Franchise participative : le spectre de l’abus de minorité s’éloigne
Rendu dans le contentieux d’actualité de la franchise participative, l’arrêt contient deux enseignements. Le premier est un rappel : le refus d’un minoritaire de voter la modification de l’objet social peut être contraire à l’intérêt de la société et peut, par extension, constituer un abus de minorité. Le second, justifiant la cassation, est majeur : la dénonciation du contrat de franchise impliquant une modification de l’objet social échappe à la compétence du gérant. Aussi, le débat se déplace-t-il : le refus du franchiseur minoritaire de voter une résolution permettant la dénonciation du contrat de franchise constituera-t-il un abus de minorité ? La discussion peut s’engager mais il n’est pas certain que l’abus soit aisé à établir. La franchise participative pourrait en sortir renforcée.
1. La franchise est dans l’actualité ! L’encre de l’arrêt Pizza Sprint à peine sèche (Com. 28 févr. 2024, n° 22-10.314, Dalloz actualité, 8 mars 2024, obs. Y. Heyraud ; D. 2024. 420
), voilà que la chambre commerciale s’attaque à la franchise participative et rend, en formation de section, un nouvel arrêt appelé aux honneurs du Bulletin.
2. Le schéma de la franchise participative est, sur le principe, relativement simple. Il consiste en une prise de participation, généralement minoritaire, du franchiseur dans le capital du franchisé. D’un côté, la franchise participative a pour avantage un soutien financier aisé du franchisé (apport en numéraire ou compte courant d’associé du franchiseur minoritaire). Mais, d’un autre, ce montage peut nuire à l’indépendance de principe du franchisé et permet un contrôle très – voire trop – poussé de celui-ci. Dit autrement : le droit des sociétés est instrumentalisé pour verrouiller la liberté du franchisé (sur l’ensemble, B. Dondero, L’instrumentalisation du droit des sociétés : la franchise participative, JCP E 2012. 1671 ; J.-F. Hamelin, L’usage de la technique sociétaire : l’exemple de la franchise participative, Cah. dr. entr. mai 2022, n° 3, dossier 16 ; E. Guégan, Le franchiseur associé de la société franchisée, le guide de l’associé, 1re éd., LexisNexis, coll. « Guides », 2023, p. 79 s.).
3. L’espèce illustre le verrouillage auquel la franchise participative peut conduire.
Qu’on en juge :
- le franchiseur (la société Carrefour Proximité France) détenait, par l’intermédiaire d’une sous-filiale contrôlée à 100 % (la société Selima), 26 % du capital social d’une société franchisée ;
- l’objet social de la société était limité à une exploitation d’un fonds de commerce sous enseigne Carrefour, à l’exclusion donc de toute enseigne concurrente ;
- les pouvoirs du gérant étaient restreints : l’enseigne ne pouvait être modifiée qu’avec l’accord du franchiseur minoritaire (techniquement, par un vote d’associés représentant plus de 75 % des parts, ce que les 74 % des co-gérants ne permettaient pas de réaliser).
4. En gardant à l’esprit ce montage, le litige peut être aisément présenté. En 2014, des contrats de franchise et d’approvisionnement sont conclus pour une intégration du réseau Carrefour Contact. En février 2020, ces contrats sont « dénoncés » par les co-gérants de la société franchisée, qui refusent de les renouveler. En juin 2020, une assemblée générale est tenue. Le franchiseur minoritaire s’oppose à deux résolutions. La première visait le changement d’objet social et la suppression de toute référence à une exploitation sous enseigne Carrefour. La seconde recherchait l’élargissement des pouvoirs du gérant pour qu’il puisse modifier l’enseigne, sans l’autorisation des associés. Une assignation pour abus de minorité est alors délivrée, afin qu’un mandataire ad hoc puisse voter en lieu et place du franchiseur sur les résolutions soumises à l’assemblée générale.
5. Le Tribunal de commerce et la Cour d’appel de Caen reconnaissent tous deux l’abus de minorité (T. com. Caen, 7 avr. 2021, n° 2020004038 ; Caen, 20 janv. 2022, n° 21/01013, D. 2023. 705, obs. N. Ferrier
). L’affaire est donc portée devant la Cour de cassation.
Les hauts magistrats confirment que le refus d’un associé minoritaire de modifier l’objet social peut être contraire à l’intérêt général de la société et, par suite, que ce refus peut constituer un abus de minorité. La cassation est cependant prononcée car, pour conclure à l’existence d’un abus de minorité, la cour d’appel s’était fondée sur la dénonciation régulière des contrats par les gérants. Or, selon la Cour de cassation, cette dénonciation échappait à la compétence desdits gérants, en ce qu’elle conduisait à la nécessité de modifier l’objet social.
Le refus de modifier l’objet social peut constituer un abus de minorité
6. Le premier enseignement de l’arrêt est clairement énoncé par la Cour de cassation : « le refus d’un associé minoritaire de modifier l’objet social peut être contraire à l’intérêt général de la société » (arrêt, § 11). Ce refus peut donc constituer un abus de minorité, dont les deux conditions cumulatives sont rappelées par les Hauts magistrats : (i) une attitude du minoritaire contraire à l’intérêt général de la société, en ce que celui-ci interdit la réalisation d’une opération essentielle pour la société ; (ii) une attitude du minoritaire ayant pour unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment des autres associés (la définition est parfaitement classique, Com. 15 juill. 1992, n° 90-17.216, D. 1993. 279
, note H. Le Diascorn
; Rev. sociétés 1993. 400, note P. Merle
; RTD com. 1993. 112, obs. Y. Reinhard
; ibid. 1994. 617, étude D. Tricot
; 9 mars 1993, n° 91-14.685, D. 1993. 363
, note Y. Guyon
; Rev. sociétés 1993. 403, note P. Merle
; RTD com. 1994. 617, étude D. Tricot
; Civ. 3e, 5 juill. 2018, n° 17-19.975, Rev. sociétés 2019. 404, note A.-L. Champetier de Ribes-Justeau
; 7 déc. 2023, n° 22-18.665, D. 2023. 2237
).
7. Quant au premier élément constitutif de l’abus de minorité, le pourvoi défendait l’idée que l’objet social, strictement défini, reflétait l’activité particulière pour laquelle la société avait été créée, à savoir une activité sous enseigne Carrefour et que l’intérêt de la société, limité à la poursuite de cette activité, ne pouvait « commander d’en modifier l’objet » (§ 10). Ainsi, selon le pourvoi, puisque les associés s’engagent en considération d’une activité déterminée, dont la société n’est que l’instrument juridique, le refus de modifier cette activité ne saurait être abusif. Dans le cadre de la franchise participative précisément, le franchiseur ne s’engage qu’en considération du caractère restrictif de l’objet social, lequel a fréquemment pour contrepartie la cession, à la société franchisée, d’un fonds de commerce lui appartenant et préalablement mis en location-gérance. L’objectif de ce franchiseur est donc de conserver ledit fonds au sein de son réseau, comme c’était le cas en l’espèce.
Mais l’intérêt de la société peut imposer de faire évoluer son objet social. La Cour de cassation a d’ailleurs déjà statué en ce sens dans des circonstances assez similaires. L’abus de minorité a ainsi été reconnu à propos du refus d’un minoritaire de voter une modification de l’objet social jugée nécessaire à la survie de la société puisque son objet était limité à l’exercice d’une activité au sein d’un réseau de commercialisation qu’elle venait de quitter (Com. 19 mars 2013, n° 12-16.910, Rev. sociétés 2014. 169, note A.-L. Champetier de Ribes-Justeau
). Sur ce point, la Cour de cassation rejette donc le moyen développé par le pourvoi.
8. Quant au second élément constitutif de l’abus de minorité, le pourvoi reprochait à la cour d’appel d’avoir retenu que le vote du franchiseur minoritaire n’était dicté que par sa volonté de préserver le système de franchise participative pourtant régulièrement dénoncé par les gérants alors, qu’au contraire, une telle dénonciation était exorbitante des pouvoirs des gérants et, par conséquent, irrégulière.
9. C’est sur ce point que la cassation intervient, laquelle se comprend par un raisonnement en cascade (arrêt, §§ 27-28) :
- primo, la dénonciation du contrat de franchise conduisait à la nécessité de modifier l’objet social. C’est là le constat de la cour d’appel ;
- secundo, la modification de l’objet social ne relève pas de la compétence du gérant, mais des associés (C. com., art. L. 223-30, al. 2). C’est là le rappel de la Cour de cassation ;
- tertio, la dénonciation du contrat par ce gérant était donc irrégulière, contrairement à ce qu’a jugé la cour d’appel pour retenir le second élément constitutif de l’abus de minorité.
En synthèse : l’objet social se résumant au contrat de franchise, la dénonciation de ce dernier échappait à la compétence du gérant.
La dénonciation du contrat de franchise échappe à la compétence des gérants lorsqu’elle implique de modifier l’objet social
10. La Cour de cassation mobilise ici une jurisprudence ancienne mais parfaitement établie. En effet, un acte échappe à la compétence du seul représentant légal dès lors qu’il a pour effet de modifier l’objet social ou de rendre inéluctable la dissolution de la société pour extinction de son objet, en raison de la rédaction de celui-ci. Cette jurisprudence est traditionnellement rendue en cas de vente de l’unique fonds de commerce ou de l’unique immeuble détenu par la société, dont l’objet porte précisément et exclusivement sur l’exploitation de cet actif (Com. 12 janv. 1988, n° 85-12.666 ; 18 oct. 1994, n° 92-21.485, Rev. sociétés 1995. 284, note F. Pasqualini et V. Pasqualini-Salerno
; RTD com. 1995. 141, obs. C. Champaud et D. Danet
; 31 janv. 2012, n° 10-15.489, D. 2012. 497, et les obs.
; Rev. sociétés 2012. 230, note J.-F. Barbièri
). La franchise participative offre une nouvelle illustration de cette jurisprudence.
11. Par cette solution, la Cour de cassation précise donc les conditions de dénonciation d’un contrat de franchise lorsque celle-ci est « participative ». Le gérant ne pouvant agir seul, une assemblée générale doit préalablement être convoquée pour autoriser la modification de l’objet social et, par voie de conséquence, la dénonciation du contrat.
Ce faisant, la Cour de cassation ouvre une nouvelle problématique relative à la dénonciation d’un contrat de franchise lorsque celle-ci est « participative » car qui ne voit pas poindre l’opposition systématique du franchiseur minoritaire ? Il n’est pas douteux, en effet, que ce minoritaire s’opposera, si la question lui est posée, à toute résolution permettant la dénonciation du contrat. La solution de la Cour de cassation n’a donc pas pour effet d’éluder la problématique de l’abus de minorité mais de la reporter ; celle-ci se posera non pas après la dénonciation du contrat, pour s’avoir s’il est possible de refuser de modifier l’objet social devenu impossible, mais en amont, avant même la dénonciation du contrat, ce qui change les termes du débat.
Un risque d’abus de minorité toujours présent ?
12. Partant de ce constat, l’analyse doit évoluer. La question, à laquelle l’arrêt n’apporte pas de réponse, pourrait être à l’avenir : le refus du franchiseur minoritaire de voter une résolution permettant la dénonciation du contrat, ce qui revient à en forcer le maintien, pourrait-il constituer un abus de minorité ?
13. En droit des contrats, chaque partie dispose, on le sait, de la liberté de poursuivre, ou non, la relation, c’est-à-dire de contracter ou de ne plus contracter (C. civ., art. 1102, al. 1er). Mais qu’en est-il en droit des sociétés ?
14. Premièrement, il faudrait établir que le blocage de la dénonciation est contraire à l’intérêt de la société franchisée, autrement dit que la société n’a pas intérêt à renouveler le contrat. Sur cet aspect, il pourrait être avancé, comme l’arrêt d’appel le relate, que le contrat est peu rentable, si ce n’est déficitaire, et que la concurrence offre de meilleures conditions tarifaires. Encore faudrait-il le prouver. En outre, le franchiseur pourrait toujours opposer que dénoncer le contrat conduit à activer les clauses – toujours présentes – de non-réaffiliation et de non-concurrence, qui entravent la liberté du franchisé de poursuivre une activité similaire. Est-ce vraiment dans l’intérêt de la société ? On pense encore, si la dénonciation devait intervenir en cours d’exécution du contrat, à une éventuelle clause pénale ou une clause d’arbitrage dont les frais peuvent être reportés sur le franchisé en cas de rupture fautive… En d’autres termes, le franchiseur minoritaire pourrait mobiliser les contraintes de l’ordre externe, logées dans le contrat de franchise, pour justifier son refus de voter la dénonciation du contrat, même déficitaire. En outre, des alternatives à une rupture définitive du contrat existent, telle que la renégociation amiable. Là encore, le franchiseur minoritaire pourrait ainsi justifier son refus de voter la dénonciation au motif que ces alternatives n’ont pas été, préalablement, explorées.
En somme, les arguments ne manqueront au franchiseur minoritaire pour justifier son blocage, si bien que reconnaître la première condition de l’abus de minorité pourrait s’avérer délicat. D’autant plus qu’il faudrait encore composer avec l’appréciation stricte de cette première condition de l’abus de minorité, seuls les excès d’un minoritaire bloquant étant sanctionnés (sur les variations de la jurisprudence, P. Le Cannu et B. Dondero, Droit des sociétés, 9e éd., LGDJ, coll. « Précis Domat », 2022, § 163). Cette orientation interdit au juge de s’immiscer dans la vie sociale ou de se livrer à une analyse pointue de l’opportunité du blocage.
15. Deuxièmement, il faudrait encore établir que le franchiseur minoritaire poursuit un intérêt égoïste, ce au détriment du franchisé, associé majoritaire. En cherchant à maintenir la relation contractuelle, le franchiseur minoritaire continue – indirectement – de percevoir des redevances. Cette situation n’a, en elle-même, rien de condamnable. Mais le maintien d’un tel contrat pourrait se discuter dès lors que celui-ci est peu rentable, voire déficitaire. La tension serait palpable : d’un côté, le franchisé majoritaire gagne peu, voire rien ; d’un autre, le franchiseur minoritaire continue de s’enrichir. L’intérêt égoïste du minoritaire pourrait ici être défendu.
Mais les conditions de l’abus de minorité sont cumulatives. Il n’est donc pas certain que le vote du franchiseur minoritaire pour faire blocage à toute dénonciation du contrat soit constitutif d’un tel abus ; à tout le moins, la démonstration n’aura rien d’évident.
La franchise participative sortirait-elle renforcée de l’arrêt rendu ?
16. L’arrêt commenté fait émerger un curieux paradoxe, sonnant comme une victoire à la Pyrrhus. L’abus de minorité pour refus de modifier l’objet social est certes, dans son principe, admis. Cette victoire n’est toutefois qu’un maigre lot de consolation si la dénonciation du contrat peut, en amont, être légitiment bloquée par le franchiseur minoritaire. Faut-il en conclure que la franchise participative voguera à présent en eaux calmes ? Absolument pas ! Les remous d’un contentieux émergeant sont encore menaçants…
17. Premièrement, un arrêt de la Cour de cassation, bien qu’inédit, encourage à contester la validité même des clauses statutaires ayant pour objet ou pour effet de priver la société franchisée de sa liberté contractuelle et de concurrence (Com. 30 mai 2012, n° 11-18.024, D. 2012. 2717
, note A. Constantin
; ibid. 2013. 732, obs. D. Ferrier
; BJS oct. 2012, n° JBS-2012-0393, p. 715, note T. Favario ; JCP E 2012. 1641, note B. Dondero). Cet arrêt est toutefois resté isolé (E. Guégan, Le franchiseur associé de la société franchisée, op. cit., spéc. § 217).
18. Deuxièmement, c’est surtout sur le terrain des procédures collectives que le schéma de la franchise participative a récemment été fragilisé, grâce à l’application de l’article L. 626-3 du code de commerce. Aux termes de ce texte, lorsque le projet de plan de sauvegarde prévoit une modification du capital ou des statuts, le tribunal peut décider que l’assemblée compétente statuera à la majorité des voix.
Dans la franchise participative, ce mécanisme est redoutable. D’une part, parce que l’état de cessation des paiements n’est pas exigé, seules sont requises des difficultés que le débiteur « n’est pas en mesure de surmonter » (C. com., art. L. 620-1). D’autre part, et surtout, ce mécanisme permet de passer outre l’accord du franchiseur minoritaire, l’associé majoritaire devenant seul décisionnaire.
La Cour d’appel de Caen a ainsi confirmé, dans un arrêt du 8 février 2024, un jugement ordonnant la modification de l’objet social de la société franchisée à la majorité des associés afin de supprimer les clauses statutaires contraignant la société à exploiter son activité sous l’enseigne du franchiseur (Caen, 8 févr. 2024, n° 22/00640). Une solution similaire a été adoptée, quelques semaines plus tôt, par la Cour d’appel de Lyon : la modification des statuts a été autorisée afin que le franchisé puisse exercer son activité sous une enseigne concurrente (Lyon, 11 janv. 2024, nos 21/08936, 21/08938 et 21/08937). Mieux : alors que le franchiseur reprochait à des sociétés franchisées de provoquer artificiellement les conditions d’ouverture de leur sauvegarde pour parvenir à rallier un réseau concurrent, la Cour de cassation a considéré qu’aucune fraude n’avait, en l’espèce, été réalisée (Com. 4 oct. 2023, n° 22-14.353). Cependant, l’arrêt de la Cour d’appel de Caen retient que « dans la mesure où les contrats de franchise et d’approvisionnement conclus avec Carrefour avaient été régulièrement dénoncés, l’objet social devait être modifié dans l’intérêt social » ; or on sait désormais, que la dénonciation par le seul gérant n’est pas régulière !
Le contentieux de la franchise participative se poursuit donc ! Affaire à suivre…
Com. 13 mars 2024, FS-B, n° 22-13.764
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