Fraude au RSA et rétablissement personnel : le Conseil d’État juge les dettes effaçables
Les dettes, même frauduleuses, relatives à un versement indu de revenu de solidarité active (RSA), ne figurent pas au nombre des dettes d’origine frauduleuse commises au préjudice des organismes de protection sociale au sens du 3° de l’article L. 711-4 du code de la consommation, lesquelles sont exclues de l’effacement résultant du rétablissement personnel sans liquidation judiciaire.
À l’heure où des débats sont relancés sur la thématique récurrente de la lutte contre la fraude sociale, dont le montant actuel est estimé, s’agissant des fraudes aux prestations légales versées par les CAF, à 2,8 Md d’euros (v. égal. le rapport de la Cour des comptes mai 2023), le Conseil d’État vient de consacrer le caractère pourtant effaçable, dans le cadre de la procédure de rétablissement personnel, des dettes relatives à des trop-perçus de revenu de solidarité active (RSA) ayant pour origine des manœuvres frauduleuses.
Cette solution prétorienne n’allait pas de soi au regard de la rédaction des dispositions applicables, et il est fort probable que de très nombreuses décisions de juridictions du fond aient statué en sens contraire depuis plusieurs années (pour une illustration récente, v. Douai, 2 mars 2023, n° 22/02134), même si, en pratique, les conditions strictes d’établissement de la fraude (qui exigent une décision juridictionnelle ou administrative) ne sont pas toujours remplies, ce qui pouvait jusqu’à présent faire obstacle à l’exclusion de telles dettes. Alors que la Cour de cassation a, pour sa part, récemment rendu une importante décision distinguant, en matière de prestations frauduleuses de vieillesse et d’invalidité, la prescription quinquennale de l’action et celle de l’assiette de la créance d’indu, qui peut remonter aux vingt dernières années (Cass., ass. plén., 17 mai 2023, n° 20-20.559, Dalloz actualité, 26 mai 2023, obs. A. Villeléger), l’analyse retenue par le Conseil d’État revêt une portée majeure, pour les juridictions administratives comme pour les juges judiciaires chargés du surendettement et de l’exécution.
Rappels sur la procédure de rétablissement personnel
Après les étapes franchies par la mise en place de mécanismes d’échelonnement en 1936, dans les suites de la crise économique de 1929, qui avaient suscité de vives critiques (G. Ripert, Le droit de ne pas payer ses dettes, DH 1936. Chron. 57), le droit du surendettement instauré par la loi Neiertz du 31 décembre 1989 et assoupli par la loi du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions a connu une profonde mutation par l’introduction de la procédure rétablissement personnel sans liquidation judiciaire, issue de la loi dite loi Borloo du 1er août 2003. Cette innovation a conféré au débiteur dépourvu de patrimoine et qui se trouve dans une « situation irrémédiablement compromise » (C. consom., art. L. 724-1) la possibilité d’être définitivement libéré de l’obligation de payer ses dettes, donc un véritable droit au désendettement par effacement des dettes. Ce dispositif, aujourd’hui largement déjudiciarisé depuis la loi du 18 novembre 2016 (le juge du surendettement n’étant plus saisi qu’en cas de contestation des recommandations de la commission), cohabite avec d’autres formes de désendettement au regard desquelles il reste subsidiaire, qui peuvent elles aussi déboucher sur un effacement, cette fois partiel (mais pouvant être conséquent), des dettes à l’issue d’un plan de surendettement. Hormis les mesures de recouvrement, l’effacement ne prémunit pas le débiteur contre toute procédure : ainsi, le locataire bénéficiaire d’un rétablissement personnel peut toujours, en dépit de cet effacement, se voir opposer l’acquisition de la clause résolutoire du contrat de bail et faire l’objet d’une mesure d’expulsion.
Les créances protégées
Soucieux de protéger certains créanciers tels que les créanciers alimentaires et les victimes d’infractions pénales, de garantir l’effectivité des peines et enfin de lutter contre la fraude, le législateur a exclu de tout effacement ou tout échelonnement les dettes alimentaires, les réparations pécuniaires allouées aux victimes dans le cadre d’une condamnation pénale, les amendes pénales, ainsi que les « dettes ayant pour origine des manœuvres frauduleuses commises au préjudice des organismes de protection sociale énumérés à l’article L. 114-12 du code de la sécurité sociale » (C. consom., art. L. 711-4).
S’agissant des dettes sociales frauduleuses, et afin d’éviter des abus en sens inverse (certains créanciers à la procédure de surendettement se bornant à apposer la mention « créance frauduleuse » dans le but d’exclure la dette des mesures de désendettement) ainsi que d’interminables débats devant les instances chargées du surendettement ou des procédures d’exécution, il a été imposé de strictes modalités d’établissement de la fraude : celle-ci doit être établie soit par une décision de justice, soit par une sanction prononcée par un organisme de sécurité sociale dans les conditions prévues aux articles L. 114-17 et L. 114-17-1 du code de la sécurité sociale (art. L. 711-4, préc.). La fraude suppose bien entendu un caractère intentionnel, excluant les simples erreurs ou retards de déclaration.
Débat sur le RSA
La question fondamentale qui se posait au Conseil d’État était celle de savoir si les dettes relatives à des indus de RSA d’origine frauduleuse entrent bien dans le champ d’exclusion du 3° de l’article L. 711-4 du code de la consommation, c’est-à-dire si elles doivent être considérées comme des dettes « frauduleuses commises au préjudice des organismes de protection sociale énumérés à l’article L. 114-12 du code de la sécurité sociale ».
En l’espèce, le requérant avait indûment bénéficié du RSA entre 2015 et 2017, en se déclarant sans ressources alors qu’il avait exercé pendant cette période une activité salariée. La caisse d’allocations familiales avait alors mis à sa charge un indu de RSA de 10 153,22 €, le président du conseil départemental lui infligeant également, à titre de sanction, une amende administrative de 3 045 €, décisions dont le bénéficiaire demandait l’annulation en se prévalant notamment d’une ordonnance judiciaire de 2017 homologuant en sa faveur une mesure de rétablissement personnel.
En première instance, le Tribunal administratif d’Orléans avait considéré ces dettes comme entrant dans le champ d’exclusion des dettes sociales frauduleuses, leur origine frauduleuse étant établie par la notification de la sanction administrative prise sur le fondement de l’article L. 262-52 du code de la sécurité sociale.
Une telle lecture extensive des dispositions du 3° de l’article L. 711-4 du code de la consommation, partagée par plusieurs décisions de juridictions judiciaires (Douai, 2 mars 2023, préc. ; Metz, 10 oct. 2022, n° 22/00391 ; Colmar, 2 nov. 2015, n° 15/00607) comme administratives (TA Marseille, 8 nov. 2022, n° 2107981 ; TA Caen, 25 déc. 2022, n° 2100327) malgré certaines dissidences (v. le jugement, TA Melun, 27 juin 2018, n° 1609126, jugeant la créance effacée dès lors que « ni le département ni la caisse d’allocations familiales ne figurent parmi les organismes de protection sociale énumérés à l’article L. 114-12 ») peut se justifier, en s’en tenant à une lecture des textes centrée sur la nature sociale des créances et leur caractère frauduleux. Ainsi, le service du RSA est assuré par les caisses d’allocations familiales (CASF, art. L. 262-16), qui sont bien des organismes de sécurité sociale énumérés à l’article L. 114-12 du code de la sécurité sociale. Et il apparaît pour le moins logique de ne pas permettre l’effacement de dettes frauduleuses de RSA dans le cadre d’une procédure de surendettement, d’autant que devant le juge administratif, la mauvaise foi du bénéficiaire ne permet pas à l’administration ni au juge d’accorder une remise partielle ou totale de la dette (CE 29 juin 2016, n° 391059).
Reste que si la CAF est l’organisme payeur, le débiteur du RSA demeure le département (art. L. 262-16, préc.). Or le 3° de l’article L. 711-4 du code de la consommation limite les créances protégées aux fraudes commises « au préjudice » des organismes de sécurité sociale, formulation qui méritait une clarification jurisprudentielle du champ d’application de ces dispositions.
L’interprétation restrictive retenue par le Conseil d’État
S’emparant de la question du champ d’application de l’article L. 711-4, qui, bien que non discutée par les parties, relevait du moyen d’ordre public tiré de la méconnaissance du champ d’application de la loi, le Conseil d’État opte pour une interprétation restrictive du texte en vigueur (et inchangé depuis sur ce point), conforme à l’interprétation stricte prévalant pour apprécier les exceptions à la protection des débiteurs surendettés.
Pour considérer que les fraudes au RSA ne sont pas exclues du bénéfice de l’effacement, la Haute juridiction se fonde sur une lecture croisée des dispositions applicables du code de l’action sociale et des familles (art. L. 262-13, L. 262-16, L. 262-24 et L. 262-46), du code de la consommation (art. L. 711-4, L. 741-1 et L. 741-3) et du code de la sécurité sociale (art. L. 114-17 et L. 114-17-1) éclairées par les travaux parlementaires préalables à l’adoption de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2012 (dont est issue l’exclusion prévue au 3° de l’art. L. 711-4).
À cet égard, les travaux parlementaires sont en effet éclairants : alors que l’amendement qui avait exclu les dettes sociales du champ des dettes effaçables (amendement, Ass. nat. n° 233 du 21 oct. 2011) proposait d’englober les dettes commises au préjudice non seulement des organismes de protection sociale mais également « des collectivités territoriales gestionnaires des prestations d’aide sociale », le sous-amendement à l’origine de la rédaction toujours actuelle du texte avait circonscrit cette exclusion aux créances des seuls organismes de protection sociale pour un motif de constitutionnalité, tenant à la prohibition de tout « cavalier social » (ces dispositions apparaissant dans une LFSS mais sans rapport avec cette dernière). Ainsi, le rapporteur public dans l’affaire commentée relève-t-il : « Le législateur a, au moment où il a adopté ces dispositions, entendu exclure les créances des collectivités territoriales. Il a cru devoir limiter le dispositif d’exclusion et nous ne voyons pas de raison suffisante d’interpréter le texte en sens contraire ».
En consacrant, pour la première fois, le caractère effaçable des indus même frauduleux de RSA, le Conseil d’État fait prévaloir une orthodoxie juridique respectueuse de la séparation des pouvoirs. Au regard des objectifs politiques affichés en matière de lutte contre la fraude sociale, cette solution de principe mériterait de susciter des réflexions sur le renforcement de la cohérence des dispositifs en vigueur. Certes, en amont de la procédure de désendettement, les risques de fraude peuvent être limités par la condition de recevabilité tenant à la bonne foi du débiteur, et, durant la procédure, par la possibilité d’une déchéance. Ainsi, le débiteur qui se serait placé en situation de surendettement en accumulant exclusivement des dettes sociales frauduleuses peut-il se voir opposer l’irrecevabilité (Montpellier, 20 oct. 2022, n° 21/05615). Toutefois, la bonne foi s’apprécie en pratique de manière globale, et non au regard de la nature de chaque dette (Civ. 2e, 15 oct. 2015, n° 14-22.395, D. 2015. 2124, obs. V. Avena-Robardet
; ibid. 2016. 736, chron. H. Adida-Canac, T. Vasseur, E. de Leiris, G. Hénon, N. Palle, L. Lazerges-Cousquer et N. Touati
), le débiteur ne devant, pour l’essentiel, pas avoir sciemment organisé son insolvabilité. L’existence de dettes frauduleuses de RSA ne fait ainsi pas, en soi, obstacle au bénéfice de la procédure. Si le dossier est recevable, ces dettes seront donc susceptibles d’être effacées en dépit de leur caractère frauduleux, contrairement aux dettes frauduleuses aux prestations émanant des organismes de protection sociale. Il appartiendra donc au législateur, s’il le souhaite, d’harmoniser le régime de protection des créances sociales frauduleuses, en incluant le cas échéant dans le dispositif « antifraude » en vigueur les allocations servies par les collectivités territoriales.
© Lefebvre Dalloz