la valeur du bien. Voilà pourquoi la fin de l’arrêt s’avère déceptive. En son paragraphe 18, la Cour énonce en attendu de principe que « la décision qui se prononce sur une créance d’un époux à l’encontre de l’indivision au titre de dépenses de conservation sans fixer la date de jouissance divise est dépourvue de l’autorité de chose jugée sur l’évaluation définitive de cette créance ». Cette formulation maladroite laisse entendre que toutes les dépenses de conservation se règlent d’après le profit subsistant. Or tel n’est pas le cas et la solution n’est en rien applicable aux situations dans lesquelles la créance doit être fixée selon le nominal de l’appauvrissement. À l’inverse, elle est parfaitement transposable aux dépenses d’amélioration lorsque celles-ci se règlent d’après le profit subsistant. En outre, c’est plus la qualité d’indivisaire que celle d’époux qui aurait dû être mise en avant.
La Cour aurait donc été mieux inspirée de conserver la trame de l’attendu de principe utilisé pour la récompense et d’y substituer le terme « créance », donc de formuler son attendu en ces termes : « la décision qui se prononce sur une créance contre l’indivision calculée selon le profit subsistant sans fixer la date de jouissance divise est dépourvue de l’autorité de chose jugée sur l’évaluation définitive de cette créance ».
Le diable est dans les détails et les juristes sont perfectionnistes de nature. Nul doute que la Cour saura, à la prochaine occasion, corriger la formulation de cette belle interprétation qu’elle nous livre ici.
© Lefebvre Dalloz