Faute de la victime dans l’aggravation du dommage vs obligation de minimiser le dommage

Dans un arrêt rendu le 5 juin dernier, la troisième chambre civile a rappelé que la victime n’a pas l’obligation de minimiser son dommage. En revanche, la faute de la victime qui est à l’origine d’une aggravation de son propre dommage est de nature à diminuer son droit à réparation.

Réparer tout le préjudice, mais rien que le préjudice, sans perte ni profit pour la victime : voilà, à très grands traits, ce que signifie le principe de réparation intégrale en droit de la responsabilité civile. Néanmoins, une fois n’est pas coutume, ce principe connaît des exceptions. Parfois, la victime ne sera pas indemnisée intégralement au regard de son comportement. Tel est le cas dans un arrêt rendu le 5 juin 2025 par la troisième chambre civile, lequel donne l’occasion de revenir sur deux notions : l’obligation de minimisation du dommage et la faute de la victime dans l’aggravation du dommage.

En l’espèce, jusqu’en 1992, la société Tata Steel Maubeuge a exploité, dans une ancienne carrière d’argile, une décharge destinée à recevoir du sulfate de fer provenant de la neutralisation des bains de décapage des bobines d’acier fabriquées dans ses ateliers. En 1997, le préfet a ordonné la remise en état de la décharge. Des mesures de réhabilitation ont ensuite été prescrites, et achevées en mars 1999. Un couple propriétaire de plusieurs parcelles se situant à proximité de la décharge a assigné, en 2019, la société Tata Steel Maubeuge sur le fondement du trouble anormal de voisinage. En effet, après avoir obtenu plusieurs expertises en 2001, 2009, 2015 et 2017, ils ont invoqué une persistance de la pollution de leurs parcelles et de la rivière, qui serait à l’origine d’une surmortalité de leur cheptel. Ils ont ainsi demandé à être indemnisés pour le préjudice causé à leur exploitation bovine.

Le 28 septembre 2023, la Cour d’appel de Douai a condamné la société Tata Steel Maubeuge à indemniser intégralement le couple d’éleveurs pour les différents préjudices subis. Ce faisant, les juges du fond n’ont pas tenu compte d’un argument, sans doute invoqué par le défendeur, qui tendait à mettre en cause le comportement des victimes. En effet, il ressort de l’attendu n° 8 que le couple d’éleveurs avait persisté à faire pâturer ses bêtes sur des terres qu’il savait polluées depuis 2002, sans que cela soit absolument nécessaire. Le couple possédait d’autres parcelles, non concernées par la pollution. Mais cet argument n’a visiblement pas été entendu par la cour d’appel. Les juges du fond ont relevé que le fait que le couple ait simplement maintenu son cheptel sur les parcelles polluées, sans augmenter le pâturage, ne pouvait pas leur être reproché pour diminuer son droit à réparation. Il n’y avait, selon eux, aucune preuve que les victimes aient elles-mêmes aggravé leur dommage. De plus, elles n’avaient aucune obligation de minimiser leur préjudice dans l’intérêt du pollueur. Par conséquent, pour les juges du fond, la société Tata Steel Maubeuge devait intégralement indemniser le préjudice subi et il ne pouvait être question d’un partage de responsabilité.

Un pourvoi principal est formé, mais seul le moyen du pourvoi incident est reproduit. Dans ce moyen, la société Tata Steel Maubeuge invoque une violation de l’article 1382, devenu 1240, du code civil. Selon le demandeur, en persistant à faire pâturer leur cheptel sur des parcelles qu’ils savaient polluées, les éleveurs ont contribué à leur propre dommage. Dès lors, la cour d’appel aurait dû réduire leur indemnisation.

Le 5 juin 2025, la troisième chambre civile casse et annule partiellement la solution de la Cour d’appel de Douai. Si la Haute juridiction maintient le principe de la condamnation de la société Tata Steel Maubeuge, elle censure la solution en ce qu’elle refuse de prononcer un partage de responsabilité. Au visa de l’article 1240 du code civil, la Cour rappelle que la victime n’a pas l’obligation de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable. Mais il n’en reste pas moins que, lorsque la victime commet une faute qui contribue à l’aggravation de son dommage, son droit à réparation s’en trouve réduit. Ce faisant, la Haute juridiction réitère une jurisprudence constante concernant l’absence d’ obligation pour la victime de minimiser son dommage. Mais dans le même temps, elle admet, de manière plus originale, qu’une faute de la victime qui a contribué à aggraver le dommage peut diminuer son droit à réparation.

Pas d’obligation pour la victime de minimiser son dommage

La troisième chambre civile affirme qu’il résulte de l’article 1240 du code civil que la victime n’est pas tenue de limiter son droit à réparation dans l’intérêt du responsable. La Haute juridiction réitère ici une jurisprudence constante. En effet, dès 2003, la deuxième chambre civile a posé de manière générale le principe selon lequel il n’existe pas pour la victime d’obligation de minimiser son dommage (Civ. 2e, 19 juin 2003, nos 01-13.289 et 00-22.302, D. 2003. 2326 , note J.-P. Chazal ; ibid. 2004. 1346, obs. D. Mazeaud ; RTD civ. 2003. 716, obs. P. Jourdain ), principe qui a été réitéré ultérieurement à de multiples reprises (v. not., Civ. 1re, 2 juill. 2014, n° 13-17.599 P, Dalloz actualité, 29 juill. 2014, obs. A. Cayol ; D. 2014. 1919 , note C. Boismain ; ibid. 2015. 124, obs. P. Brun et O. Gout ; RTD civ. 2014. 893, obs. P. Jourdain ; Civ. 2e, 26 mars 2015, n° 14-16.011 P, Dalloz actualité, 17 avr. 2015, obs. A. Cayol ; D. 2015. 1475 , note F. Gréau ; ibid. 1791, chron. H. Adida-Canac, T. Vasseur, E. de Leiris, L. Lazerges-Cousquer, N. Touati, D. Chauchis et N. Palle ; ibid. 2283, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; ibid. 2016. 35, obs. P. Brun et O. Gout ; Just. & cass. 2016. 201, rapp. L. Lazerges ).

L’obligation pour la victime de minimiser son dommage est connue des droits anglo-saxons, et cela signifie qu’une coopération est attendue de la part de la victime, qui doit, dans la mesure du possible, minimiser le montant de son dommage avant la fixation de la réparation définitive (v. F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Droit civil – Les obligations, 12e éd., Dalloz, coll. « Précis », n° 1128). Cette notion se retrouve également dans différents instruments internationaux, comme la Convention de la Haye du 1er juillet 1964 sur la vente internationale d’objets mobiliers corporels, dans les principes du droit européen des contrats, ou dans la convention de Vienne du 11 avril 1980 (F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, op. cit., p. 1128). Mais en droit interne français, la Cour de cassation refuse d’admettre une telle obligation, et ce en dépit des critiques doctrinales qui ont pu appeler à une position moins rigide (v. not., D. Mazeaud, La passivité de la victime, l’intérêt de l’auteur du dommage, D. 2004. 1346 ; P. Jourdain, La Cour de cassation nie toute obligation de la victime de minimiser son propre dommage, RTD civ. 2003. 716 ). Elle réitère clairement ce refus dans l’arrêt commenté, alors même que le projet de réforme de la responsabilité civile proposait que, sauf en matière de dommage corporel, les dommages et intérêts puissent être réduits lorsque la victime n’a pas pris les mesures sûres et raisonnables propres à éviter l’aggravation de son préjudice (Projet de réforme de la responsabilité civile, 2017, art. 1263 ; Proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile, 2020, art. 1264). Gageons que la solution retenue par la Cour ne fera donc pas l’unanimité ! En revanche, la Haute juridiction apporte un éclaircissement bienvenu sur la faute de la victime dans l’aggravation du dommage.

Faute de la victime dans l’aggravation du dommage

Si la troisième chambre civile ne remet pas en cause, sur le principe, la responsabilité de la société Tata Steel Maubeuge, elle censure la solution de la cour d’appel en ce que cette dernière a refusé de prononcer un partage de responsabilité. La Haute juridiction affirme qu’il résulte de l’article 1240 du code civil que « si la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable, sa faute, lorsqu’elle a contribué à l’aggravation du dommage, diminue son droit à réparation ». Cette précision paraît utile, car elle intervient à la suite d’un arrêt rendu le 2 juin 2021 par la première chambre civile qui avait suscité la discussion. La Haute juridiction avait refusé toute diminution du droit à réparation d’une victime d’un incendie, qui avait installé sur son réseau électrique privatif un réenclencheur ne répondant pas aux normes et considéré comme dangereux. La faute de la victime n’avait pas été retenue, en ce qu’elle n’avait pas été à l’origine du dommage, mais l’avait seulement aggravé. Autrement dit, en 2021, la Cour de cassation a considéré que la faute de la victime qui aggrave simplement le dommage n’est pas susceptible de diminuer son droit à réparation. Cette solution pouvait s’expliquer par le fait que la responsabilité d’Enedis était engagée sur le fondement de la responsabilité du fait des produits défectueux, et qu’en la matière l’article 1245-12 du code civil mentionne la faute de la victime qui cause « conjointement le dommage ». À cette lecture stricte du texte, il faudrait ajouter une volonté de permettre la réparation intégrale du dommage (Civ. 1re, 2 juin 2021, n° 19-19.349, Dalloz actualité, 22 juin 2021, obs. A. Hacene ; D. 2021. 1079 ; ibid. 2022. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; RTD civ. 2021. 658, obs. P. Jourdain ; LPA, n° 6, 30 nov. 2021, p. 58, note E. Petitprez). Cette solution a été critiquée en ce qu’elle s’écartait du droit commun de la responsabilité. Le dommage pris en compte pour apprécier le caractère causal de la faute de la victime est en effet le dommage final, et donc potentiellement aggravé par une faute de la victime. De plus, conformément à la théorie de l’équivalence des conditions, chaque cause nécessaire du dommage, y compris la cause d’une aggravation, joue un rôle causal (P. Jourdain, La faute de la victime n’est exonératoire de responsabilité que si elle a été à l’origine du dommage, non si elle l’a seulement aggravé, RTD civ. 2021. 658 ). Partant, il n’y aurait pas lieu de distinguer entre la faute de la victime qui a causé originairement le dommage et celle qui l’a aggravé : dans les deux cas, la faute de la victime joue un rôle dans le dommage final. L’arrêt du 5 juin 2025 marquerait ainsi un retour à une certaine orthodoxie : la faute de la victime, dès lors qu’elle joue un rôle causal dans la réalisation du dommage final, est susceptible de diminuer son droit à indemnisation.

Quelle distinction entre minimiser le dommage et ne pas l’aggraver ?

À la lecture de l’attendu de la solution, la cause paraît entendue : l’obligation de minimiser le dommage n’existe – toujours – pas en droit français de la responsabilité civile, mais la faute de la victime peut diminuer son droit à réparation, y compris quand elle est à l’origine d’une simple aggravation du dommage. En réalité, la distinction entre minimiser le dommage et ne pas l’aggraver n’est pas si nette, particulièrement quand ce qui est reproché à la victime n’est pas une action positive, mais un comportement passif. Dans les faits, le couple d’éleveurs n’a pas augmenté le pâturage sur les parcelles polluées : il a simplement persisté à faire pâturer les bêtes sur des parcelles qu’il savait polluées. Au fond, ce qui est reproché aux éleveurs, c’est d’être restés passifs, en ne prenant pas la peine de faire pâturer les bêtes sur une autre parcelle, alors même qu’ils avaient connaissance de la pollution. La Cour de cassation analyse cette passivité, cette inertie, sous l’angle de la faute de la victime qui aggrave son dommage et qui doit donc voir son droit à réparation réduit. Mais dans les deux arrêts rendus en 2003, cette même passivité était analysée sous l’angle de l’obligation de minimiser le dommage, en particulier dans l’arrêt 19 juin 2003 (Civ. 2e, 19 juin 2003, n° 00-22.302, préc.). À la suite d’un accident de la circulation, le fonds de commerce de la victime avait perdu de sa valeur, car il était resté inexploité pendant cinq ans, en raison d’une inertie de la victime. Si les juges du fond avaient diminué le droit à réparation à la victime, lui reprochant d’avoir laissé péricliter son fonds de commerce, la Cour de cassation avait censuré cette position, au motif que la victime n’est pas tenue de minimiser son préjudice. Ainsi, en 2003, l’inertie de la victime n’est pas sanctionnée, car cette dernière n’a pas l’obligation de minimiser son préjudice. Mais, en 2025, l’inertie de la victime est sanctionnée et diminue son droit à réparation, car elle a aggravé son propre dommage. La distinction entre la minimisation du dommage et son aggravation par le comportement fautif de la victime semble alors bien ténue. Lorsque la victime fait simplement preuve de passivité, en laissant le dommage s’aggraver « par la force des choses », ne pourrait-on pas considérer qu’elle ne prend pas toutes les mesures possibles pour minimiser son dommage ? Et si, finalement, derrière la question de l’aggravation du dommage en raison d’une faute de la victime, ce n’était pas la question de l’obligation de minimiser le dommage qui était relancée ?

 

Civ. 3e, 5 juin 2025, FS-B, n° 23-23.775

par Eugénie Petitprez, Maître de conférences en droit privé à l’Université de Picardie Jules Verne, membre du CEPRISCA

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