Fusion et transfert de responsabilité : vers une patrimonialisation de la responsabilité pénale des personnes morales ?
En appliquant un raisonnement fondé sur la continuité économique de la société, la chambre criminelle semble définitivement renoncer à la conception anthropomorphique de l’article 121-1 du code pénal. Désormais, la condamnation de la société absorbée pour des faits antérieurs à l’opération de fusion entraînera la responsabilité de la société absorbante, qu’il s’agisse d’une SARL, d’une SA ou d’une SAS. Si cette décision n’est pas insensée sous un angle économique, la légitimité de son application rétroactive soulève de nombreuses questions.
La coexistence de deux justices pénales, l’une pour les personnes physiques, l’autre pour les personnes morales, anime régulièrement le débat doctrinal. Certains estiment que l’unicité est garante de sécurité juridique, d’autres soutiennent que les spécificités inhérentes à chacune de ces catégories impliquent, de facto, une adaptation. La décision rendue le 22 mai 2024 par la chambre criminelle rappelle que le principe de personnalité des peines n’échappe pas à ce dilemme. Une nouvelle fois, la Cour de cassation s’est prononcée sur l’effet d’une fusion-absorption lorsque la société absorbée a été condamnée pour des faits antérieurs à la fusion. Cette question est marquée par un historique particulièrement développé et nous invitons le lecteur à consulter au préalable la contribution de Laurent Saenko qui dépeint avec une grande clarté le contexte jurisprudentiel dans lequel notre arrêt s’inscrit (L. Saenko, Responsabilité pénale des personnes morales en cas de fusion-absorption : revirement de la chambre criminelle de la Cour de cassation, RTD com. 2020. 961
).
L’objet des poursuites est, en l’espèce, assez secondaire. Le tribunal correctionnel est entré en voie de condamnation le 30 juin 2021 pour diverses infractions au droit de l’urbanisme liées à l’exploitation d’un camping et a prononcé une injonction de remise en état ainsi que plusieurs amendes à l’encontre du dirigeant personne physique et de plusieurs SARL. Les prévenus et le ministère public ont interjeté appel de cette décision et, en cours d’instance, le 30 septembre 2022, deux des SARL condamnées en première instance ont fusionné au moyen d’un procédé de fusion-absorption. Or, le 17 avril 2023, la Cour d’appel de Montpellier a confirmé les condamnations de la SARL absorbée en les imputant à la SARL absorbante.
Les sociétés condamnées ont formé plusieurs pourvois en cassation qui ont été rassemblés.
Parmi les moyens relevés par la chambre criminelle, deux semblent d’intérêt mineur en traitant, d’une part, le retard du point de départ de la prescription compte tenu du caractère continu de l’infraction et, d’autre part, la nature solidaire de la condamnation en présence de plusieurs bénéficiaires de l’infraction. C’est véritablement dans le moyen traité en premier lieu que se trouve le cœur de la décision.
Dans la décision rendue le 22 mai 2024, la chambre criminelle soutient ainsi qu’une opération de fusion-absorption engendre une continuité économique et fonctionnelle des SARL. Elle en déduit que la séparation entre SARL absorbée et absorbante est fictive et en conclut que le principe de personnalité des peines est inopposable à ce cas de figure. En outre, elle constate que l’application de ce raisonnement aux SARL était prévisible au jour de l’opération, ce qui permet de l’appliquer rétroactivement aux sociétés poursuivies.
La consécration d’un transfert de responsabilité fondé sur l’analyse économique
En constatant que « la société absorbante peut en effet être condamnée […] pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la société absorbée avant l’opération », la Cour de cassation poursuit la construction jurisprudentielle dans laquelle elle s’est engagée depuis 2020 (Crim. 25 nov. 2020, n° 18-86.955 FS-PBI, Dalloz actualité, 10 déc. 2020, obs. J. Gallois ; D. 2021. 167
, note G. Beaussonie
; ibid. 161, avis R. Salomon
; ibid. 379, chron. M. Fouquet, A.-L. Méano, A.-S. de Lamarzelle, C. Carbonaro et L. Ascensi
; ibid. 477, chron. F. Dournaux
; ibid. 2109, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire
; JA 2020, n° 630, p. 3, édito. B. Clavagnier
; AJ pénal 2020. 576, note D. Apelbaum et A. Battaglia
; Rev. sociétés 2021. 79, étude B. Bouloc
; ibid. 115, note H. Matsopoulou
; RSC 2021. 69, obs. P. Beauvais
; ibid. 525, obs. D. Zerouki-Cottin
; RTD civ. 2021. 133, obs. H. Barbier
; RTD com. 2020. 961, obs. L. Saenko
; ibid. 2021. 142, obs. A. Lecourt
). Dès lors, l’on pourrait se contenter d’observer que la Cour a décidé de façon cohérente d’appliquer un raisonnement identique aux SA et aux SARL. Pourtant, ce serait méconnaître l’articulation des bases légales sur lesquelles cette décision a été rendue. Reprenons par le menu détail ce premier revirement afin de s’en convaincre.
La décision de 2020 était marquée par une forme de tiraillement entre craintes d’une décision contra legem et volonté de revirement. Cette volonté découlait tant de la nécessité de se conformer au droit européen que d’une volonté répressive fortement marquée. De cet exercice d’équilibriste est ressortie une décision à la rédaction alambiquée selon laquelle il n’existe pas de principe général de transfert de responsabilité. Cependant, et afin de se conformer aux décisions européennes, ce transfert est possible si la séparation des personnalités juridiques relève de la fiction. Le transfert de responsabilité repose alors sur un critère économique de transmission du patrimoine tout en se limitant aux opérations de fusion appliquées aux SA et aux SAS, seules sociétés concernées par la directive (UE) 2017/1132 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017. La rédaction de l’arrêt laisse apparaître une alternative dans laquelle le transfert est toujours possible : la fraude à la loi – cette seconde possibilité devant servir de « voiture-balai » laissant aux juges une grande latitude quant à la caractérisation de la fraude (Crim. 13 avr. 2022, n° 21-80.653, Dalloz actualité, 11 mai 2022, obs. J. Gallois ; D. 2022. 791
; ibid. 1628, chron. L. Ascensi, E. Barbé, M. Fouquet, B. Joly et O. Violeau
; ibid. 2118, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, S. Mirabail et E. Tricoire
; AJ pénal 2022. 475, obs. D. Apelbaum
; Rev. sociétés 2022. 503, note H. Matsopoulou
; RTD civ. 2022. 617, obs. H. Barbier
).
Or, par la décision rendue le 22 mai 2024, la chambre criminelle s’est affranchie de ces premières contraintes. Sans réellement créer de troisième voie, la Cour a plutôt érigé en principe le transfert de responsabilité par le biais de l’analyse économique. En effet, les sociétés poursuivies étaient des SARL et non des SA. Dès lors, afin d’être conforme à sa jurisprudence, la Cour aurait dû délaisser l’analyse économique et emprunter la voie de la fraude pour justifier le transfert. Prenant le contre-pied, elle n’évoque même pas l’hypothèse d’une fraude en affirmant que le critère économique selon lequel la société absorbée continue son existence dans la société absorbante s’applique aux SARL. Ce faisant, elle confirme un principe général de transfert fondé sur une appréhension patrimoniale de la responsabilité pénale.
Il est difficile de se prononcer sur la légitimité de la construction initiée puis confirmée par ces arrêts. Bien que la Cour s’en défende, sa position est une entorse claire à la lettre de l’article 121-1 du code pénal. Économiquement, cette solution est légitime et repose sur un raisonnement pragmatique et qui appréhende plus justement le processus décisionnel des sociétés. L’application orthodoxe de l’article 121-1 du code pénal bénéficierait in fine aux sociétés délinquantes en leur accordant une impunité de fait grâce au « voile de la personnalité morale » (G. Giudicelli-Delage, La responsabilité pénale des personnes morales en France, in Aspects nouveaux du droit de la responsabilité aux Pays-Bas et en France, A. Giudicelli, D. Breillat et R.-N. Schütz [dir.], LGDJ, 2005, p. 186 s., not. p. 187). Dès lors, l’évaluation coût/avantage opérée par elles pourrait les inciter à commettre des infractions, contrairement aux personnes physiques pour qui la perte de la personnalité signifie la mort.
Aussi, à notre sens, c’est plutôt à l’application rétroactive de cette décision qu’il faut porter de vives critiques.
Une rétroactivité jurisprudentielle justifiée par sa prévisibilité
Rappelant que « la Cour de cassation n’a pas encore eu l’occasion de se prononcer sur les conséquences quant à l’action publique d’une fusion-absorption lorsqu’elle concerne une société à responsabilité limitée » la chambre criminelle affirme que « sa doctrine était raisonnablement prévisible depuis l’arrêt ayant appliqué pour la première fois aux sociétés anonymes ». Elle en conclut que la solution est rétroactivement applicable aux opérations postérieures au 25 novembre 2020. Dès lors, l’opération de fusion étant ici intervenue en septembre 2022, la Cour considère que sa solution peut rétroactivement s’appliquer. Un tel raisonnement avait également été suivi dans la décision à l’origine du revirement. La Haute juridiction avait trouvé une parade grâce à la notion de fraude qui justifiait, selon elle, d’appliquer rétroactivement le raisonnement.
Dans l’arrêt commenté, le raisonnement est tout autre puisque la notion de fraude est absente. Ainsi, c’est au moyen de la prévisibilité que la Cour entend légitimer la rétroactivité. Or, compte tenu de nos développements, cette soi-disant prévisibilité nous semble plus que discutable. Comme nous le soulignions, l’arrêt de 2020 affirme un principe – « le transfert de responsabilité n’est pas une généralité » – avant de prévoir deux voies d’exception, d’une part, pour les transferts postérieurs à novembre 2020 et concernant les sociétés visées par la directive (UE) 2017/1132, d’autre part, pour les opérations laissant penser qu’elles dissimulent une fraude à la loi. Un principe, deux exceptions, auxquelles ne correspond aucunement la décision de 2024. La décision étant manifestement différente et ne découlant pas nécessairement de la première, la prévisibilité invoquée par la Cour est subjective et non objective. Or, en demandant aux justiciables de prévoir qu’une exception deviendrait un principe, la Cour engendre une insécurité juridique importante. D’ailleurs, ce jeu d’équilibriste se fait ressentir au niveau de la cour d’appel qui justifiait sa décision en soutenant que la situation entrait dans le champ de la directive (UE) 2017/1132. À notre sens, s’il est légitime d’adapter, dans une certaine mesure, la responsabilité pénale aux spécificités des personnes morales, ces évolutions ne doivent pas se faire au détriment du droit à un procès équitable.
Crim. 22 mai 2024, FS-B, n° 23-83.180
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