Exposition à un médicament et causalité : cassation dans l’affaire du distilbène
Prive de base légale au regard de l’article 1240 du code civil la cour d’appel qui, pour écarter la causalité entre l’exposition à un médicament et le dommage, relève qu’il n’est pas possible de déterminer si le dommage trouve sa source dans cette exposition ou dans une infection. Viole le même article l’arrêt qui, pour refuser l’indemnisation d’un préjudice d’anxiété, relève qu’il n’est pas établi que le fait générateur invoqué ait causé la réalisation du dommage.
Il ne manque pas d’écrits pour souligner les difficultés que soulève l’identification de la causalité en droit de la responsabilité civile (v. par ex., C. Quézel-Ambrunaz, Définition de la causalité en droit français : la causalité dans le droit de la responsabilité civile européenne. La causalité dans le droit de la responsabilité civile européenne, Groupe de recherche européen sur la responsabilité civile et l’assurance [GRERCA], mars 2010, p. 341). La présente affaire fournit un nouvel exemple des difficultés susceptibles d’émerger dans l’appréciation de la causalité, la Cour de cassation considérant que la cour d’appel précédemment saisie avait doublement violé les règles présidant à l’établissement du lien de causalité.
Au cas présent, une femme est frappée d’infertilité. Deux causes possibles sont identifiées : une infection et l’exposition au distilbène. Les experts ayant été consultés n’ont pu déterminer la cause certaine du dommage, estimant qu’il existait 40 % de chances que celui-ci se rattache à l’exposition au distilbène.
Devant la cour d’appel, la personne ainsi affectée ainsi que deux de ses proches, dont son époux, demandaient réparation de leurs préjudices. Il était en particulier demandé à la société pharmaceutique ayant produit le distilbène de réparer les préjudices découlant directement de l’infertilité, mais également, pour la seule victime directe, du préjudice d’anxiété lié à son exposition, in utero, au distilbène au regard des conséquences possibles de cette exposition.
Dans un cas comme dans l’autre, la cour d’appel a refusé de reconnaître la responsabilité de la société pharmaceutique, estimant qu’il n’était pas démontré que l’exposition au distilbène était la cause du dommage. La Cour de cassation désapprouve doublement la cour d’appel.
Une cassation inévitable sur le terrain du préjudice d’anxiété
Pour refuser de condamner la société pharmaceutique à la réparation du préjudice d’anxiété de la victime, la cour d’appel avait retenu d’une part que le lien entre l’exposition au distilbène et l’infertilité n’était, en l’espèce, pas établi, d’autre part que le préjudice allégué était lié aux circonstances angoissantes du suivi médical et non de l’exposition au distilbène.
C’est sans surprise que le raisonnement est censuré. La Cour de cassation, se concentrant sur l’exigence dans l’arrêt d’appel, d’un lien de causalité démontré en l’exposition au distilbène et l’infertilité subie par la victime dans la présente affaire, rappelle que « le préjudice d’anxiété invoqué résultait de l’exposition au DES et des risques qui en découlent » (arrêt, § 9) pour conclure à la violation de l’article 1240 du code civil.
La cassation intervient sans surprise : le préjudice d’anxiété n’est pas lié à la réalisation effective du dommage redouté, mais au fait de savoir qu’on a été exposé à une substance susceptible de conduire à de graves conséquences (typiquement, l’amiante, Rép. civ., v° Responsabilité : généralités, par P. le Tourneau, n° 29). Il n’est donc pas besoin, pour prononcer des dommages et intérêts au regard de ce préjudice, que le lien de causalité entre un fait générateur potentiel et le dommage effectivement réalisé soit établi.
En réalité, en cas d’exposition à une substance dont il est avéré qu’elle présente un danger sérieux, un tel préjudice ne peut raisonnablement être écarté que dans une hypothèse : celle dans laquelle le dommage survient avant que la victime ait conscience du risque pesant sur elle. Tel pouvait d’autant moins être le cas ici qu’ainsi que le soulignait le pourvoi, le distilbène est susceptible de produire plusieurs conséquences graves dont certaines n’étaient pas réalisées.
Une cassation prévisible sur le terrain de l’infertilité
L’arrêt de cassation ne surprend pas non plus quant au lien de causalité entre l’exposition au distilbène et la situation d’infertilité de la demanderesse au pourvoi.
La Cour de cassation adopte de façon stable, particulièrement en matière médicale, une jurisprudence relative à la causalité favorable à la victime.
Tel est déjà le cas de l’admission de présomptions tenant à l’absence d’autres éléments expliquant la réalisation de l’effet et à la concomitance entre l’administration du produit et la réalisation du dommage pour caractériser le lien de causalité (v. par ex., Civ. 2e, 24 janv. 2006, n° 02-16.648, D. 2006. 396
; ibid. 1929, obs. P. Brun et P. Jourdain
; Dr. soc. 2006. 458, obs. J. Savatier
; RDSS 2006. 495, note J. Peigné
; RTD civ. 2006. 323, obs. P. Jourdain
; ibid. 325, obs. P. Jourdain
; RTD com. 2006. 652, obs. B. Bouloc
). Une telle solution ne méconnaît pas les principes probatoires mais ne permet pas de résoudre toutes les difficultés : en l’espèce notamment, une autre cause du dommage, l’infection, était envisageable.
Tel est surtout le cas du recours à la perte de chance pour suppléer une incertitude quant au rôle causal de l’exposition à une substance potentiellement nocive (M. Fabre-Magnan, Droit des obligations, 2 – Responsabilité civile et quasi-contrat, 4e éd., PUF, coll. « Thémis droit », n° 169 ; G. Viney et P. Jourdain, Les conditions de la responsabilité, 3e éd., LGDJ, nos 370 s.). En présence d’une telle incertitude, elle conduit à indemniser la victime à hauteur du pourcentage de chance que le dommage réalisé l’ait été par l’exposition à la substance en cause (donc ici à hauteur de 40 %). C’était sur ce terrain que s’était porté le pourvoi. La réponse de la Cour de cassation se situe sur un terrain légèrement différent.
Pour parvenir à la censure de l’arrêt d’appel, la première chambre civile affirme qu’il résulte de l’article 1240 du code civil « qu’ouvre droit à réparation le dommage en lien causal avec une faute, même si celle-ci n’en est pas la seule cause » (arrêt, § 3). Soulignant que la cour d’appel a retenu qu’il était impossible de déterminer si le dommage résultait de l’exposition au distilbène ou d’une infection subie par la victime, la Haute juridiction conclut que ces motifs étaient « insuffisants à exclure que l’exposition au DES ait contribué à son infertilité » de sorte que « la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision » (arrêt, § 5).
Si la censure de l’arrêt sur ce point était prévisible au regard des solutions précédemment rappelées, les motifs de la Cour de cassation peuvent surprendre.
Certes, la causalité n’est pas exclusive. Mais était-ce de cela qu’il était question ?
L’arrêt d’appel se bornait à souligner qu’une autre cause du dommage était envisageable (ce qui excluait le recours au raisonnement tenu dans l’arrêt du 24 janv. 2006 ci-dessus rappelé) et qu’il n’était pas démontré que le dommage ait été causé par l’exposition au distilbène. Au regard de la charge de la preuve résultant de l’article 1353, alinéa 1er, du code civil, la solution retenue par la cour d’appel semblait techniquement justifiée. Seul le recours, sans doute contestable mais classique, à la perte de chance permettait de dépasser cette incertitude de sorte qu’on aurait pu attendre que la Cour de cassation se place plus explicitement sur ce terrain.
© Lefebvre Dalloz