Fin de l’affaire du Cartel des compotes : la Cour de cassation apporte quelques précisions sur la portée de certains droits fondamentaux et sur l’office de la Cour d’appel de Paris

Dans le cadre de l’examen de pourvois émanant de l’Autorité de la concurrence et de certaines entreprises sanctionnées par l’Autorité de la concurrence au titre de leur participation à l’entente dite « des compotes », la Cour de cassation rend un arrêt qui met un terme à l’ensemble des procédures relatives à cette entente.

Aux termes de cet arrêt sur pourvoi, la chambre commerciale de la Cour de cassation rejette l’ensemble des pourvois, apportant de la sorte quelques précisions sur la portée (limitée) de certains droits et principes fondamentaux, tels que le principe d’impartialité, et sur l’office de la Cour d’appel de Paris en tant que juge de contrôles des sanctions infligées par l’Autorité de la concurrence.

L’arrêt rendu le 8 janvier 2025 par la chambre commerciale de la Cour de cassation intervient dans le cadre des suites juridictionnelles de l’affaire de l’entente des compotes, marquée initialement par une décision d’interdiction et de sanction d’une entente dans le secteur des fruits vendus en coupelles et en gourdes, publiée par l’Autorité de la concurrence le 17 décembre 2019 (Aut. conc. 7 déc. 2019, n° 19-D-24). L’entente en cause avait été dénoncée par une entreprise membre de l’entente, dans le cadre de la mise en œuvre du programme de clémence institué par l’Autorité de la concurrence. L’Autorité s’était ensuite saisie d’office pour enquêter sur les faits dénoncés puis instruire le dossier. Par sa décision, l’Autorité a sanctionné différentes sociétés (Andros, Conserves France, Délis SA, SAS Vergers de Châteaubourg, Charles Faraud, Charles & Alice, Valade et Coroos Conserven BV) pour avoir mis en œuvre, de 2010 à 2014, une entente anticoncurrentielle par objet visant, d’une part, à manipuler les prix des produits vendus à la grande distribution sous marques de distributeur et aux distributeurs de la restauration hors foyer dans le secteur des compotes et, d’autre part, à se répartir, pour ces mêmes produits, les clients et les volumes. Au total, l’Autorité a infligé des amendes pour un montant total cumulé dépassant 58 millions d’euros.

Consécutivement à l’adoption par l’Autorité de la décision du 17 décembre 2019, différents appels ont été introduits et, par un arrêt du 6 octobre 2022, la cour d’appel a réformé partiellement la décision entreprise (Paris, pôle 5 - ch. 7, 6 oct. 2022, n° 20-01494), rejetant les demandes d’annulation présentées par les entreprises sanctionnées, mais en revenant pour l’essentiel sur le terme de la pratique imputée à certaines parties (en raccourcissant la période de l’infraction constatée) et sur le montant de différentes sanctions pécuniaires infligées à certaines entreprises (en diminuant les montants en cause).

Tant les entreprises ayant pris part à l’entente en cause que l’Autorité de la concurrence ont introduit des pourvois auprès de la Cour de cassation. Cette dernière rejette l’ensemble des pourvois. L’arrêt sous commentaire expose quelques précisions sur la portée des exigences résultant de certains droits et principes fondamentaux, et sur l’office de la Cour d’appel de Paris s’agissant de l’enjeu tenant au contrôle de la méthode de détermination des sanctions financières infligées aux auteurs d’une pratique anticoncurrentielle.

L’absence d’atteinte au principe d’impartialité au regard des conditions d’organisation de la procédure devant l’Autorité de la concurrence

Au stade de l’appel, l’annulation de la décision de l’Autorité avait été sollicitée notamment sur le fondement du principe d’impartialité, motif pris de ce que l’instruction avait été menée dans un contexte où les mêmes rapporteurs, successivement, avaient proposé à l’Autorité d’adopter l’avis de clémence au bénéfice de l’entreprise qui avait dénoncé la pratique en cause, puis avaient exercé des fonctions d’instruction après la saisine d’office, en établissant la notification des griefs et en demandant que des opérations de visite et saisie soient accomplies. Selon les entreprises sanctionnées, l’exercice successif de ces prérogatives par les mêmes rapporteurs posait problème sous l’angle de l’impartialité en ce que la première des activités évoquées (la gestion de la demande de clémence d’un membre de l’entente) caractérisait l’exercice d’une activité de poursuite, dans la mesure où le traitement de cette étape impliquait nécessairement pour les rapporteurs évoqués d’être convaincus du caractère infractionnel des faits alors portés à la connaissance de l’Autorité. Ainsi, selon les appelantes, les mêmes rapporteurs se seraient déjà forgé une conviction quant aux faits litigieux avant la saisine d’office de l’Autorité et l’engagement de la phase d’enquête puis d’instruction qui allait impliquer l’envoi de la notification des griefs aux autres parties à l’entente. La Cour d’appel de Paris a rejeté ce moyen d’annulation.

Selon les entreprises sanctionnées, l’arrêt d’appel aurait méconnu les exigences portées par le principe d’impartialité, invoquant à cet égard l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Quant à la Cour de cassation, cette dernière refuse d’identifier une difficulté qui procéderait d’un tel cumul de fonctions de poursuite et d’instruction par les mêmes rapporteurs au sein de l’Autorité de la concurrence. Prenant à son compte la jurisprudence de la seule Cour européenne des droits de l’homme (CEDH 1er sept. 2016, X. et Y. c/ France, n° 48158/11, Dalloz actualité, 12 sept. 2016, obs. T. Soudain ; France, D. 2016. 1816 ; AJ pénal 2016. 590, obs. M.-E. Boursier ; Rev. sociétés 2017. 51, obs. P.-H. Conac ; RSC 2017. 527, obs. J.-M. Brigant ), la chambre commerciale dit pour droit que le principe d’impartialité n’implique pas la nécessité d’une séparation des fonctions d’enquête et de poursuite (§ 8). Ensuite, si la Cour de cassation énonce ce qui semble désormais relever de l’évidence, à savoir que les services du rapporteur général de l’Autorité sont soumis au principe d’impartialité, ce qui recouvre une dimension objective et requiert notamment l’accomplissement d’une instruction à charge et à décharge, la Haute juridiction ajoute néanmoins que, selon elle, le fait pour un rapporteur de proposer au collège de l’Autorité d’émettre un avis de clémence ne constitue pas un acte qui impliquerait une prise de position sur le fond de l’affaire, ce qui permet d’écarter tout doute légitime sur l’impartialité du rapporteur en cause.

Cette dernière précision ne peut valablement convaincre : dans le prolongement de l’article L. 464-2, IV, du code de commerce, les communiqués successifs de l’Autorité relatifs à la clémence exposent bien que le programme de clémence a pour objet, in fine, d’accorder « une exonération totale ou partielle des sanctions pécuniaires encourues par une entreprise (…) participant à une entente si cette entreprise contribue à en établir l’existence » (Aut. conc., Communiqué de procédure du 15 déc. 2023 relatif au programme de clémence français, § 9). Or, la proposition d’émettre un avis de clémence procède nécessairement d’une analyse préalable d’une demande de clémence déposée par une entreprise et, partant, de la conclusion, atteinte par les rapporteurs saisis du dossier, selon laquelle les informations exposées sont bien de nature à permettre la détection d’une pratique constitutive d’une infraction (ce qui justifierait d’aboutir à une exonération de sanction pécuniaire pour l’entreprise qui aura contribué à la découverte de la pratique anticoncurrentielle en cause). Il est difficile de concevoir comment le traitement d’une demande de clémence au regard d’un tel objet pourrait exclure la moindre prise de parti sur les faits portés à la connaissance de l’Autorité dans le cadre de la demande de clémence ainsi traitée… Sur cet enjeu, au regard du succès du programme de clémence et l’importance structurelle que celui-ci revêt désormais dans la mise en œuvre des règles de concurrence, il semblerait plus satisfaisant, sous l’angle de l’impartialité objective et de l’impératif de permettre autant que possible une instruction à charge et à décharge, de confier systématiquement le traitement initial d’une demande de clémence à une équipe différente de celle qui traitera ensuite le dossier dans le cadre de l’instruction classique de l’affaire à l’égard des autres entreprises concernées.

Quoi qu’il en soit de cet aspect de l’arrêt de la Cour de cassation, il reste que la jurisprudence européenne ne semble effectivement pas permettre une remise en cause frontale d’un système institutionnel reposant sur un cumul des fonctions d’enquête et d’instruction. Il était ainsi prévisible que ce moyen de l’un des pourvois des membres de l’entente en cause serait rejeté par la Cour de cassation.

La confirmation de ce qu’une illégalité bénéficiant à une autre société ne peut justifier une annulation sur le fondement du principe d’égalité de traitement

Une demanderesse à l’un des pourvois, la Société BSA avait été sanctionnée à raison de sa qualité de société mère d’une société ayant concrètement pris part à la commission de l’entente en cause, sur le fondement de la pratique consistant à assimiler une société mère à une composante de l’entreprise à sanctionner eu égard à l’influence déterminante qu’une telle société exerce sur ses filiales actives dans le cadre de l’infraction.

Cette approche et son application sont classiques. Une particularité de l’affaire tenait néanmoins au fait que, selon cette société, une autre société qui détenait le contrôle sur un membre de l’entente sanctionnée pendant la période infractionnelle n’aurait pas, et ce indûment, été mise en cause et finalement sanctionnée par l’Autorité de la concurrence. Prenant appui sur le principe d’égalité de traitement, qui implique notamment que des situations identiques ne soient pas traitées différemment, la Société BSA entendait obtenir l’annulation de la décision litigieuse en ce qu’elle avait retenu sa responsabilité. Après l’échec d’une telle stratégie auprès de la Cour d’appel de Paris, la Cour de cassation confirme, au visa de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE 25 mars 2021, Xellia Pharmaceuticals et Alpharma c/ Commission, aff. C-611/16, pt 166), que le respect de l’égalité de traitement doit « être concilié avec le principe de légalité selon lequel nul ne peut invoquer à son profit une illégalité commise en faveur d’autrui, de sorte qu’une société qui s’est régulièrement vu infliger une amende du fait de sa participation à une entente prohibée ne peut demander l’annulation ou la réduction de cette amende, au motif qu’un autre participant à la même entente n’aurait pas été sanctionné, alors qu’il aurait dû l’être, pour une partie ou pour l’intégralité de sa participation à ladite entente » (§ 15).

La référence faite à la pratique européenne est juste et aboutit à un résultat légitime : en présence d’ententes complexes, auxquelles prennent part de nombreuses sociétés dont les modalités de contrôle par les éventuelles sociétés mères sont parfois sujettes à des reconfigurations fréquentes, il serait difficilement conciliable avec une mise en œuvre effective des règles de concurrence de permettre d’écarter la responsabilité de plusieurs sociétés mères de filiales ayant commis une infraction par l’effet du défaut de mise en cause d’une entité qui aurait pendant une séquence donnée de l’infraction été théoriquement sujette à l’application de la présomption d’exercice d’une influence déterminante sur une filiale fautive.

La consolidation de l’office de la Cour d’appel de Paris face à l’enjeu de la détermination des sanctions

L’Autorité de la concurrence avait également formé un pourvoi afin de contester l’arrêt d’appel en ce que ce dernier s’était traduit par une réduction du montant de plusieurs sanctions pécuniaires. L’Autorité reprochait à la Cour d’appel de Paris, parmi différents motifs de contestation au stade du pourvoi, d’avoir indûment tenu compte de ce que l’entente aurait eu un effet très limité sur le marché, d’avoir insuffisamment pris en considération la gravité intrinsèque d’une pratique d’entente horizontale devant figurer par sa nature même parmi les infractions devant être sanctionnées avec une sévérité particulière, et de s’être abstraite d’une fourchette de pourcentages de la valeur des ventes (des produits concernés par l’infraction), fixée par l’Autorité dans son communiqué relatif à la méthode de détermination des sanctions (à savoir un taux compris entre 15 % à 30 %), pour finalement minorer le montant des amendes (par application d’un taux de 12 %). Selon l’Autorité de la concurrence, si la cour d’appel était libre de développer une autre appréciation alternative de la sienne quant à la gravité de l’infraction, que le taux appliqué doit refléter, la juridiction aurait néanmoins dû respecter la fourchette fixée par l’Autorité dans son communiqué.

Sur ce point, la Cour de cassation rappelle en substance que la Cour d’appel de Paris est tenue au respect des critères figurant à l’article L. 464-2, I, du code de commerce, mais n’est pas liée par la pratique de l’Autorité, y compris par la méthode que cette dernière fait l’effort de formaliser dans des textes de soft law. Ainsi, la cour d’appel pouvait valablement déterminer un taux de la valeur des ventes, aux fins de détermination des sanctions pécuniaires, qui ne relève pas du spectre de taux déterminé par l’Autorité de la concurrence. Ce moyen du pourvoi de l’Autorité est ainsi logiquement rejeté. La solution est heureuse en ce qu’elle conforte le pouvoir d’appréciation et de réformation des amendes dont doit disposer la Cour d’appel de Paris en matière de contrôle des décisions d’interdiction et de sanction adoptées par l’Autorité de la concurrence. Pour rappel, il résulte du grand arrêt de principe rendu par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Menarini Diagnostics (CEDH 27 sept. 2011, Menarini Diagnostics S.R.L. c/ Italie, n° 43509/08, RTD eur. 2012. 117, étude M. Abenhaïm ) que la concentration des fonctions d’enquête, d’instruction et de décision/sanction au sein d’une autorité administrative n’est en principe admissible que pour autant que les décisions adoptées dans ce cadre peuvent être contestées devant une juridiction disposant de pouvoirs lui permettant de répondre aux exigences liées à la notion d’organe de pleine juridiction, ce qui implique notamment un pouvoir effectif de réformation des sanctions.

 

Com. 8 janv. 2025, FS-B, n° 22-22.610

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