Examen des clauses abusives lors d’une procédure civile d’exécution : applications pratiques (suite)
Dans un avis rendu le 11 juillet 2024, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation apporte plusieurs réponses importantes en matière de contrôle, par le juge de l’exécution, des clauses abusives. Cette décision s’inscrit à la suite d’une jurisprudence de plus en plus rigoureuse de la Cour de justice de l’Union européenne à ce titre.
Il y a quelques mois, nous avons rencontré dans ces colonnes plusieurs décisions rendues par le Tribunal judiciaire de Paris le 11 janvier 2024 (TJ Paris, 11 janv. 2024, n° 20/81791 et n° 23/00185, Dalloz actualité, 23 janv. 2024, obs. C. Hélaine ; RCJPP 2024. 38, Pratique G. Sansone
). L’une des affaires avait conduit le juge de l’exécution à surseoir à statuer afin de saisir la Cour de cassation pour avis sur le fondement de l’article L. 441-1 du code de l’organisation judiciaire. Six mois exactement plus tard, nous retrouvons donc fort logiquement le résultat de cette saisine dans un avis rendu le 11 juillet 2024 par la deuxième chambre civile.
Notons d’emblée le caractère exceptionnel de cet avis long de plus de trente-et-un paragraphes et dont les principaux documents préparatoires – avis de l’avocat général et rapport du conseiller rapporteur – sont en libre accès sur le site de la Cour de cassation. Les réponses apportées permettront, sans doute, de dissiper certains doutes à la lecture des différentes décisions de la Cour de justice de l’Union européenne sur le contrôle des clauses abusives au stade d’une procédure civile d’exécution. La décision du 11 juillet est donc, sans surprise, à la fois promise aux honneurs d’une publication au Bulletin mais également aux sélectives Lettres de chambre.
Avant de débuter l’analyse, il convient de rappeler le contenu des questions posées le 11 janvier 2024 par le Tribunal judiciaire de Paris :
« Le juge de l’exécution
• peut-il, dans le dispositif de son jugement, déclarer réputée non écrite comme abusive la clause d’un contrat de consommation ayant donné lieu à la décision de justice fondant les poursuites ?Dans l’affirmative,
• lorsque cette clause a pour objet la déchéance du terme, peut-il annuler cette décision ou la dire privée de fondement juridique, notamment lorsque l’exigibilité de la créance était la condition de sa délivrance ? dans ce cas, peut-il statuer au fond sur une demande en paiement ?
• peut-il modifier cette décision de justice, en décidant qu’elle est en tout ou partie insusceptible d’exécution forcée ? dans ce cas, peut-il statuer au fond sur une demande en paiement ? »
Contexte de la saisine pour avis et droit applicable
La saisine pour avis de janvier dernier s’inscrit dans la continuité d’un contrôle des clauses abusives de plus en plus exigeant et, surtout, de plus en plus étendu. La principale raison de ce constat réside dans une application extensive – les mots sont, peut-être d’ailleurs, assez faibles – de la directive 93/13/CEE par la Cour de justice de l’Union européenne. Nous avons l’occasion de croiser des arrêts importants dans ces colonnes très régulièrement, le flux d’arrêts rendus étant assez constant chaque année (v. par ex., CJUE 25 avr. 2024, aff. C-561/21 et C-484/21, Dalloz actualité, 3 mai 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 821
; D. 2024. 1077
; 21 mars 2024, S.R.G. c/ Profi Credit Bulgaria EOOD, aff. C-714/22, Dalloz actualité, 29 mars 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 597
; 25 janv. 2024, aff. C-810/21 à C-813/21, Dalloz actualité, 6 févr. 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 166
).
La deuxième chambre civile de la Cour de cassation commence donc par un impressionnant rappel du droit applicable (pts nos 5 à13 puis nos 18 à 27). L’avis procède à toute une série de rappels qui sont, peu ou prou, ceux qu’avait pu dresser le juge de l’exécution auteur de la saisine pour avis. Nous renverrons, par conséquent, le lecteur au commentaire que nous avons dressé en janvier 2024 (TJ Paris, 11 janv. 2024, n° 20/81791 et n° 23/00185, Dalloz actualité, 23 janv. 2024, préc.). Nous nous en tiendrons à quelques constantes pour la suite du commentaire.
L’interprétation de la directive 93/13/CEE a pu conduire la Cour de justice à préciser que l’autorité de la chose jugée ne peut pas faire obstacle à un contrôle d’une clause abusive et ce même au stade de l’exécution forcée quand un tel contrôle n’a pas été réalisé au préalable (CJUE 26 janv. 2017, Banco Primus, aff. C-421/14, D. 2018. 583, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud
; AJDI 2017. 525
, obs. M. Moreau, J. Moreau et O. Poindron
). Depuis, plusieurs arrêts ont pu approfondir cette position notamment sur les injonctions de payer (CJUE 17 mai 2022, aff. C-725/19, D. 2022. 988
; ibid. 1162, point de vue G. Poissonnier
; 4 mai 2023, aff. C-200/21, Dalloz actualité, 31 mai 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 1301, obs. A. Leborgne et J.-D. Pellier
). La Cour de justice impose, en somme, aux États membres – même au stade de l’exécution forcée – d’assurer le contrôle des clauses abusives du contrat ayant donné lieu au titre exécutoire qui fonde, ensuite, les poursuites. La deuxième chambre civile a pu faire sienne cette position par le biais de plusieurs décisions (v. not., Com. 8 févr. 2023, n° 21-17.763, Dalloz actualité, 14 févr. 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 293
; ibid. 1430, chron. S. Barbot et C. Bellino
; ibid. 1715, obs. F.-X. Lucas et P. Cagnoli
; ibid. 2024. 650, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud
; RTD civ. 2023. 730, obs. N. Cayrol
; RTD com. 2023. 449, obs. A. Martin-Serf
).
Se pose donc fort légitimement la question des conséquences de cette constatation quand le titre exécutoire servant de fondement dans le contentieux devant le juge de l’exécution est une décision de justice. En l’état, la deuxième chambre civile n’a pas encore eu à statuer sur les orientations précises sollicitées par le juge de l’exécution du Tribunal judiciaire de Paris. L’interrogation est donc très logiquement jugée recevable puisqu’elle présente un degré de difficulté important. Surtout, celle-ci peut se poser dans de très nombreuses instances (pt n° 4). Notons que la deuxième chambre civile n’a pas fait le choix d’opérer un renvoi préjudiciel puisque les réponses apportées dépendent surtout de la combinaison entre le droit national et l’interprétation de la Cour de justice. Rappelons que, théoriquement, la procédure pour avis n’empêche pas un renvoi préjudiciel (v. de manière parallèle pour un avis nécessitant en réalité un renvoi préjudiciel préalable, Civ. 1re, avis, 21 oct. 2021, n° 21-70.015 et n° 21-70.016, Dalloz actualité, 7 nov. 2021, obs. C. Hélaine).
Le contexte étant posé, étudions maintenant les réponses apportées.
Des réponses conformes au droit interne
Il convient ici de distinguer les deux séries d’orientations données, à savoir celles concernant le report dans le dispositif des conséquences du caractère abusif d’une part, puis celles concernant la décision de justice fondant le titre exécutoire d’autre part.
Report dans le dispositif d’un chef spécifique sur le réputé non écrit
La première question posée est assez simplement réglée par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation. Cette dernière rappelle, en effet, que la Cour de justice de l’Union européenne n’impose pas au juge de reporter spécifiquement dans le dispositif de sa décision un chef pour réputer la clause non écrite. Sur ce point, tout ceci est assez logique eu égard à la grande hétérogénéité des droits procéduraux en présence sur lesquels, rappelons-le, la Cour de justice n’a que peu de latitude en raison de l’autonomie procédurale des États membres.
Par conséquent, le lecteur ne sera pas étonné de voir que la deuxième chambre civile n’a guère de choix que « d’appliquer les règles de droit interne de procédure civile » (pt n° 16). Le juge de l’exécution peut donc, selon l’avis du 11 juillet 2024, parfaitement reporter dans le dispositif de sa décision la sanction du réputé non écrit. En réalité, outre le verbe « pouvoir », on aurait pu tout à fait préférer celui de « devoir » eu égard aux exigences gouvernant le dispositif. C’était d’ailleurs la position de l’avocat général qui évoquait dans son avis en libre accès précisément ce verbe « devoir » au lieu du vocable « pouvoir » (v. spéc., p. 12).
En tout état de cause, cette partie de la demande d’avis ne pose pas de difficulté réelle. Bien que la question puisse utilement se poser, le report dans le dispositif semble important pour acter le réputé non écrit et respecter les exigences de la Cour de justice qui implique d’en tirer toutes les conséquences utiles (et donc dans le dispositif de la décision au stade de l’exécution également).
Difficultés propres de la décision juridictionnelle comme titre exécutoire
Sans grande surprise, la deuxième chambre civile reprend sa jurisprudence sur l’absence de possibilité pour le juge de l’exécution de modifier ou d’annuler un titre exécutoire lors du contrôle d’une clause abusive en se fondant notamment sur l’article R. 121-1, alinéa 2, du code des procédures civiles d’exécution (pt n° 27). Une telle impossibilité « coule de source » d’après les mots du professeur Anne Leborgne eu égard à la distinction entre le fond et la procédure d’exécution forcée laquelle n’est pas une instance en réformation de la décision de justice fondant le titre exécutoire (A. Leborgne, Droit de l’exécution – Voies d’exécution et procédures de distribution, 3e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2020, p. 438, n° 845).
La réponse apportée par l’avis du 11 juillet 2024 n’implique donc, sur ce terrain au moins, aucune modification des règles de base des voies d’exécution en droit français. Il reste toutefois à déterminer si cette orientation suffira à se mettre en conformité avec le droit de l’Union européenne tel qu’interprété par la Cour de justice. La réponse est plus délicate, comme nous avons pu le noter en janvier dernier. La position des différents arrêts semble, de plus en plus, se diriger vers une conception extrêmement rigoureuse du réputé non écrit y compris dans les procédures d’exécution forcée.
En résulte ainsi une sorte de cote mal taillée. Si une clause abusive vient être réputée non écrite au stade de la mise en mouvement du titre exécutoire, le montant de la créance peut être purement et simplement paralysé. Or, le juge de l’exécution ne peut pas non plus statuer sur une demande en paiement quand la loi ne vient pas lui permettre de le faire, précision rappelée par la deuxième chambre civile dans l’avis étudié (pt n° 29). Nous ne sommes pas bien loin d’une situation de blocage pure et simple, notamment, comme c’est bien souvent le cas, quand la stipulation litigieuse est une clause de déchéance du terme. On perçoit bien aisément toutes les limites de l’interprétation impulsée par la Cour de justice qui vient mal s’emboîter avec le droit procédural de certains États membres comme le droit français.
Alors, effectivement, il ne reste guère qu’au juge de l’exécution de « tirer toutes les conséquences de l’évaluation de cette créance sur les contestations des mesures d’exécution dont il est saisi » (pt n° 31) et le cas échéant, au préalable, de recalculer les sommes dues conformément aux textes applicables à chaque mesure d’exécution forcée. Ce dernier point ne peut qu’être un pis-aller en l’état. Il faut s’attendre à ce que la mainlevée de la mesure soit en pratique la solution privilégiée puisque l’évaluation de la créance ne peut, parfois, purement et simplement pas être opérée sans la clause réputée non écrite.
C’est dans ce contexte que l’avis de l’avocat général proposait de manière intéressante de répondre ainsi à une partie de la question posée par le juge de l’exécution : « Lorsque la clause abusive est celle relative à la déchéance du terme, le juge de l’exécution peut modifier la décision de justice fondant les poursuites en recalculant les sommes dues, en vertu de cette décision et de sa décision réputant la clause abusive non écrite, jusqu’au premier acte valant saisie » (p. 20). La formulation ne sera pas reprise dans le texte de l’avis, certainement pour éviter de déstabiliser les principes fondamentaux gouvernant la matière.
Nous l’aurons compris, l’avis du 11 juillet 2024 tente de maintenir les principes fondamentaux des voies d’exécution face à l’extension de plus en plus importante du droit des clauses abusives. Ceci implique, probablement, de futurs renvois préjudiciels pour vérifier si une telle position est conforme à la ligne directrice de la Cour de justice interprétant la directive 93/13/CEE. Sinon, il faudra pour le législateur réfléchir à l’inclusion de dispositions spécifiques à la question dans le code des procédures civiles d’exécution.
Civ. 2e, avis, 11 juill. 2024, P+B, n° 24-70.001
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