Exercice de l’action civile devant le juge pénal : triple rappel de l’exigence d’un préjudice résultant directement de l’infraction

Saisie d’un pourvoi dans une célèbre affaire de dopage de 2011 et ayant conduit à la suspension de la délégation des athlètes russes aux Jeux olympiques de Tokyo, la chambre criminelle a partiellement annulé les condamnations prononcées à l’encontre du fils et du conseiller juridique de l’ancien président de la fédération internationale d’athlétisme. L’occasion, pour la Cour, de rappeler que l’action civile n’appartient qu’à ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction.

En 2014, des faits de corruption étaient dénoncés par une athlète internationale russe auprès de l’Agence mondiale antidopage (AMA) et de l’Association internationale des fédérations d’athlétisme (IAAF). Corroborées par des journalistes, ces révélations donnaient lieu à l’ouverture d’une enquête interne. Il était ainsi constaté que des athlètes russes soupçonnés de dopage bénéficiaient de mesures favorables telles que l’absence de sanction ou des délais procéduraux anormalement longs leur permettant de participer aux Jeux olympiques de Londres en 2012. Selon le rapport de l’AMA, ces faits étaient concomitants à la négociation, par l’IAAF, de contrats de sponsoring avec la banque russe VTB, d’une part, et avec la cession des droits télévisés pour les championnats du monde d’athlétisme devant se tenir à Moscou en 2013, d’autre part.

En août 2015, l’AMA dénonçait l’ensemble de ces faits au procureur national financier. L’enquête préliminaire puis l’information judiciaire ainsi ouvertes permettaient de mettre au jour certains comportements délictueux susceptibles d’être reprochés au trésorier de l’IAAF (également président de la fédération russe d’athlétisme), à un entraîneur de la fédération russe, au directeur du service antidopage de l’IAAF, au président de l’IAAF, au fils de ce dernier (également consultant au sein de l’organisation) ainsi qu’à son conseiller juridique.

En appel, le fils du président de la fédération avait été reconnu coupable de corruption passive, complicité de ce délit, corruption active et recel d’abus de confiance. En répression, il avait été condamné à cinq années d’emprisonnement, 500 000 € d’amende ainsi qu’à une interdiction d’exercer une activité en lien avec le sport pour une durée de dix ans. Le conseiller juridique du président, quant à lui, avait été condamné pour corruption passive et complicité de cette infraction à une peine de trois ans de prison avec sursis, 100 000 € d’amende et à des interdictions d’exercer tant la profession d’avocat qu’une activité en lien avec le sport pour une durée de cinq ans.

À la faveur de l’affaire soumise à son contrôle, la chambre criminelle a eu l’occasion de rappeler, à trois reprises, sa jurisprudence et, plus encore, la lettre de l’article 2 du code de procédure pénale. Si la possibilité pour le juge répressif de connaître d’une action de droit civil afin d’assurer la réparation du préjudice de la victime d’une infraction est admise de longue date, elle n’est pas anodine pour autant. Aussi le législateur et la jurisprudence ont-ils fixé un cadre strict en la matière, en conditionnant l’exercice de l’action civile à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction. La chambre criminelle énonçait ainsi que « l’action civile devant les tribunaux répressifs est un droit exceptionnel qui, en raison de sa nature, doit être strictement renfermé dans les limites fixées par les articles 2 et 3 du code de procédure pénale » (Crim. 9 nov. 1992, n° 92-81.432 P, Rev. sociétés 1993. 433, note B. Bouloc ).

Le préjudice inhérent à la diminution des recettes procédant d’une clause de participation aux bénéfices

L’un des volets constituant l’affaire concernait une société qui avait perçu une marge pour être intervenue dans la chaîne des contrats de cession des droits de sponsoring de l’IAAF. Les juges d’appel constataient que cette marge était dépourvue de toute justification économique. Elle avait pourtant pour conséquence de diminuer les bénéfices d’une autre société et, mécaniquement, le montant des « profit share » (participation aux bénéfices) reversés à l’IAAF. Dès lors, censurant la Cour d’appel de Paris, la chambre criminelle a estimé que le préjudice subi par la fédération n’était qu’indirect et que cette dernière ne pouvait donc se constituer partie civile.

On peut entrevoir, dans la logique poursuivie par la Cour, une transposition, à l’hypothèse de la chaîne de contrats, de sa jurisprudence au sujet de l’actionnaire lésé par une faute commise à l’encontre de la société. Précisément, dans pareille situation, l’actionnaire n’est pas recevable dans sa constitution de partie civile dès lors qu’il ne justifie pas avoir subi un préjudice direct et personnel, c’est-à-dire distinct de celui qu’aurait supporté la société (Crim. 24 nov. 2015, n° 14-86.302, D. 2016. 151, chron. G. Guého, G. Barbier, B. Laurent et E. Pichon ).

Concernant le présent arrêt, la société ayant vu ses bénéfices diminuer a indéniablement subi un préjudice direct, à l’inverse de l’IAAF, qui n’est victime qu’en cascade, eu égard à la chaîne contractuelle qui faisait dépendre son intéressement des bénéfices de la société lésée. Sans l’expliciter davantage, la Cour n’a pas entendu retenir l’éventuelle fictivité du schéma contractuel pour écarter cette solution et accueillir la constitution de partie civile.

Plus encore, la chambre criminelle est amenée à contrôler le caractère direct de deux autres préjudices allégués, dont celui de perte de chance de voir exécuter des contrats.

Le préjudice de perte de chance de voir exécuter des contrats

Dans un autre volet, il était contesté la recevabilité de la constitution de partie civile de l’IAAF en ce qu’elle évoquait la résiliation de contrats de sponsoring, estimant que cette dernière aurait généré, à son détriment, un préjudice découlant de la perte de chance de voir ces contrats exécutés jusqu’à leur terme.

Or, ainsi que le soutenait le pourvoi, la perte de chance d’obtenir des revenus issus de contrats de sponsoring trouvait, en l’espèce, sa source à la fois dans les contrats eux-mêmes, mais également dans la médiatisation qui a été opérée de la procédure pénale conduite contre les prévenus.

Une question analogue avait déjà été examinée par la chambre criminelle qui avait alors considéré que le préjudice constitué par la perte d’une chance présente « un caractère direct et certain chaque fois qu’est constatée la disparition, par l’effet du délit, de la probabilité d’un évènement favorable, encore que, par définition, la réalisation d’une chance ne soit jamais certaine » (Crim. 23 févr. 1977, n° 76-90.392 P ; 16 févr. 1981, n° 80-92.326 P ; 15 juin 1982, n° 81-91.359 P ; 6 juin 1990, n° 89-83.703, P, RTD civ. 1991. 121, obs. P. Jourdain ; ibid. 1992. 109, obs. P. Jourdain ; 4 déc. 1996, n° 96-81.163 P, D. 1997. 67 ). Il revient donc aux juges de rechercher si l’acte dommageable (matérialisant, en sus, l’infraction) a effectivement produit la perte d’une chance sérieuse.

Dans le cas qui nous intéresse, la Cour, si elle reconnaît sans faillir l’existence d’un préjudice de perte de chance, rappelle que celui-ci n’est pas la conséquence directe des faits constitutifs du délit de corruption, si bien qu’il ne saurait être indemnisé par le juge pénal. Au mieux peut-on voir poindre ici le refus d’assouplir, notamment sous la pression civiliste, sa ligne jurisprudentielle quant à l’appréciation stricte du caractère direct en présence d’un préjudice de perte de chance ; portée cependant nuancée étant donné l’absence de publicité donnée à l’arrêt au Bulletin de la Cour.

Contrôlant toujours le lien direct entre l’infraction et le préjudice dont la réparation est sollicitée, la chambre est amenée à connaître d’un moyen relatif au préjudice des athlètes en concurrence avec des sportifs dopés.

Le préjudice des athlètes en concurrence directe avec des sportifs dopés

Dans la même dynamique, la chambre criminelle devait contrôler la constitution de partie civile de sportifs ayant été en concurrence directe avec des athlètes dopés. Une coureuse avait entendu se prévaloir d’un préjudice matériel résultant de la perte de chance d’obtenir une prime et de renégocier sa rémunération, au motif que le classement d’un marathon en 2011 avait été faussé en raison de la participation d’une athlète russe suspectée de dopage et dont la suspension aurait été retardée en raison des faits de corruption commis par les prévenus. Elle arguait également d’un préjudice d’image ainsi que d’un préjudice moral.

À nouveau et sans surprise, la Cour se borne à affirmer – peut-être un peu succinctement – que les préjudices invoqués, s’ils existent bel et bien, n’avaient pas de lien direct avec l’infraction de corruption. On regrettera une certaine pingrerie dans la motivation. Quelques mots supplémentaires auraient pu permettre une meilleure compréhension de la décision, en ce qu’une solution contraire semblait sur ce point envisageable : la renégociation du contrat de l’athlète se faisant en fonction des résultats aux différentes compétitions, il apparaît que l’infraction de corruption a retardé la procédure de sanction et, par voie de conséquence, la révision du classement litigieux au marathon.

Enfin, sans qu’il soit utile de les évoquer plus amplement, deux autres moyens de cassation s’avéraient fructueux. Le premier est attaché à la condamnation du fils du président de la fédération mondiale d’athlétisme pour complicité de corruption passive. La Cour retient simplement un défaut de motivation inhérent à l’usage, peut-être abusif, de motifs adoptés (C. pr. pén., art. 593 ; Crim. 24 mars 1949, Bull. crim. n° 110 ; 28 mai 1962, Bull. crim. n° 209 ; pour aller plus loin, J. Boré et L. Boré, La cassation en matière pénale, Dalloz Action, 2024/2025, n° 82-54, Motifs propres ou adoptés).

Le second porte lui aussi sur un défaut de motivation, cette fois sur le fondement de l’article 131-21 du code pénal relatif aux saisies et confiscations. La chambre criminelle reproche à la cour d’appel d’avoir ordonné la confiscation des scellés au seul motif que leur restitution n’a pas été sollicitée par la défense, et ce sans préciser sur quels biens portait cette mesure ni à quel titre ils ont été confisqués, privant dès lors la possibilité pour la Cour de cassation de contrôler la légalité de la mesure.

 

Crim. 6 nov. 2024, F-D, n° 23-83.595

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