Fonds publics : le détournement doit porter sur l’acte ou le titre lui-même, non sur ses stipulations

Par arrêt du 20 novembre 2024, la chambre criminelle de la Cour de cassation juge que le détournement n’est pénalement punissable en vertu de l’article 432-15 du code pénal que s’il porte sur l’écrit constatant le contrat mais non sur les stipulations qu’il contient.

À la suite d’une plainte reçue par le procureur de la République, faisant état de problèmes liés aux conditions de construction, de fonctionnement et de rachat d’un centre de formation, de ressources et d’expertise, une enquête préliminaire a été ouverte, suivie d’une information judiciaire dans le cadre de laquelle le président du conseil d’administration du Service départemental d’incendie et de secours des Bouches-du-Rhône (ci-après le SDIS 13) et le directeur de ce même établissement et colonel des pompiers ont été mis en examen.

En l’occurrence, une convention de collaboration technique et financière avait été signée le 26 octobre 2005 entre une commune et le SDIS 13 représenté par son président. Au sein de cette convention, la commune a accepté la mission de réaliser l’édification d’un nouveau centre de secours au bénéfice du SDIS 13. En vue de la construction de ce centre, le SDIS 13 s’est vu céder sans contrepartie, par la commune, cinq parcelles appartenant au domaine public, en application de la loi de n° 96-369 du 3 mai 1996 relative aux services d’incendie et de secours. L’un de ces terrains, d’une superficie de 7 000 m², a cependant été mis à disposition, par le président du SDIS 13, d’une société privée, pour y développer des activités privées.

Le tribunal correctionnel a condamné le président du conseil d’administration du service des chefs de favoritisme, prise illégale d’intérêts et détournement de biens publics et le directeur des chefs de favoritisme et complicité de détournement des biens publics. Les prévenus et le ministère public ont interjeté appel de ce jugement. Sans succès, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence ayant, par arrêt du 22 juin 2022, confirmé le jugement entrepris.

Plus particulièrement, les juges aixois ont considéré, pour caractériser le délit de détournement de fonds publics, que le président avait détourné l’objet de la convention technique et financière du 26 octobre 2005, en mettant à la disposition d’une société privée un terrain appartenant au domaine public.

Sur le second moyen du pourvoi formé par le président du conseil d’administration, la chambre criminelle de la Cour de cassation a cependant cassé l’arrêt au visa de l’article 432-15 du code pénal.

La qualification du détournement de fonds publics écartée

Pour rappel, l’article 432-15, alinéa 1er, dudit code réprime en effet « Le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, un comptable public, un dépositaire public ou l’un de ses subordonnés, de détruire, détourner ou soustraire un acte ou un titre, ou des fonds publics ou privés, ou effets, pièces ou titres en tenant lieu, ou tout autre objet qui lui a été remis en raison de ses fonctions ou de sa mission […] ».

La lettre du texte vise ainsi précisément l’objet du détournement à travers la technique de l’énumération.

Plus précisément encore, l’énumération légale vise « les actes et les titres ». L’article 432-15 envisage ici à la fois :

  • les différents écrits matérialisant les fonctions d’autorité de l’administration (ainsi pour les textes originaux des mesures administratives : décrets, arrêtés, circulaires, ou pour les pièces constituant les dossiers des fonctionnaires eux-mêmes, ou constitués par des fonctionnaires ou par des magistrats dans l’exercice de leurs fonctions) ;
  • les écrits émanant de simples particuliers mais confiés à des personnes dépositaires de l’autorité publique ou chargées d’une mission de service public, ou à des comptables ou dépositaires publics ;
  • les écrits traduisant les relations juridiques qui se nouent entre les diverses administrations, ou entre les administrations et les personnes morales ou physiques privées, ou entre l’État lui-même et des autorités étrangères (v. en ce sens, J.-Cl. Pénal Code. Art. 432-15 et 432-16, v° Destruction et détournement de biens par des personnes exerçant une fonction publique, fasc. 20, par W. Jeandidier, spéc. § 32). 

Sont ainsi inclus(es) des conventions, des actes juridiques de nature à créer des liens de droit entre les parties. La jurisprudence a en effet considéré qu’un compromis de vente établi devant notaire, dès lors qu’il contient des dispositions de nature à créer des liens de droit entre les parties, est un acte juridique et entre dans la catégorie des actes et titre visés à l’article 432-15 du code pénal, relative au délit de destruction, de détournement ou soustraction d’un acte ou titre par un dépositaire de l’autorité publique (rendu sous l’empire de l’art. 173 c. pén., Lyon, 3 nov. 1999, BICC 2000, n° 795).

Il en va de même, en l’espèce, pour la convention technique et financière conclue fin octobre 2005, qui, en créant des obligations réciproques entre les parties, contient des dispositions de nature à créer des liens de droit entre elles (§ 10).

Reste que, dans son pourvoi, le président du conseil d’administration contestait l’existence d’un détournement d’un acte juridique au sens de l’article 432-15 précité. Selon lui en effet, « la destruction, le détournement ou la soustraction d’un acte ou d’un titre ne peuvent porter que sur l’acte ou le titre lui-même ». Or, le détournement portait non sur la convention technique et financière du 26 octobre 2005, mais sur l’objet de cette dernière, ici la parcelle cédée par la commune en vue de la construction du centre de secours mais finalement mise à la disposition d’une société privée.

S’appliquant à une lecture stricte du texte d’incrimination, la chambre criminelle fait droit à cette argumentation. Elle juge ainsi que « le détournement n’est pénalement punissable en vertu de l’article 432-15 du code pénal que s’il porte sur l’écrit constatant le contrat mais non sur les stipulations qu’il contient » (§ 15).

Assurément, une telle lecture réduit significativement le champ d’application du délit en présence d’une convention, dans la mesure où ce sont les stipulations contractuelles, et non le contrat lui-même, qui sont le plus souvent violées.

Certes, la liste limitative de l’article 432-15 visant les biens sur lesquels porte l’activité infractionnelle du prévenu se trouve complétée par la formule générale « tout autre objet ». Mais le législateur vise, là encore, l’objet lui-même, non son contenu.

La qualification d’abus de confiance à envisager ?

Au vu des circonstances, la Cour de cassation reproche à la cour d’appel de n’avoir pas recherché si les faits pouvaient revêtir une autre qualification (ibid.).

Naturellement, la qualification d’abus de confiance visé à l’article 314-1 du code pénal vient à l’esprit. Le détournement de fonds publics n’est en effet qu’« une sorte d’abus de confiance aggravé » (J.-Cl. Pénal Code. Art. 432-15 et 432-16, par W. Jeandidier, préc., spéc. n° 40). L’utilisation du terme « détournement » par l’article 432-15 n’est d’ailleurs pas le fruit du hasard. Mais, en raison de la qualité spéciale de l’auteur, la qualification de détournement de fonds publics est privilégiée au détriment de celle d’abus de confiance.

La cour d’appel n’avait pas manqué de s’astreindre à ce travail d’identification, précisant « qu’en tant que président ordonnateur du SDIS 13, établissement public en charge des missions de service public d’incendie et de secours définies à l’article L. 1424-2 du code général des collectivités territoriales, entre 2008 et 2010, [il] était une personne chargée d’une mission de service public au sens de l’article 432-15 du code pénal » (§ 9 ; v. s’agissant, par ex., d’un président de syndicat mixte d’un parc naturel régional, Crim. 30 mai 2001, n° 00-84.102, D. 2002. 1799 , obs. M. Segonds ).

La qualité de l’auteur n’est cependant pas la seule condition préalable à la caractérisation du délit, la nature du bien détourné ne devant pas davantage être négligée.

Reste à savoir si l’abus de confiance pouvait être caractérisé. Retenir cette qualification dépend en effet de la nature du transfert des parcelles, à titre précaire ou à titre de pleine propriété (Loi n° 96-369 du 3 mai 1996, art. 17 et 19), le délit de droit commun exigeant une remise à titre précaire.

À défaut, il est toujours possible de rechercher la caractérisation des qualifications d’escroquerie (C. pén., art. 313-1), dans le cas où le prévenu aurait fait croire, à l’appui d’un moyen frauduleux – on pense en particulier à l’abus de qualité vraie –, que l’ensemble des parcelles cédées seraient affectées au centre de secours pour déterminer la commune à les lui remettre, ou de vol (C. pén., art 311-1), dans le cas où il aurait soustrait – n’oublions pas que le texte d’incrimination vise également la soustraction – la parcelle, laquelle lui aurait été remise matériellement, sans possession par la commune (v. not., Crim. 11 juin 1990, n° 89-80.467).

 

Crim. 20 nov. 2024, F-B, n° 22-84.611

© Lefebvre Dalloz