Exception de litispendance intra-européenne en matière d’obligations alimentaires : refus faute d’identité d’objet

Les conditions de la litispendance prévue à l’article 12 du règlement applicable en matière d’obligations alimentaires ne sont pas réunies lorsque, à la date de la demande par un enfant, devenu entre-temps majeur, de versement d’une pension alimentaire à la charge de sa mère, présentée devant une juridiction d’un État membre, une demande a déjà été introduite par la mère devant une juridiction d’un autre État membre par laquelle elle réclame au père de l’enfant une indemnité pour l’hébergement et l’entretien de cet enfant.

Le conflit de procédures que génère l’introduction d’instances parallèles dans deux États entraîne de nombreux inconvénients, parmi lesquels le risque qu’existent in fine plusieurs jugements, potentiellement contradictoires. Il n’est donc pas surprenant que l’exception de litispendance, en tant que remède à un tel phénomène, présente certaines affinités avec l’exception de chose jugée et, en cela, nécessite de caractériser une triple identité d’objet, de cause et de parties afin d’aboutir à une identité de procès.

Cette exigence d’une saisine concurrente portant sur un même litige se retrouve également au sein de nombreux textes issus du droit européen (v. not., art. 19 du règl. Bruxelles II bis ; art. 20 du règl. Bruxelles II ter ; art. 17 du règl. applicable en matière de successions internationales) et l’arrêt rendu le 6 juin 2024 par la Cour de justice de l’Union européenne est l’occasion de se pencher sur l’un d’entre eux, à savoir l’article 12 du règlement (CE) n° 4/2009 du 18 décembre 2008 applicable en matière d’obligations alimentaires.

En l’espèce, une enfant née en 2001, requérante au principal, a d’abord vécu avec sa mère en Belgique par suite de la dissolution du mariage de ses parents en 2010. Résidant pour sa part en Allemagne, le père a été condamné en 2014 par un juge belge à verser à la mère une pension alimentaire, avant qu’un nouveau jugement ne lui transfère en novembre 2017 le droit d’hébergement principal.

Selon les précisions contenues dans la demande de décision préjudicielle, la requérante passait la semaine en internat et résidait avec son père uniquement durant les vacances scolaires. Elle conservait par ailleurs une adresse dans la commune où vivait sa mère en Belgique, tout en refusant d’entrer en contact avec elle.

C’est dans ce contexte que, devant le juge allemand, la requérante a demandé à sa mère le versement d’une pension alimentaire pour la période commençant au mois de novembre 2017, jusqu’à une date non spécifiée. La mère a soulevé une exception de litispendance, au motif qu’une procédure engagée par ses soins était déjà en cours devant le juge belge, aux termes de laquelle elle faisait valoir un droit à indemnisation pour avoir assuré l’hébergement et l’entretien de sa fille entre août 2017 et décembre 2018.

Éprouvant des doutes sur l’interprétation de l’article 12 du règlement, le juge allemand a posé à la Cour de justice une question préjudicielle visant à déterminer si les conditions posées par ce texte en matière de litispendance sont satisfaites lorsque « à la date de la demande par un enfant, devenu entre-temps majeur, de versement d’une pension alimentaire à la charge de sa mère, présentée devant une juridiction d’un État membre, une demande a déjà été introduite par la mère devant une juridiction d’un autre État membre par laquelle elle réclame au père de l’enfant une indemnité pour l’hébergement et l’entretien de cet enfant ».

En d’autres termes, la question visait à déterminer, si conformément à l’article précité, les juridictions belges et allemandes connaissaient d’un même litige.

L’orthodoxie aurait dû conduire à traiter de la difficulté sous l’angle de la triple condition posée par l’article 12 du règlement. Néanmoins, dans la mesure où elles présentent un caractère cumulatif, la condition tenant à l’identité de cause ne se posait pas puisque, si celle relative à l’identité de parties pouvait paraître respectée, tel n’était pas le cas de la condition tenant à l’identité d’objet.

Sur la condition relative à l’identité de parties

Rappelons qu’en l’espèce, tandis que le litige porté devant la juridiction belge opposait la mère et le père de l’enfant, celui porté devant la juridiction allemande de renvoi, opposait cet enfant, devenu entre-temps majeur, à sa mère. À première vue donc, la condition tenant à l’identité de parties faisait assez nettement défaut.

Cette seule observation est-elle pour autant suffisante pour conclure à l’absence d’identité de parties ?

À la lumière de la jurisprudence antérieure, une réponse négative s’impose car, bien que « formellement différentes », des parties peuvent parfois posséder des intérêts « à ce point identiques et indissociables » qu’il convient de les appréhender comme formant une seule et même partie, et ce indépendamment de la position de l’une ou de l’autre dans les deux procédures parallèles.

Tel est précisément l’apport de l’arrêt Drouot Assurances (CJCE 19 mai 1998, aff. C-351/96, D. 1998. 160 ; Rev. crit. DIP 2000. 58, note G. A.L. Droz ; JDI 1999. 609, note A. Huet) rappelé en l’espèce par les juges luxembourgeois (pt 35), qui avait considéré qu’un assureur et son assuré présentaient à ce point de tels intérêts indissociables qu’un jugement prononcé contre l’une aurait force de chose jugée à l’égard de l’autre, de telle sorte qu’elles devaient donc être considérées comme étant une seule et même partie.

C’est précisément l’analyse à laquelle la juridiction de renvoi est appelée à se livrer en l’espèce.

Il est ainsi souligné qu’il lui incombera « de s’assurer que, eu égard à l’objet des procédures parallèles et à la circonstance que la requérante au principal est devenue majeure en cours de procédure, les intérêts de cette requérante sont à ce point indissociables de ceux de son père, défendeur devant le [juge belge], qu’un jugement prononcé dans l’une de ces affaires contre l’une de ces parties aurait force de chose jugée à l’égard de l’autre partie. » (pt 39).

La recommandation est toutefois de pure forme puisque, si la condition tenant à l’identité de parties aurait certes pu prospérer, celle tenant à l’identité d’objet fait défaut du point de vue des juges luxembourgeois.

La condition relative à l’identité d’objet

Du côté de l’objet des demandes formées, rappelons que devant la juridiction belge, la mère réclamait au père le remboursement des frais d’hébergement et d’entretien de leur fille, exposés entre août 2017 et décembre 2018, tandis que, devant la juridiction allemande de renvoi, la requérante au principal réclamait à sa mère le versement d’une pension alimentaire, pour la période courant de novembre 2017 jusqu’à une date non spécifiée, mais susceptible de se poursuivre après le mois de novembre 2019, mois durant lequel la requérante est devenue majeure.

Est-ce à dire que les demandes présentaient en l’espèce un objet identique ?

On sait que la notion a été interprétée de façon plutôt extensive par la Cour de justice, et pour cause puisque, à ses yeux, l’objet consiste dans le but de la demande.

Elle a ainsi considéré qu’une demande en exécution d’un contrat avait le même objet qu’une demande tendant à son annulation ou, à titre subsidiaire, à sa résolution (CJCE 8 déc. 1987, aff. C-144/86, Rev. crit. DIP 1988. 370, note H. Gaudemet-Tallon ; JDI 1988. 537, note A. Huet).

C’est dans un ordre d’idées sensiblement similaire qu’elle a admis une identité d’objet entre une demande visant à nier préventivement la responsabilité du propriétaire d’un navire, et celle tendant à l’établissement de cette responsabilité (CJCE 6 déc. 1994, aff. C-406/92, D. 1995. 35 ; Rev. crit. DIP 1995. 588, note E. Tichadou ; JDI 1995. 469, note A. Huet).

Or, en l’espèce, une telle conception élargie de la notion d’objet n’est pas retenue par les juges luxembourgeois. Selon eux, les demandes formées dans chacun des litiges ne présentent pas le même objet dans la mesure où, « bien que ces litiges concernent, de manière générique, le versement d’aliments, les prétentions des demandeurs n’ont pas de but identique et ne portent pas sur une même période. » (pt 42).

Il n’est pourtant pas totalement exclu que les deux procédures aient vocation à être soumises à un seul et même juge, spécialement par la voie de la connexité.

Plus précisément, et ainsi que la Cour de justice le souligne, si la juridiction de renvoi estime que les demandes en cause sont liées entre elles par un rapport suffisamment étroit pour qu’elles puissent être considérées comme étant connexes, au sens de l’article 13, paragraphe 3 du présent règlement, il lui appartiendra alors de surseoir à statuer puisqu’elle a été saisie en second (pt 44).

 

CJUE 6 juin 2024, aff. C-381/23

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