Faut-il appliquer la fixation unilatérale du prix de l’article 1165 aux missions de l’expert-comptable ?
Dans l’un des premiers arrêts rendus par la Cour de cassation sur le nouvel article 1165 du code civil, la chambre commerciale vient préciser que ce dernier article n’est pas applicable aux honoraires de l’expert-comptable.
Les applications de certaines dispositions phares de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, et de la loi de ratification n° 2018-287 du 20 avril 2018, sont toujours scrutées avec une certaine attention par la doctrine en droit des obligations (v. sur l’art. 1171 nouv. par ex., Com. 26 janv. 2022, n° 20-16.782 F-B, Dalloz actualité, 1er févr. 2022, obs. C. Hélaine ; D. 2022. 539
, note S. Tisseyre
; ibid. 725, obs. N. Ferrier
; ibid. 1419, chron. S. Barbot, C. Bellino, C. de Cabarrus et S. Kass-Danno
; ibid. 2255, obs. Centre de droit économique et du développement Yves Serra (EA n° 4216)
; ibid. 2023. 254, obs. R. Boffa et M. Mekki
; RTD civ. 2022. 124, obs. H. Barbier
). Si la réforme a déjà plus de sept années au compteur depuis l’ordonnance, les affaires régies par le droit nouveau peinent parfois encore à atteindre de hauts niveaux de publication à hauteur de cassation. C’est donc logiquement que nous nous intéressons aujourd’hui à un arrêt rendu le 20 septembre 2023 par la chambre commerciale de la Cour de cassation et promis aux honneurs tant du Bulletin que des sélectives Lettres de chambre. Cette décision vient, en effet, utiliser le nouvel article 1165 du code civil et sa fixation unilatérale du prix pour les contrats de prestation de service. Elle résonne, comme nous allons le voir, comme un rendez-vous manqué pour dissiper les différents doutes à ce sujet.
Les faits à l’origine du pourvoi sont les suivants. Par acte du 8 juillet 2021, une société d’experts-comptables assigne un de ses clients aux fins de la voir condamner à lui payer la somme de 756 € pour trois factures de frais de domiciliation et à lui régler la somme de 2 910 € pour trois factures d’interventions comptables. La société sollicite également plus de 645 € pour les frais de recouvrement engagés. Le Tribunal de commerce de Versailles, par jugement du 19 novembre 2021, ne fait droit que très partiellement à la demande de la société en ne condamnant le client qu’à diverses sommes parmi celles sollicitées. La société d’experts-comptables décide de se pourvoir en cassation, taux du ressort oblige. Elle estime que dans le contexte des honoraires de sa profession, le tribunal a violé les dispositions légales régissant la fixation unilatérale du prix de l’article 1165 du code civil nouveau issu de la loi de ratification n° 2018-287 du 20 avril 2018.
Dans son arrêt du 20 septembre 2023, la chambre commerciale de la Cour de cassation rend une solution équilibrée qui appelle plusieurs observations.
Le principe : l’article 1165 du code civil n’est pas applicable aux prestations de l’expert-comptable
L’arrêt du 20 septembre 2023 peut paraître légèrement sibyllin par le caractère non fondé de la première branche du moyen soulevé à hauteur de cassation. L’écriture de la décision conduit, en effet, à laisser peu de place à une justification plus enrichie et plus pédagogue. Le lecteur observera que trois textes sont cités, à savoir deux dispositions du code civil et une disposition réglementaire relative à l’exercice de l’activité d’expert-comptable. Tout le problème résidait autour de la possibilité d’application de l’article 1165 du code civil et de sa fixation unilatérale du prix aux honoraires de l’expert-comptable. La question n’est, en effet, pas réglée explicitement.
Ce texte, qui fonctionne en système avec l’article 1164 du code civil sur les contrats-cadres (G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations – Commentaire théorique et pratique dans l’ordre du Code civil, 2e éd., Dalloz, 2018, p. 362, n° 418), est fondamental dans l’ordonnancement du droit nouveau sur la détermination de l’objet du contrat. Il abandonne une position issue de plusieurs arrêts de 1995 selon laquelle « l’exigence générale de détermination ne s’appliquait pas au prix » (F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Droit civil – Les obligations, 13e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2022, p. 413, n° 370). L’article 1165 admet la fixation unilatérale en matière de contrat de prestation de service, à charge d’en motiver le montant par celui qui détermine cette prestation. Ce texte vient toutefois, également, avec son lot de questions nouvelles. L’arrêt rendu le 20 septembre 2023 permet d’en résoudre une et d’en laisser subsister une autre.
C’est une belle leçon d’introduction au droit que délivre la chambre commerciale concernant l’application du droit commun sur le droit spécial aux paragraphes nos 3 à 6 de l’arrêt. Puisque l’article 151, alinéa 1er, du décret n° 2012-432 du 30 mars 2012 prévoit un contrat écrit qui définit la mission de l’expert-comptable et précise les droits et obligations des parties, l’article 1165 du code civil ne trouverait aucune application par le jeu de l’article 1105 du code civil prévoyant que les règles générales ne s’appliquent que sous réserve des règles propres à certains contrats. On peut se demander si la chambre commerciale n’aurait pas dû aller un peu plus loin dans la justification de la solution. Et surtout, jusqu’où doit-elle aller pour les autres professions régies par des textes réglementaires concernant la fixation de leurs honoraires ? C’est, à notre sens, la spécificité du régime applicable aux experts-comptables et notamment la nécessité d’un écrit qui explique cette solution sclérosant l’article 1165 (v. sur la nullité en raison d’une méconnaissance de règle déontologique d’un expert comptable, Civ. 1re, 6 avr. 2022, n° 21-12.045 FS-B, Dalloz actualité, 3 févr. 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2022. 702
; ibid. 2023. 254, obs. R. Boffa et M. Mekki
; Rev. sociétés 2022. 615, note J. Bardy
; RTD civ. 2022. 376, obs. H. Barbier
). Si l’on adopte une lecture fidèle de ces textes, l’écrit imposé pour les missions de l’expert-comptable prévoyant les droits et obligations des parties empêcherait nécessairement une fixation unilatérale du prix puisque ledit prix doit être renseigné par écrit. C’est un raisonnement déductif qui peut ne pas emporter l’adhésion mais qui a l’honneur d’être fidèle aux textes.
L’arrêt sonne comme un rendez-vous manqué sur l’office du juge en matière de fixation ou de modification du prix. Les doutes au lendemain de l’entrée en vigueur de l’article 1165 du code civil ne sont pas réglés à ce sujet et il faudra attendre une autre décision pour en cerner précisément les contours. Pour l’heure, le texte semble assez hostile à une immixtion du juge dans ce domaine, la loi ne prévoyant aucune modification ou fixation par le juge… Affaire à suivre, encore et toujours !
La conséquence : la fixation par le juge des honoraires de l’expert-comptable
La seconde partie de l’arrêt est nettement plus balisée. La cassation de la décision attaquée par le pourvoi intervient au visa de l’article 4 du code civil et de l’article 24 de l’ordonnance n° 45-2138 du 19 septembre 1945. On tire habituellement du premier texte que « le juge ne peut refuser de statuer en se fondant sur l’insuffisance des preuves qui lui sont fournies ». On reconnaît, pour cette première partie du point n° 9 de l’arrêt une jurisprudence constante de l’interprétation de cet article du titre préliminaire du code civil s’agissant du déni de justice. La seconde partie n’étonnera guère quand la chambre commerciale ajoute que le magistrat est « tenu d’évaluer une créance dont il a constaté l’existence en son principe ».
Or, le tribunal saisi n’avait pas fixé cette créance en retenant que l’expert-comptable n’avait pas produit de tarif horaire ni de feuille de temps passé sur ces prestations afin de justifier la facturation sollicitée. Dans la mesure où la créance d’honoraire existe, le juge doit en fixer le montant et ce pour respecter le titre préliminaire du code civil. Bien évidemment, la tâche n’est pas aisée quand aucun élément objectif n’est produit par les parties mais en la matière, rien n’empêche le magistrat de surseoir à statuer pour solliciter de celles-ci des éclaircissements supplémentaires ou, le cas échéant, ordonner une expertise. Le faible montant en jeu en l’espèce n’appelait peut-être pas ce genre de réponses assez radicales mais la juridiction de renvoi sera peut-être confrontée aux mêmes difficultés liées à la carence probatoire éventuelle des différentes parties au procès. Si aucun élément utile n’est produit selon le juge, il devra alors utiliser des éléments objectifs de fixation pour se rapprocher de la réalité contractuelle.
Voici donc un arrêt qui sonne peut-être comme le rendez-vous manqué de l’article 1165 du code civil. Mais c’est un trompe-l’œil : sous couvert de ne pas donner la réponse tant attendue sur les pouvoirs du juge dans la révision ou dans la modification judiciaire du prix dans les contrats de prestation de service, la décision vient donner un principe méthodologique fort utile. Quand un texte spécial empêche l’article 1165 du code civil de s’appliquer, celui-ci s’évanouit par le jeu de l’article 1105 du même code fort logiquement. Comme des airs de déjà vu quant à l’article 1171 du code civil, en somme (Com. 26 janv. 2022, n° 20-16.782 F-B, préc.).
© Lefebvre Dalloz