Faute inexcusable de l’employeur : quand les actes interruptifs de prescription offrent dix-neuf années de sursis aux ayants droit de la victime
Le droit des risques professionnels renferme une action aggravante de la responsabilité de l’employeur enfermée dans un délai strict de deux ans. La multiplication des actes interruptifs de prescription est toutefois de nature à faciliter les démarches des victimes.
En l’espèce, un salarié est victime d’un accident mortel du travail (nov. 2006). La société (dissoute mais représentée par un mandataire ad litem aux fins de liquidation) et l’employeur sont déclarés coupables d’homicide involontaire (nov. 2008). La caisse est saisie par l’épouse et les enfants de la victime d’une demande en reconnaissance du caractère inexcusable de la faute qui a été commise en septembre 2025. Dix-neuf années se sont donc écoulées entre l’accident mortel du travail et l’action des ayants droit. Un arrêt conclut à l’irrecevabilité de l’action des proches, les juges du fond considérant que la prescription est acquise au bénéfice de l’employeur. Et l’arrêt de reprocher au surplus aux demandeurs de s’être limités à assigner la caisse et de n’avoir qu’incidemment mis en cause l’employeur à cette occasion : ce dernier aurait dû être formellement désigné comme partie à l’instance dans la requête introductive. En résumé, faute pour les demandeurs d’avoir réalisé les actes de procédure idoines, l’action est prescrite. C’est ce qui est contesté.
Relativement au dernier chef de critique, la Cour de cassation considère, au visa des articles 2241 du code civil et L. 431-2 du code de la sécurité sociale combinés, que l’action diligentée aux fins de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, qui était également dirigée contre la caisse, avait interrompu le délai de prescription à l’égard de toutes les parties. Au reste, la Cour ajoute que la mise en cause de la société avait été régularisée devant les premiers juges par la désignation d’un mandat ad litem (pt n° 13). Dit autrement, la requête en reconnaissance de la faute inexcusable, peu important qu’elle mette uniquement en cause l’organisme de sécurité sociale, visait nécessairement la société en raison de la faute dommageable imputée. Que cette dernière ait été dissoute ne change rien à l’affaire. L’arrêt rendu par la cour d’appel est annulé en conséquence.
Ceci étant dit, et bien que la décision soit pertinente au fond, la solution aurait gagné à être articulée différemment pour emporter pleinement la conviction. Redisons-le : tandis que la loi enferme l’action des ayants droit (et de la victime) dans un délai relativement bref de deux ans, l’écoulement de dix-neuf années est sans incidence dans le cas particulier. Il y a de quoi rester interrogé.
Diligences douteuses, principe de forclusion et erreur de droit (approche en surface)
La Cour de cassation relève – ce qui donne à penser à première vue que la décision est erronée – qu’un procès-verbal de non-conciliation a été notifié aux intéressés le 10 septembre 2013, soit sept années après que l’accident est survenu. Bien que ledit procès-verbal soit de nature à interrompre le délai biennal (Soc. 16 déc. 1993, n° 92-10.169 P ; Civ. 2e, 10 déc. 2009, n° 08-21.969, Dalloz actualité, 14 janv. 2010, obs. S. Lavric), l’écoulement du temps à fait perdre aux demandeurs le droit d’exercer une action en reconnaissance du caractère inexcusable de la faute commise. La Cour relève en outre que la juridiction de sécurité sociale n’a été saisie qu’au mois de septembre 2025. Il ressort des faits de l’espèce ainsi présentés par la Cour de cassation que la prescription était acquise. Partant, un rejet du pourvoi aurait dû être prononcé.
Ceci étant dit, il y a une bonne raison pour laquelle la solution retenue par la Cour de cassation reste juste dans le cas particulier. Elle tient à l’exercice d’une action pénale en temps et en heure, qui a eu pour effet d’interrompre la prescription, action sur laquelle la deuxième chambre civile passe trop vite, nous semble-t-il. Reprenons le texte idoine.
Action pénale, interruption de la prescription mais fragilité de la base légale (approche en profondeur)
La règle en la matière, qui est renfermée à l’article L. 431-2 in limite litis du code de la sécurité sociale est la suivante : les droits des proches (comme de la victime) aux prestations et indemnités prévues par le livre 4 du code de la sécurité sociale se prescrivent par deux ans à compter de l’accident (Civ. 2e, 23 janv. 2014, n° 12-27.318). L’accident mortel étant survenu le 24 novembre 2006, l’épouse et les enfants de la victime n’étaient donc fondés à agir que jusqu’en novembre 2008 (Civ. 2e, 7 janv. 2021, n° 19-19.256). La loi renferme néanmoins une exception à la toute fin de l’article, qui dispose : « Toutefois, en cas d’accident susceptible d’entraîner la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur (…), la prescription de deux ans opposable aux demandes d’indemnisation complémentaire visée aux articles L. 452-1 et suivants est interrompue par l’exercice de l’action pénale engagée pour les mêmes faits ou de l’action en reconnaissance du caractère professionnel de l’accident » (Civ. 2e, 28 avr. 2011, n° 10-17.886, Dalloz actualité, 25 mai 2011, obs. A. Mavoka-Isana ; 8 nov. 2018, n° 17-20.489).
L’épouse du défunt et ses enfants avaient donc devant eux deux ans pour saisir la juridiction de sécurité sociale d’une demande de reconnaissance du caractère inexcusable de la faute commise par l’employeur après que le jugement a été rendu par le tribunal correctionnel, à savoir le 8 novembre 2010 (jugement qui met fin à l’effet interruptif de l’action pénale, v. not., Civ. 2e, 31 mai 2012, n° 11-13.814, Dalloz actualité, 15 juin 2012, obs. A. Seguin ; JCP S 2012. 1424 ; v. encore, P. Morvan, Droit de la protection sociale, 11e éd., LexisNexis, 2023, n° 244).
Pour le dire autrement, sans aucune manifestation de leur part, les demandeurs auraient été frappés par la forclusion à compter du 8 novembre 2012. On apprend à la lecture de la décision que la caisse a notifié un procès-verbal de non-conciliation le 10 septembre 2013. En résumé, le lecteur doit donc deviner, au vu de la cassation, que les intéressés ont saisi la caisse dans les délais. Il eut été pertinent que ce soit distinctement indiqué pour faciliter la compréhension de l’arrêt. Car le doute persiste. Pour le dire autrement, la base légale de la décision reste fragile sur ce point très précis que la cour d’appel de renvoi devra travailler plus avant. Or l’enjeu est grand ici. Car un nouveau délai de deux ans est né aussitôt que ledit procès-verbal a été notifié. Les ayants droit avait donc jusqu’au 10 septembre 2015 pour saisir la juridiction de sécurité sociale. Et c’est ce qu’ils ont fait !
Civ. 2e, 26 juin 2025, F-B, n° 23-13.295
par Julien Bourdoiseau, Professeur des Universités et avocat (assurance/distribution – santé – sécurité sociale)
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