Fixation du prix du bail commercial et instruction in futurum portant sur un immeuble : quel juge territorialement compétent ?

Le juge territorialement compétent pour statuer sur une requête ou une assignation en référé fondée sur l’article 145 du code de procédure civile est le président du tribunal judiciaire susceptible de connaître de l’instance ultérieure au fond ou celui du tribunal judiciaire dans le ressort duquel les mesures d’instructions in futurum doivent, même partiellement, être exécutées. Cette option de compétence s’applique lorsque la mesure d’instruction in futurum est une expertise qui porte sur un bien immobilier.

Par ailleurs, les parties contractant un bail commercial en qualité de commerçant peuvent déroger à la règle de compétence territoriale fixée par l’article R. 145-23 du code de commerce, par une clause spécifiée de façon très apparente, conformément à l’article 48 du code de procédure civile. 

Voici le deuxième acte d’une pièce entamée le 21 juin 2024 par le Tribunal judiciaire de Paris. À cette date, le juge des référés dudit tribunal a pris position sur deux problématiques, l’une intéressant la compétence territoriale pour prononcer une mesure d’instruction in futurum portant sur un bien immobilier, l’autre intéressant la compétence territoriale pour connaître de la fixation du prix du bail commercial révisé ou renouvelé (TJ Paris, 21 juin 2024, nos 24/54865, 23/56868, 23/55694 et 24/55699, Dalloz actualité, 18 oct. 2024, obs. M. Barba ; AJDI 2024. 497, point de vue J.-P. Blatter ; Gaz. Pal. 8 oct. 2024, p. 45, note T. Habu Groud ; RLDC oct. 2024. 19, note A. Sussan et M. Binder).

D’une part, la compétence pour connaître d’une mesure d’instruction in futurum portant sur un bien immobilier incomberait désormais exclusivement au juge du lieu de situation de l’immeuble, à l’exclusion notable du juge susceptible de connaître de l’action au fond. L’option de compétence classique se muait alors en chef de compétence exclusive sous la plume du juge des référés parisien. Cette position a été récemment réitérée (TJ Paris, 26 sept. 2024, nos 24/54865 et 24/55699, Dalloz actualité, 18 oct. 2024, obs. M. Barba).

D’autre part, il serait désormais prohibé de stipuler une clause attributive de juridiction dans les baux commerciaux, du moins s’agissant des contestations relatives à la fixation du prix du bail renouvelé ou révisé : l’article R. 145-23 du code de commerce serait impératif et d’ordre public ; il ne souffrirait donc aucune dérogation par voie contractuelle, fût-ce entre commerçants.

Le Tribunal judiciaire de Paris a adopté ces deux principes de solution au terme d’une motivation remarquable et à l’issue d’un processus judiciaire fort particulier, combinant collégialité renforcée et audition d’amici curiae – le tout avec force communication (pour le détail de ce processus, v. M. Barba, De la compétence territoriale pour prononcer une mesure d’instruction in futurum portant sur un bien immobilier, Dalloz actualité, 18 oct. 2024). Il n’aura échappé à personne que le juge parisien fit là œuvre de résistance à la jurisprudence des cours supérieures, donnant à voir une séquence intéressante sous le grand angle des sources du droit et du dialogue des juges, quoi qu’on pense de l’opportunité des solutions par lui adoptés sous le petit angle de la procédure civile.

Certains jugements du 21 juin 2024 ont été frappés d’appel, conduisant la Cour d’appel de Paris à devoir à son tour prendre position sur ces deux problématiques. Là où le tribunal judiciaire a entendu rompre en fanfare avec les principes classiques réglant la compétence territoriale en ces deux occurrences, la Cour d’appel de Paris renoue avec les solutions classiques avec sobriété et efficacité.

La position de la Cour d’appel de Paris

De première part, la Cour d’appel de Paris rappelle que le juge territorialement compétent pour statuer sur une requête ou une assignation en référé fondée sur l’article 145 du code de procédure civile est le président du tribunal judiciaire susceptible de connaître de l’instance ultérieure au fond ou celui du tribunal judiciaire dans le ressort duquel les mesures d’instructions in futurum doivent, même partiellement, être exécutées. Cette option s’applique lorsque la mesure d’instruction in futurum est une expertise qui porte sur un bien immobilier, retient-elle judicieusement. La Cour d’appel de Paris ajoute que ce dispositif réglementaire et jurisprudentiel est conforme au droit au procès équitable, en général, et au droit d’accès au juge, en particulier.

De seconde part, la Cour d’appel de Paris énonce que les parties contractant un bail commercial en qualité de commerçants peuvent déroger à la règle de compétence territoriale fixée par l’article R. 145-23 du code de commerce, par une clause spécifiée de façon très apparente conformément à l’article 48 du code de procédure civile, pour autant que les parties respectent la spécialisation juridictionnelle aménagée par le code de l’organisation judiciaire.

Ces trois arrêts de la Cour d’appel de Paris sont aussi sobres que les jugements du Tribunal judiciaire de Paris nous avaient paru extravagants, mêlant principe de proportionnalité et audience de règlement amiable (pour, rappelons-le, régler une question de compétence territoriale…). En outre, la Cour d’appel de Paris n’a pas jugé nécessaire ni opportun de faire venir divers amis pour se faire une religion sur les problématiques qui lui étaient soumises. Il faut dire qu’elle n’en avait pas besoin en ce qu’elle entendait réitérer les solutions classiques, certaines issues de sa propre jurisprudence, d’autres de la Cour de cassation.

Venons-en au fond des solutions adoptées.

Mesure d’instruction in futurum portant sur un bien immobilier

Par un unique arrêt (n° 24/12032), la Cour d’appel de Paris renoue donc avec les solutions classiques en matière d’instruction in futurum : le demandeur dispose bien d’une option de compétence entre le juge susceptible de connaître de l’action projetée au fond et le juge du lieu d’exécution – totale ou partielle – de la mesure d’instruction sollicitée. Déjà nous avons dit et écrit notre hostilité à la solution adoptée par le Tribunal judiciaire de Paris dans les jugements du 21 juin 2024 et réitérée en septembre 2024 (M. Barba, De la compétence territoriale pour prononcer une mesure d’instruction in futurum portant sur un bien immobilier, préc.) ; de sorte que le lecteur ne s’étonnera pas que le soussigné approuve d’autant cet arrêt de la Cour d’appel de Paris. Celui-ci n’en reste pas moins intéressant.

Tout d’abord, là où le juge des référés parisien avait lourdement insisté sur l’origine prétorienne des solutions classiques consacrant l’option de compétence, la cour d’appel rappelle au contraire leur extraction textuelle.

La Cour d’appel de Paris ouvre ainsi la motivation de son arrêt sur un rappel des textes pertinents : vient en premier et logiquement l’article 145 du code de procédure civile ; puis vient l’article 42 du même code, par trop escamoté par le juge de première instance lors même qu’il énonce le principe cardinal du droit français en fait de compétence territoriale (interne et internationale) ; vient enfin l’article 46, qui prévoit plusieurs options au bénéfice du demandeur en diverses matières.

Ce rappel des textes n’est pas innocent. Il vise, disions-nous, à rappeler les racines textuelles des principes de solution que la jurisprudence a méticuleusement ciselés par la suite. Il vise aussi, nous semble-t-il, à rappeler le principe qui gouverne la compétence territoriale en droit français : actor sequitur forum rei. En droit français, le juge naturel est encore celui du défendeur et seule une impérieuse nécessité peut commander d’y déroger totalement en érigeant un chef de compétence exclusive.

La suite de l’arrêt est tout en sobriété et consiste, pour l’essentiel, à rappeler la jurisprudence classique et constante de la Cour de cassation, consacrant une véritable option de compétence au bénéfice du demandeur, entre le juge du défendeur et le juge du lieu d’exécution de la mesure (v. not., Civ. 2e, 2 juill. 2020, n° 19-21.012, Dalloz actualité, 15 sept. 2020, obs. M. Kebir ; D. 2021. 207, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ). La Cour d’appel de Paris ajoute que cette solution classique est équilibrée en ce qu’elle ménage la sécurité juridique, la bonne administration de la justice et les droits processuels des parties – le droit d’accès au juge du demandeur comme celui du défendeur. Cette position paraît judicieuse.

Du reste, à la différence du Tribunal judiciaire de Paris, la Cour d’appel de Paris ne fait aucun cas du « principe de proportionnalité » tel qu’entendu et déployé par le juge de première instance (principe qui imposerait au juge « de rechercher le mode de règlement du litige le plus adapté »). Ce silence est éloquent. C’est certainement d’abord que ce principe n’existe pas en droit positif, de sorte que le juge d’appel n’a pas ressenti le besoin de s’y pencher. Et manifestement, il n’entend pas le consacrer ni le décliner. Ce n’est pas qu’il n’est pas convaincu par son principe, qui procède en vérité d’une certaine évidence : qui a jamais plaidé pour la recherche d’un mode de règlement du litige inadapté ? Peut-être est-ce plutôt que le juge d’appel estime qu’il n’est pas pertinent, voire périlleux, de le consacrer en droit et de lui associer un contenu normatif : mieux vaut le maintenir au rang de principe rationnel devant guider la construction de la jurisprudence et l’élaboration des textes. Le principe de proportionnalité doit demeurer dans la charpente du droit judiciaire privé.

Le juge d’appel aura aussi bien pu estimer qu’il ne lui revient pas de consacrer un tel principe : c’est plutôt le rôle du législateur de procédure civile ou, à la rigueur, celui de la Cour de cassation. En tout cas, une telle retenue semble digne d’approbation.

Le cas échéant, il appartiendra à la Cour de cassation de prendre position, non seulement sur la persistance de sa jurisprudence classique en matière d’instruction in futurum mais aussi à l’endroit de ce prétendu principe de proportionnalité.

Au-delà des questions de compétence territoriale, l’arrêt est encore digne d’intérêt car la cour d’appel évoque le fond et se penche sur la demande d’expertise sollicitée. Elle énonce à cette occasion que « pour ordonner une expertise en application de l’article 145 du code de procédure civile précité, le juge des référés doit – seulement – constater l’existence d’un procès latent, possible et non manifestement voué à l’échec, dont la solution peut dépendre de la mesure d’instruction sollicitée, l’expertise judiciaire n’impliquant aucun préjugé sur la responsabilité des parties appelées à la procédure ni sur les chances de succès du procès susceptible d’être ultérieurement engagé ».

Dans l’ensemble, cette formule compacte est classique à ceci près qu’elle a été subtilement augmentée pour rappeler que ne justifie pas d’un motif légitime le demandeur en référé 145 dont l’action projetée au fond est manifestement vouée à l’échec. C’est là effectivement la jurisprudence de la Cour de cassation (v. not., Civ. 2e, 5 oct. 2023, n° 23-13.104, Dalloz actualité, 12 oct. 2023, obs. N. Allix ; Com. 18 janv. 2023, n° 22-19.539, Dalloz actualité, 26 janv. 2023, obs. F. Expert ; D. 2024. 570, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; Rev. sociétés 2023. 420, note J.-P. Dom ; RTD civ. 2023. 444, obs. J. Klein ; ibid. 713, obs. P. Théry ; RLDC juin 2023. 23, obs. M. Barba), qui a des origines plutôt anciennes (v. par ex., Civ. 1re, 29 avr. 1985, n° 84-10.401). Opportune en soi, à notre estime, cette condition négative imposée au demandeur en référé 145 n’en pose pas moins quelques difficultés qu’il est possible d’évoquer brièvement.

Quant au juge, il est indéniable qu’il doit évoluer sur une inconfortable ligne de crète : il ne peut imposer au demandeur de démontrer la recevabilité ou le bien-fondé de l’action projetée au fond (v. not., Civ. 2e, 19 janv. 2023, n° 21-21.265, Dalloz actualité, 7 févr. 2023, obs. N. Hoffschir ; D. 2024. 570, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; RTD civ. 2023. 444, obs. J. Klein ) ; mais il doit tout de même vérifier que celle-ci n’est pas manifestement irrecevable ou manifestement mal fondée (v. par ex., Com. 26 avr. 2000, n° 97-20.656, D. 2000. 267 , obs. A. Lienhard ; ibid. 2001. 621, obs. A. Honorat ; RTD com. 2000. 728, obs. J.-L. Vallens ; ibid. 2001. 235, obs. A. Martin-Serf ; 18 janv. 2023, n° 22-19.539, préc.). C’est là un chemin processuel bien difficile à arpenter. La pratique dira si la position est tenable et en particulier si, sous couvert de vérifier le caractère non manifestement voué à l’échec de l’action projetée au fond, le juge des référés ne procède pas en vérité à un préjugement de l’action projetée au fond, ce qui serait problématique.

Du côté des parties, la répartition des rôles devra aussi être clarifiée. Attend-on du demandeur qu’il démontre de sa propre initiative que l’action projetée au fond n’est pas irrémédiablement vouée à l’échec comme non manifestement irrecevable ou non manifestement mal fondée ? Ou bien l’initiative doit-elle plutôt venir du défendeur, appelé lorsque l’article 145 est mobilisé par assignation en référé ? En ce dernier cas, le demandeur pourrait demeurer taiseux sur la recevabilité et le bien-fondé de son action projetée au fond et attendre de voir si le défendeur discute le motif légitime en arguant le caractère irrémédiablement voué à l’échec de l’action projetée au fond. Des précisions seraient en tout cas bienvenues sur la répartition des rôles et de l’initiative entre les parties ; une théorisation plus avancée et générale de la notion de procédure manifestement vouée à l’échec serait aussi souhaitable (v. déjà, M. Barba, Instruction in futurum et procédure manifestement vouée à l’échec, RLDC juin 2023. 23).

En attendant ces éclaircissements, penchons-nous sur les deux arrêts de la Cour d’appel de Paris du même jour, portant sur la compétence territoriale en matière de fixation du prix du bail commercial.

Fixation du prix du bail commercial

Après la Cour d’appel de Paris (nos 24/11779 et 24/11828), rappelons à titre liminaire les textes pertinents.

Selon l’article R. 145-23 du code de commerce, les contestations relatives à la fixation du prix du bail révisé ou renouvelé sont portées devant le président du tribunal judiciaire ou le juge qui le remplace et la juridiction territorialement compétente est celle du lieu de la situation de l’immeuble. Par ailleurs, l’article 48 du code de procédure civile prohibe par principe les clauses attributives de juridiction dérogeant aux règles de compétence territoriale mais les autorise entre commerçants, pour autant qu’elles soient spécifiées de façon très apparente.

La question est de savoir si l’article R. 145-23 du code de commerce érige un chef de compétence impératif, excluant le jeu de l’article 48 du code de procédure civile.

En 1963, la Cour d’appel de Paris a bien retenu le caractère d’ordre public de cette disposition (Paris, 25 nov. 1963, Gaz. Pal. 1964. I. 205). Mais, par la suite, la jurisprudence du fond n’a jamais vacillé : elle juge généralement qu’il est loisible aux parties de déroger par voie contractuelle à la compétence territoriale du juge du lieu du situs prévue à l’article R. 145-23 du code de commerce (v. not., Paris, 27 juin 2001, n° 2001/06069 ; 25 nov. 2016, n° 16/08557 ; 26 juin 2020, n° 19/19051 ; Lyon, 6 févr. 2020, n° 19/06713). C’est ainsi avec régularité que les juridictions du fond donnent effet aux clauses attributives figurant dans les baux commerciaux, ce qui ne fait généralement l’objet d’aucune contestation. La pratique – juridique et judiciaire – s’est calée sur cette jurisprudence, de sorte qu’il n’est pas inhabituel et même plutôt commun de faire figurer dans les baux commerciaux de telles clauses attributives. En somme, il semblait y avoir là une forme de consensus favorable à la validité et à l’efficacité de telles clauses dans les baux commerciaux. Jusqu’aux jugements du Tribunal judiciaire de Paris en date du 21 juin 2024, qui a entendu les neutraliser.

En fait de baux commerciaux, le raisonnement du Tribunal judiciaire de Paris mêle, comme en matière d’instruction in futurum, plusieurs considérations (principe de proportionnalité, transport sur les lieux, proximité, etc.) pour aboutir à la conclusion que le juge du lieu du situs est bien placé pour en connaître – et même si bien placé qu’il serait exclusivement et impérativement compétent. Surtout, le juge parisien se recommande d’un arrêt de la troisième chambre civile de 1971 qui serait, selon lui, décisif (Civ. 3e, 10 juin 1971, n° 70-12.678). La conclusion est là : « le caractère d’ordre public de l’article R. 145-23 du code de commerce (doit) prévaloir sur les dispositions plus libérales de l’article 48 du code de procédure civile » (TJ Paris, 21 juin 2024, n° 23/56868). Exit la pratique des clauses attributives dans les baux commerciaux.

Nous ne reviendrons pas sur les motifs tirés du principe de proportionnalité et d’une certaine idée de la bonne administration de la justice pour en avoir déjà conduit la critique en matière d’instruction in futurum (M. Barba, De la compétence territoriale pour prononcer une mesure d’instruction in futurum portant sur un bien immobilier, préc.). Il convient en revanche de s’attarder sur la référence jurisprudentielle mobilisée par le Tribunal judiciaire de Paris, qui laisse à penser que sa position serait celle de la Cour de cassation.

Par un arrêt publié du 10 juin 1971, la troisième chambre civile de la Cour de cassation énonce que « si le texte modifiant le décret du 30 septembre 1953 n’a pas été déclaré d’ordre public par une disposition précise, il apparaît, eu égard à son caractère impératif découlant de sa nature de texte de procédure, qu’il s’impose comme tel aux justiciables, ayant été édicté dans le cadre de l’organisation judiciaire et dans l’intérêt d’une meilleure administration de la justice et non dans l’intérêt particulier de l’une ou l’autre des parties » (la Cour faisait en réalité sienne l’analyse de l’arrêt critiqué par le pourvoi). La troisième chambre civile en déduit que « les règles prévues par ce texte s’imposaient aux parties qui ne pouvaient y déroger ». Cet arrêt doit être recontextualisé pour être compris.

En 1953 fut adopté le décret n° 53-960 réglant les rapports entre bailleurs et locataires en ce qui concerne le renouvellement des baux à loyer d’immeuble ou de locaux à usage commercial, industriel ou artisanal. Il était prévu, dans la version initiale de ce texte, qu’en cas de différend sur la fixation du prix du bail, les parties porteraient leur contestation devant « le président du tribunal civil de la situation de l’immeuble ou du juge qui le remplace » (art. 30 du décr. de 1953 pris en version initiale).

Ce texte fut modifié par le décret n° 66-12 du 3 janvier 1966. Celui-ci ne retoucha pas la compétence, qui demeurait entre les mains du président de la juridiction civile du lieu du situs (art. 29 du décr. de 1953 modifié). En revanche, ce nouveau décret réorganisa la procédure en profondeur, qui serait désormais rythmée et contrainte.

C’est sur ce dernier point que la troisième chambre civile se penche dans l’arrêt précité de 1971 : l’une des parties n’avait pas respecté les obligations proprement procédurales issues du décret de 1966, à savoir la signification d’un mémoire préalable à la saisine du juge (art. 29 du décr. de 1953 dans sa rédaction issue du décr. de 1966). Et c’est à cette occasion et à l’endroit de cette problématique que la Cour de cassation approuvera les juges du fond d’avoir retenu que le décret de 1966 s’imposait aux parties sans qu’elles puissent y déroger.

Toute la question est de savoir si cette conclusion peut être généralisée et reprise à l’égard de la compétence territoriale pour retenir que les parties ne peuvent déroger à la compétence du juge du lieu du situs au moyen d’une stipulation contractuelle.

À notre connaissance, nul n’a jamais considéré que l’arrêt de 1971 qualifiait d’impérative la compétence du juge du lieu du situs. Outre l’existence de l’article 48 du code de procédure civile, il y a au moins deux raisons à cela.

Tout d’abord, la Cour de cassation n’a jamais fait application de cette jurisprudence à la question de la compétence territoriale. Au contraire, elle l’a toujours et seulement appliquée aux exigences procédurales nouvellement introduites par le décret de 1966 précité (v. égal. en ce sens, J.-P. Blatter, Le prononcé de l’ordre public ou… le moyen de décharger les juridictions, AJDI 2024. 497 ). C’est ainsi que la Cour rappelle régulièrement que la procédure sur mémoires prévue, aujourd’hui, aux articles R. 145-23 et suivants du code de commerce est impérative et d’ordre public (Civ. 3e, 13 déc. 2006, n° 05-20.281, D. 2007. 230, obs. Y. Rouquet ; Just. & cass. 2008. 370, rapp. F. Assié ; ibid. 374, avis O. Guérin ; AJDI 2007. 472 , obs. J.-P. Blatter ; 14 sept. 2011, n° 10-10.032, Dalloz actualité, 29 sept. 2011, obs. Y. Rouquet ; D. 2011. 2273 ).

Ensuite et surtout, il faut comprendre que le décret de 1966, seul jugé impératif et d’ordre public par la troisième chambre civile en 1971, n’a rien modifié à la répartition de la compétence territoriale en matière de contestation du prix du bail commercial : en 1953, était compétent le juge du lieu du situs ; en 1966, est toujours compétent le juge du lieu du situs. De sorte qu’il n’y a pas lieu de penser que lorsque la Cour de cassation juge le décret de 1966 d’ordre public, cela concerne la question de la compétence territoriale.

Tout ceci pour dire que la référence à cet arrêt mobilisée par le Tribunal judiciaire de Paris pour avaliser sa propre solution – le juge du lieu du situs est seul pertinent – semble, sinon sans pertinence, au moins inapte à emporter la conviction. Elle n’a en tout cas pas emporté celle de la Cour d’appel de Paris.

Celle-ci prend sobrement position : sous réserve de respecter les spécialisations juridictionnelles locales prévues et organisées par le code de l’organisation judiciaire en matière de baux commerciaux, « les parties contractant en qualité de commerçantes un bail commercial peuvent prévoir par une clause, spécifiée de façon très apparente dans l’acte, de déroger à la règle prévue par l’article R. 145-23 précité » (nos 24/11779 et 24/11828).

La solution est classique et bienvenue ; judicieusement, elle ne fait aucun cas de l’arrêt précité de 1971. La Cour d’appel de Paris s’en tient aux textes. Or rien dans le libellé de l’article R. 145-23 du code de commerce pris dans sa partie relative à la compétence n’exclut le jeu de l’article 48 du code de procédure civile, de même niveau hiérarchique au demeurant. Et s’il faut avoir égard à l’esprit du texte, rien ne laisse à penser que la compétence prévue à l’article R. 145-23 a été conçue comme impérative et exclusive (en ce sens, égal., v. J.-P. Blatter, préc.).

Du reste, n’est pas douteuse l’opportunité de la pratique des clauses attributives entre commerçants, tant qu’elles sont spécifiées de façon très apparente. Là encore, la position retenue par la Cour d’appel de Paris est donc digne d’approbation.

Les jugements du Tribunal judiciaire de Paris ont constitué le premier acte d’une pièce remarquable. Les présents arrêts de la Cour d’appel de Paris en constituent le deuxième acte. Il y aura, sans nul doute, un troisième acte – et peut-être bien davantage. C’est que la réaction du Tribunal judiciaire de Paris – et d’autres – est attendue (résistance ou acquiescement ?). C’est encore qu’une problématique au moins reste en suspens, qui a trait à la compétence matérielle pour connaître des contestations en matière de baux commerciaux lorsque le litige oppose deux sociétés commerciales (TJ Paris, 21 juin 2024, n° 23/55694). C’est enfin que les regards sont tournés vers la Cour de cassation qui n’a pas encore eu l’occasion, nous semble-t-il, de prendre directement ou indirectement position sur toutes ces problématiques ensuite des jugements du Tribunal judiciaire de Paris.

L’affaire est donc à suivre avec intérêt, tant sous le petit angle de la pratique et de la procédure civile que sous le grand angle des sources du droit et du dialogue – musclé – des juges internes.

 

Paris, pôle 1 - ch. 3, 24 oct. 2024, n° 24/11779

Paris, pôle 1 - ch. 3, 24 oct. 2024, n° 24/11828

Paris, pôle 1 - ch. 3, 24 oct. 2024, n° 24/12032

© Lefebvre Dalloz