Force majeure et compétition sportive : de l’inévitable vous serez tenu

Qu’importe son caractère inévitable, pourvu que la chute ait été prévisible. Voilà en substance ce que répond la Cour de cassation au compétiteur malchanceux, dont le tort était de se trouver sur la trajectoire de la victime. La deuxième chambre civile écarte la force majeure au profit d’une réparation intégrale du préjudice causé.

À l’occasion d’une compétition de ski cross organisée par la Fédération internationale de ski, deux compétiteurs chutent durant une course alors qu’ils se trouvaient côte à côte. L’un d’entre eux est atteint au rachis cervical et devient tétraplégique.

La victime estime que la chute trouve son origine dans le choc de ses skis avec ceux de son concurrent et l’assigne en justice. Elle demande que soit ordonnée une mesure d’expertise médicale, l’allocation d’une provision de 500 000 € et la réparation intégrale de son préjudice corporel.

Au visa de l’ancien article 1384, alinéa 1er, devenu 1242, alinéa 1er, du code civil, la Cour d’appel de Grenoble retient l’existence d’un lien de causalité entre la chute de la victime et le positionnement des skis de l’auteur du dommage. Malgré un contact avec le siège du dommage, les juges du fond écartent toutefois la responsabilité du gardien des skis. Ils estiment que la trajectoire de la victime, chevauchant partiellement celle de l’auteur du dommage, constitue un cas de force majeure.

La cour d’appel considère que l’extériorité et l’irrésistibilité de cet événement sont liées à l’impossibilité pour l’auteur du dommage de manœuvrer pendant la durée du saut ayant précédé la chute. Quant à la condition d’imprévisibilité, elle serait remplie par la modification du placement de la victime lors de ce saut. L’arrêt d’appel relève en effet que la victime s’était jusque-là trouvée en retrait et à la gauche de l’auteur du dommage.

La victime est donc déboutée de l’intégralité de ses demandes, ce qui la conduit à se pourvoir en cassation. Elle demande que soit constatée l’existence d’un cas de force majeure, au motif que « dans une compétition sportive de haut niveau de ski cross, n’est pas imprévisible le simple positionnement non rectiligne d’un concurrent lors d’une course jalonnée d’obstacles ».

La question se posait donc en ces termes : la modification non fautive de sa trajectoire par le compétiteur victime d’une chute constitue-t-elle un événement imprévisible, et donc un cas de force majeure ?

La Cour de cassation casse et annule l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Grenoble au visa de l’article 1384, alinéa 1er, devenu 1242, alinéa 1er, du code civil. Elle affirme, comme le lui suggérait le pourvoi, que « la simple modification de sa trajectoire par un skieur engagé dans une épreuve de ski cross, ne constitue pas un événement imprévisible pour un autre concurrent ». Elle ne présente donc pas tous les caractères de la force majeure et ne permet pas d’exonérer l’auteur du dommage de sa responsabilité.

Aucune justification n’est toutefois apportée à l’appui de cette affirmation. À l’analyse, ce sont néanmoins deux acquis jurisprudentiels majeurs que la Cour rappelle en l’espèce. Le maintien de la condition d’imprévisibilité pour l’établissement de la force majeure, en cohérence avec une priorité donnée à l’indemnisation en présence de dommages corporels.

Le maintien protecteur de la condition d’imprévisibilité

Sans considération pour le comportement du gardien, l’application du régime de responsabilité du fait des choses repose essentiellement sur la démonstration du rôle actif de la chose (Cass., ch. réun., 13 févr. 1930, Jand’heur) dans la survenance du dommage (Civ. 19 févr. 1941, Dame Cadé, GAJC, t. 2, n° 209 ; D. 1941. 45, note J. Flour ; Civ. 2e, 19 oct. 1961, n° 59-13.077 P). S’il suppose en principe pour la victime de prouver l’anormalité de la chose (Civ. 15 nov. 1949, JCP 1950. II. 5296 ; Civ. 14 mai 1956, JCP 1956. II. 9446), il fait l’objet d’une présomption irréfragable lorsque la chose était en mouvement (Civ. 2e, 13 mars 2003, n° 01-12.356 P, Grillet (Mme) c/ SNCF, D. 2003. 866, et les obs. ) et qu’elle est entrée en contact avec le siège du dommage (Civ. 2e, 18 sept. 2003, n° 02-14.204 P, Duran (Mme) c/ CPAM des Landes, D. 2004. 25, et les obs. , note N. Damas ; RTD civ. 2004. 108, obs. P. Jourdain ; LPA 17 nov. 2004, obs. R. Raffi). L’exonération du gardien (Cass., ch. réun., 2 déc. 1941, Franck) n’est alors possible que par la démonstration d’une cause étrangère : cas de force majeure (Civ. 2e, 27 mars 2003, n° 01-13.653, Soulagnet c/ Centre distributeur alimentaire du Sud-Ouest (Sté), D. 2003. 1078, et les obs. ) ou faute de la victime (Civ. 2e, 10 mars 1983, n° 81-13.327 P, JCP 1984. II. 20244).

En l’espèce, se posait la question de savoir si, en cas de collision, la faute de la victime et la force majeure pouvaient être retenues. La première est écartée par les juges du fond, considérant que la victime n’avait « pas brutalement coupé la trajectoire » de son concurrent et gardien de la chose (Grenoble, 2e ch., 15 nov. 2022, n° 20/00086). La Cour de cassation ne revient pas sur cette décision. La seconde fait l’objet du désaccord qui a motivé le pourvoi.

Soucieuse de mettre un terme aux divergences jurisprudentielles, la Cour de cassation avait rappelé dans un arrêt d’assemblée plénière du 14 avril 2006, applicable tant en matière contractuelle que délictuelle (Cass., ass. plén., 14 avr. 2006, n° 02-11.168 et n° 04-18.902, Dalloz actualité, 5 mai 2006, obs. I. Gallmeister ; D. 2006. 1577, obs. I. Gallmeister , note P. Jourdain ; ibid. 1566, chron. D. Noguéro ; ibid. 1929, obs. P. Brun et P. Jourdain ; ibid. 2638, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson ; RTD civ. 2006. 775, obs. P. Jourdain ; RTD com. 2006. 904, obs. B. Bouloc ; JCP 2006. II. 10087, note P. Grosser ; RDC 2006. 1083, Y.-M. Laithier ; ibid. 1207, G. Viney ; LPA 6 juill. 2006, note Y. Le Margueresse ; CCC 2006. Comm. 153, obs. L. Leveneur ; RLDC juill.-août 2006. 17, note M. Mekki ; Defrénois 2006. 1212, obs. E. Savaux), la nécessité de distinguer l’imprévisibilité de l’irrésistibilité pour une stricte appréciation des caractères de la force majeure.

Jusqu’à cette date, la première chambre civile (par ex., Civ. 1re, 6 nov. 2002, n° 99-21.203 P, RTD civ. 2003. 301, obs. P. Jourdain ; RDC 2003. 59, obs. P. Stoffel-Munck ; CCC 2003. Comm. 53, obs. L. Leveneur) et la chambre commerciale de la Cour de cassation (Com. 1er oct. 1997, n° 95-12.435 P, D. 1998. 199 , obs. P. Delebecque ; ibid. 318, obs. B. Mercadal ; RTD civ. 1998. 121, obs. P. Jourdain ; ibid. 368, obs. J. Mestre ) se rangeaient à l’idée que le caractère irrésistible de l’événement considéré pouvait « à lui seul, [être] constitutif de force majeure lorsque sa prévision ne saurait permettre d’en empêcher les effets ». La deuxième chambre civile considérait au contraire que la condition d’imprévisibilité était nécessaire à établir la force majeure (Civ. 2e, 12 déc. 2002, n° 98-19.111 P, RDI 2003. 159, obs. F. G. Trébulle ; RTD civ. 2003. 301, obs. P. Jourdain ; JCP 2003. IV. 1219 ; 23 janv. 2003, n° 00-15.597 P, D. 2003. 2465, et les obs. , note V. Depadt-Sebag ; RTD civ. 2003. 301, obs. P. Jourdain ; RTD com. 2003. 561, obs. B. Bouloc ; JCP 2003. I. 152, obs. G. Viney).

L’arrêt du 19 septembre 2024 n’est pas sans rappeler cette divergence, ainsi qu’un récent arrêt du 30 novembre 2023 (Civ. 2e, 30 nov. 2023, n° 22-16.820 F-B, Dalloz actualité, 11 janv. 2024, obs. A. Cayol ; D. 2024. 526 , note J.-M. Chandler ; RTD civ. 2024. 424, obs. P. Jourdain ; RCA 2024. Comm. 6, obs. S. Hocquet-Berg ; JCP 2024. II. 173, n° 13, obs. R. Boffa). Toujours dans le cadre d’une compétition sportive, la Cour de cassation avait affirmé que « la chute d’un pilote sur un circuit ne constitue pas un fait imprévisible pour les motards qui le suivent » et écarté toute force majeure de nature à exonérer l’auteur du dommage.

Patrice Jourdain (RTD civ. 2024. 424, préc.) faisait alors remarquer que « la question est de savoir s’il est bien raisonnable d’exiger ici l’imprévisibilité de l’événement pour caractériser la force majeure ». Elle se pose dans les mêmes termes ici. Il existe en effet des situations dans lesquelles la prévisibilité du dommage ne peut pas empêcher sa survenance ou ses conséquences préjudiciables. Tel est le cas des compétitions sportives. Dans cette hypothèse, c’est le caractère évitable de ce dommage qui devrait être seul pris en compte pour établir l’existence d’un cas de force majeure.

Le second alinéa de l’article 1253 du projet de réforme du droit de la responsabilité civile de mars 2017 répond à cette critique et pourrait mettre fin à cette jurisprudence. Il prévoit, en matière extracontractuelle, que « la force majeure est l’événement échappant au contrôle du défendeur ou de la personne dont il doit répondre, et dont ceux-ci ne pouvaient éviter ni la réalisation ni les conséquences par des mesures appropriées ». Une telle disposition permettrait de mieux appréhender les situations dans lesquelles la victime et l’auteur du dommage se sont volontairement exposées à un risque, dont elles avaient donc connaissance.  

Le corollaire de la non-acceptation des risques

En matière de dommage corporel, la Cour de cassation s’attache quant à elle essentiellement au sort de la victime.

Il suffit pour s’en convaincre de se remémorer l’abandon partiel de la théorie de l’acceptation des risques en matière sportive. Par un arrêt du 4 novembre 2010 (Civ. 2e, 4 nov. 2010, n° 09-65.947 P, Dalloz actualité, 23 nov. 2010, obs. I. Gallmeister ; D. 2010. 2772, obs. I. Gallmeister ; ibid. 2011. 632, chron. J.-M. Sommer, L. Leroy-Gissinger, H. Adida-Canac et S. Grignon Dumoulin ; ibid. 690, chron. J. Mouly ; ibid. 703, obs. Centre de droit et d’économie du sport ; JS 2011, n° 105, p. 8, obs. F. L. ; RTD civ. 2011. 137, obs. P. Jourdain ), confirmé par la suite (Civ. 2e, 14 avr. 2016, n° 15-17.732, Dalloz actualité, 4 mai 20165, obs. T. Coustet ; D. 2016. 894 ; ibid. 2017. 24, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; ibid. 667, obs. Centre de droit et d’économie du sport (OMIJ-CDES) ; JS 2016, n° 164, p. 9, obs. J. Mondou ; JCP 2016. 610, note P. Brun), la Cour de cassation avait décidé qu’aucune acceptation des risques ne pouvait être opposée à la victime lorsqu’elle agissait sur le fondement de l’article 1384, alinéa 1er, devenu 1241, alinéa 1er, du code civil, c’est-à-dire en matière de responsabilité du fait des choses.

Le législateur est certes intervenu par une loi n° 2012-348 du 12 mars 2012 pour intégrer un nouvel article L. 321-3-1 au code du sport et réinstaurer une forme d’acceptation des risques en cas de dommage matériel, mais la jurisprudence est restée pleinement applicable au dommage corporel (Civ. 2e, 21 mai 2015, n° 14-14.812 P, Dalloz actualité, 2 juin 2015, obs. T. Coustet ; D. 2015. 2164 , note P. Casson ; ibid. 2283, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; ibid. 2016. 510, obs. Centre de droit et d’économie du sport ; JS 2015, n° 155, p. 8, obs. F. Lagarde ; RCA 2015. Comm. 220, obs. S. Hocquet-Berg).

En matière de responsabilité du fait des choses, la connaissance des risques encourus peut donc être opposée au compétiteur lorsqu’il est l’auteur du dommage, mais pas lorsqu’il en est la victime. Cette solution peut sembler paradoxale, mais sa motivation est claire : la priorité est donnée à l’indemnisation. Il reviendra au législateur de modifier l’assise textuelle dont dispose cette jurisprudence s’il souhaite infléchir la position de la Cour de cassation.

 

Civ. 2e, 19 sept. 2024, F-B, n° 23-10.638

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