Fake news et manipulations de l’information, la difficile réponse juridique
Une législation ancienne et de nouvelles dispositions jugées inapplicables. François Saint-Bonnet et Bertrand Warusfel présentent à Dalloz actualité les enjeux juridiques des fake news et des manipulations de l’information.
C’était moins une. La proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France a été adoptée, le 5 juin, quelques jours avant la dissolution de l’Assemblée nationale. Le texte n’est cependant pas encore promulgué, saisine du Conseil constitutionnel oblige. Poussé par la délégation parlementaire au renseignement, la proposition de loi de Sacha Houlié, l’ancien président de la commission des lois, visait d’abord à clarifier le cadre des activités d’influence tout en élargissant la technique de surveillance algorithmique permise aux services de renseignement.
Mais le législateur avait également mentionné au détour du texte la communication d’informations fausses ou inexactes, en les incluant explicitement dans la nouvelle définition de l’acte d’ingérence dans le code monétaire et financier. Cette allusion discrète avait d’ailleurs été contestée par des députés de gauche. La proposition de loi « tente d’enfermer le débat, légitime, sur la propagation des fake news dans un aspect d’ingérence étrangère ou d’atteinte à la souveraineté. Or, la question des fake news s’inscrit dans un contexte politique et médiatique beaucoup plus large que la seule ingérence étrangère », protestaient-ils dans un amendement.
Loi inapplicable
Mais si les fake news ont été largement laissées de côté dans ce texte, c’est sans doute aussi parce que le sujet a des airs de véritable sac de nœuds sur le plan juridique. « La loi du 22 décembre 2018 relative à la manipulation de l’information n’est pas appliquée car elle est inapplicable », relève ainsi auprès de Dalloz actualité le professeur en histoire du droit François Saint-Bonnet. Ce texte modifiant la loi électorale, et non la loi sur la presse, avait été poussé par Emmanuel Macron, visé par des rumeurs sur internet avant l’élection présidentielle de 2017. Il devait permettre « d’agir face à ce qui, loin d’être un épiphénomène, constitue un défi majeur pour nos démocraties : le dévoiement du débat public et in fine des scrutins par des entreprises malveillantes de désinformation », affirmait à l’époque la rapporteure de la majorité, Naïma Moutchou.
Sauf que les espoirs du législateur ont été rapidement douchés. En mai 2019, le Tribunal de grande instance de Paris, saisi en référé sur cette base légale par deux élus communistes, avait rejeté leur recours en référé à la suite de la publication d’un tweet par le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner. Les juges avaient finalement jugé que l’allégation n’était pas « manifestement inexacte ou trompeuse », une disposition introduite par les sages. Cinq ans plus tard, l’infraction est à nouveau visée par La France Insoumise, qui a saisi en référé la justice vendredi après le lancement d’un simulateur de retraites par Renaissance. « Avec ses réserves d’interprétation », comme le risque d’altération manifeste à la sincérité du scrutin, « le Conseil constitutionnel a neutralisé ce texte », analyse François Saint-Bonnet. « Quand de telles lois d’interdictions ne servent à rien, il vaut mieux les abroger », poursuit-il. « La réponse répressive pose d’importants problèmes en matière de libertés, de définition de l’infraction, de la recherche et de l’assignation de l’auteur », détaille encore l’universitaire. Et de souligner le changement de paradigme à l’œuvre depuis quelques années. « On considère aujourd’hui qu’il y a une toxicité intrinsèque à la fake news », observe-t-il.
Article jamais actionné
Ce n’est d’ailleurs pas la seule disposition juridique relative aux fausses nouvelles qui a fait la démonstration de son inutilité. « L’article L. 411-10 du code pénal est l’outil destiné à lutter contre la désinformation du haut du spectre », rappelle à Dalloz actualité Bertrand Warusfel. Cette disposition, introduite en 1992, punit de sept ans d’emprisonnement et de 100 000 € d’amende le fait de fournir, en vue de servir les intérêts d’une puissance étrangère, des informations fausses aux autorités civiles ou militaires pour les induire en erreur et porter ainsi atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. Or « cet article n’a jamais été actionné à ma connaissance, ce qui n’est pas sain en soi », relève le professeur de droit à l’Université Paris-8. À l’époque, avant l’émergence des réseaux sociaux, poursuit-il, le législateur avait été plutôt visionnaire. Mais le spectre visé est trop étroit, estime-t-il, la désinformation devant être destinée à tromper les seules autorités civiles et militaires.
Cette disposition oubliée risque également d’être « en décalage avec la nouvelle définition des actes d’ingérence informationnelle que la proposition de loi du député Sacha Houlié définit désormais dans le code monétaire et financier », déplore Bertrand Warusfel, également avocat. « La riposte aux fake news n’est pas seulement de nature juridique », tempère-t-il. L’universitaire avait ainsi planché au sein de la commission Bronner, qui avait suggéré en janvier 2022 quelques aménagements de la loi. Comme compléter l’article 48-1 de la loi du 29 juillet 1881 en permettant à des associations spécialisées de se constituer parties civiles. Ou encore en modifiant la loi sur la confiance dans l’économie numérique pour engager la responsabilité civile du diffuseur de mauvaise foi d’une fausse nouvelle préjudiciable.
Le socle de la répression de la diffusion des fausses nouvelles repose donc toujours sur la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Outre la diffamation – hasard du calendrier, le procès pour diffamation des deux femmes à l’origine de la rumeur sur la transsexualité de l’épouse d’Emmanuel Macron vient de se tenir –, son article 27 réprime la publication, la diffusion et la reproduction de nouvelles fausses. « Mais cette disposition n’est incriminable que si la fausse nouvelle a troublé ou susceptible de le faire la paix publique », comme le risque de lynchage d’un boulanger accusé d’affamer le peuple en vendant son pain trop cher, pour prendre un exemple contemporain du vote de la loi, précise François Saint-Bonnet. « Quand les députés débattent de cet article, ils estiment qu’une mauvaise nouvelle n’est pas forcément toxique en soi, car elle pourra être corrigée dans les journaux du soir, poursuit l’universitaire. La loi donne donc sa chance à la liberté d’expression, avant la répression, et ne cherche pas à qualifier la mauvaise nouvelle, parce que c’est une tâche très difficile. C’est un indice d’une certaine humilité du législateur. »
Privatisation préoccupante
Plus d’un siècle plus tard, le législateur français préfère parfois passer la main à Bruxelles et Strasbourg. « Dans la lutte contre la propagation des fake news, la législation n’a pas tant à être nationale qu’européenne, c’est un enjeu qui dépasse largement les terrains de jeux nationaux », rappelait, à Dalloz, Constance Le Grip, députée Renaissance jusqu’à la dissolution. Entré en vigueur en août 2023, le Digital Services Act impose ainsi de nouvelles obligations aux très grandes plateformes numériques, notamment en vue de lutter contre les discours haineux et la désinformation. Mais cette logique de compliance est « une sorte de privatisation de la démocratie assez préoccupante », s’inquiète François Saint-Bonnet. « Cela a un côté extrêmement naïf, en sous-traitant la question juridique et politique de la qualité de l’information à des opérateurs privés pour qui les posts sont un produit, pas une information », analyse-t-il. Cette sous-traitance se traduit également, pointe-t-il en substance, par la mise en en place de mécanismes algorithmiques aboutissant au retrait de messages litigieux, mais ce de façon discrète et avant finalement que quelqu’un n’ait pu établir qu’ils véhiculaient ou non des informations fausses.
L’historien du droit salue par en revanche la création et l’action du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, Viginum. Créé en juillet 2021, ce service rattaché au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale « n’a pas de compétence juridictionnelle, même s’il peut signaler des éléments au procureur de la République » en vertu de l’article 40, remarque François Saint-Bonnet. « Le meilleur moyen de combattre une idée fausse, c’est de la réfuter par une vraie, pas en la supprimant, et la combattre par des arguments, poursuit-il. Viginum est une bonne manière de réagir, en mettant en action des experts capables de repérer des réseaux de désinformation, tout comme la liberté d’expression introduit un cercle vertueux ». La création de ce service « était nécessaire et une bonne idée », abonde Bertrand Warusfel. En revanche, suggère l’universitaire, il est sans doute temps pour Viginum de publier sa doctrine précisant sa définition des menaces informationnelles visant les intérêts fondamentaux de la nation. « Cela pourrait donner de la prévisibilité et de la sécurité juridique », résume-t-il.
© Lefebvre Dalloz