Happy end pour le producteur de vidéogrammes ?
Cinquième épisode d’une véritable saga, l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation rendu le 15 mai 2024 réitère que le producteur de vidéogrammes est titulaire d’un droit voisin autonome, lui permettant d’interdire l’exploitation des rushes dont il a eu l’initiative et la responsabilité de la première fixation.
Dans cette affaire, une université s’était rapprochée d’une société de production pour solliciter la réalisation d’un documentaire. Pour ce faire, le producteur avait conclu avec les auteurs du documentaire, et en particulier avec le réalisateur, un contrat de cession de droits, lequel contenait une clause prévoyant que ni le réalisateur ni le producteur ne pourraient exploiter les rushes non montés sans autorisation réciproque expresse et préalable des parties contractantes.
Le producteur avait par suite conclu avec l’université une convention de cession des droits d’exploitation non commerciale sur le film. Ayant toutefois découvert que des vidéogrammes (en l’occurrence des DVD) reproduisant le film, ainsi que des éléments des rushes issus du tournage non compris dans la version définitive, étaient édités et distribués par l’université, sans son autorisation, le producteur a assigné cette dernière en contrefaçon, responsabilité contractuelle, concurrence déloyale et parasitisme.
Seules les discussions relatives à la propriété intellectuelle sur les rushes non montés feront l’objet du présent commentaire.
L’identification des personnages principaux
Tout d’abord, il convient de revenir – succinctement – sur les deux principales étapes de fabrication d’un film. La première consiste dans des prises de vues, que l’on désigne communément sous le terme de rushes. La seconde consiste dans le montage de ces rushes pour former l’œuvre audiovisuelle qu’est le film terminé. Durant cette étape de montage, il est commun que de nombreux rushes ne soient pas intégrés à la version définitive du film.
Partant, il convient de préciser comment sont saisis juridiquement ces différents objets que sont les rushes, d’une part, et l’œuvre audiovisuelle finale, d’autre part.
Le code de la propriété intellectuelle définit le vidéogramme comme une « séquence d’images sonorisée ou non » (CPI, art. L. 215-1) tandis que l’œuvre audiovisuelle est définie comme une « séquence animée d’images, sonorisée ou non » qui doit répondre en outre à la condition d’originalité (CPI, art. L. 112-2). On peut donc en déduire que si toute œuvre audiovisuelle est nécessairement fixée dans un vidéogramme, tout vidéogramme ne contient pas une œuvre audiovisuelle. Le vidéogramme existe dès lors qu’il y a fixation d’une séquence d’images, même si celle-ci n’est pas constitutive d’une œuvre audiovisuelle.
Ainsi, les rushes, qui forment une séquence d’images, sont des vidéogrammes, mais ils ne sont pas toujours des œuvres audiovisuelles.
Le code de la propriété intellectuelle protège tant les vidéogrammes que les œuvres audiovisuelles en donnant à la personne qui en a l’initiative et la responsabilité un droit exclusif sur leur exploitation.
D’une part, l’article L. 215-1 définit le producteur de vidéogrammes comme la personne qui a l’initiative et la responsabilité de la première fixation de cette séquence d’images et énonce que son autorisation « est requise avant toute reproduction, mise à la disposition du public par la vente, l’échange ou le louage, ou communication au public de son vidéogramme ».
D’autre part, l’article L. 132-23 définit le producteur de l’œuvre audiovisuelle comme la personne qui prend l’initiative et la responsabilité de la réalisation de l’œuvre et l’article L. 132-24 prévoit que le contrat qui lie le producteur aux auteurs d’une œuvre audiovisuelle emporte, sauf clause contraire, cession à son profit des droits d’auteurs sur cette œuvre.
Les définitions du producteur de vidéogrammes et du producteur de l’œuvre audiovisuelle sont donc proches, à tel point que le législateur, comme le juge, a tendance à s’emmêler les pinceaux. Cette confusion s’explique par le fait que, le plus souvent, les deux casquettes sont portées par la même personne. C’est cette hypothèse qui justifie d’ailleurs que l’alinéa 3 de l’article L. 215-1 dispose que « les droits reconnus au producteur d’un vidéogramme en vertu de l’alinéa précédent, les droits d’auteur et les droits des artistes-interprètes dont il disposerait sur l’œuvre fixée sur ce vidéogramme ne peuvent faire l’objet de cessions séparées ».
Pour autant, et l’arrêt de la Cour de cassation le rappelle une nouvelle fois, les droits qui sont octroyés au producteur, du vidéogramme, d’une part, et de l’œuvre audiovisuelle, d’autre part, sont bien autonomes.
Ainsi, le producteur des rushes peut être investi de deux droits distincts sur cet objet protégé. D’une part, il est titulaire d’un droit voisin sur ces séquences d’images dont il a eu l’initiative et la responsabilité de la première fixation. D’autre part, il peut être cessionnaire des droits d’auteurs sur ces rushes dont il a eu l’initiative et la responsabilité de la réalisation, sous réserve qu’il s’agisse bien d’œuvres audiovisuelles.
En l’espèce, le producteur des rushes non montés, objets du litige, dispose donc d’un droit voisin autonome sur ceux-ci lui permettant en principe d’interdire leur exploitation par un tiers sans autorisation, et ce indépendamment du point de savoir s’il est également cessionnaire des droits d’auteurs.
Les personnages principaux étant identifiés, un bref rappel des épisodes précédents s’impose.
La clause convenue entre le producteur et le réalisateur : un running gag
En première instance, le producteur faisait valoir sa qualité de cessionnaire des droits d’auteurs sur les rushes pour obtenir la condamnation de l’université pour les avoir exploités sans son autorisation. Le tribunal l’a jugé irrecevable en considérant que la présomption de cession porte sur une œuvre terminée et que la clause du contrat prévoyant que ni le réalisateur ni le producteur ne pourraient exploiter les rushes non montés sans autorisation réciproque doit s’interpréter, non pas comme une cession des droits d’auteurs sur les rushes, mais comme une restriction à leur exercice par le réalisateur qui en est demeuré le seul titulaire (TGI Paris, 6 oct. 2017, n° 16/05094). Autrement dit, le producteur était irrecevable à se fonder sur un droit d’auteur dont il n’était pas cessionnaire.
La Cour d’appel de Paris, quant à elle, se prononce tant sur le droit voisin que sur le droit d’auteur. D’une part, elle considère qu’au regard de la clause convenue entre le producteur et le réalisateur et du fait que le premier n’a pas obtenu l’autorisation du second, le producteur ne peut être « cessionnaire » des droits d’auteurs sur les rushes. D’autre part, elle énonce – de manière encore plus énigmatique – que faute d’autorisation du réalisateur, le producteur est irrecevable à se prévaloir d’atteintes à ses droits voisins sur les rushes, « le producteur d’un vidéogramme de l’œuvre audiovisuelle ne pouvant en tout état de cause détenir plus de droits que le producteur de ladite œuvre sur des épreuves de tournage non montées » (Paris, 17 mai 2019, n° 17/21158).
Cette solution a été une première fois sanctionnée par la Cour de cassation le 16 juin 2021. La Haute juridiction énonce qu’il résulte de l’article L. 215-1 du code de la propriété intellectuelle que le producteur de vidéogrammes est titulaire du droit d’autoriser l’exploitation des rushes dont il a eu l’initiative et la responsabilité de la première fixation, et qu’en statuant comme elle l’a fait, la cour d’appel a méconnu ces droits voisins (Civ. 1re, 16 juin 2021, n° 19-21.663, Dalloz actualité, 7 juill. 2021, obsq. N. Maximin ; D. 2021. 1183
; Dalloz IP/IT 2021. 510, obs. G. Querzola
; Légipresse 2021. 326 et les obs.
; RTD com. 2021. 815, obs. F. Pollaud-Dulian
; ibid. 2023. 133, obs. P. Gaudrat
).
De nouveau saisie, la cour d’appel semble tirer les leçons de la cassation en considérant que le producteur est bien recevable à agir en tant que titulaire d’un droit voisin sur les épreuves de tournage non montées. L’arrêt est même très didactique en ce qu’il rappelle notamment que « le producteur d’un vidéogramme est titulaire de droits propres, indépendamment des droits dont est titulaire l’auteur, sur ces "séquences d’images sonorisées ou non" ».
Toutefois, la cour juge les demandes du producteur mal fondées. Elle commence par rappeler le principe posé par l’article L. 211-1 du code de la propriété intellectuelle selon lequel les droits voisins ne doivent pas porter atteinte aux droits des auteurs ; pour préciser qu’une telle disposition ne peut pas pour autant être lue comme de nature à priver le producteur de vidéogrammes des droits distincts qui lui sont conférés ; pour au final déclarer qu’en convenant de la clause stipulée dans son contrat avec le réalisateur, le producteur a librement subordonné ses droits aux siens, or, en ne justifiant pas avoir obtenu du réalisateur l’autorisation d’exploiter les rushes, le producteur « ne démontre pas que ses droits d’exploiter et d’utiliser ces rushes (…) ont été violés » (Versailles, 18 oct. 2022, n° 21/05044, Dalloz actualité, 12 déc. 2022, obs. A. Dépinoy ; Légipresse 2023. 112, étude A. Dépinoy
).
C’est donc invariablement au niveau de la clause stipulée entre le producteur et le réalisateur que le bât blesse.
Cliffhanger en fin de cassation
C’est sur une nouvelle cassation que se termine le dernier épisode. Saisie du pourvoi formé par le producteur, soutenu par le Syndicat des producteurs indépendants, la Cour sanctionne à nouveau la solution de la cour d’appel dans son arrêt du 15 mai 2024.
La Haute juridiction rappelle à nouveau qu’« en application de [l’art. L. 215-1], le producteur de vidéogrammes est titulaire du droit d’autoriser la reproduction, la mise à la disposition ou la communication au public des épreuves de tournage non montées ou rushes dont il a eu l’initiative et la responsabilité de la première fixation ».
Elle précise cette fois que « la convention conclue avec le réalisateur ne privait pas le producteur de son droit d’interdire l’exploitation des rushes sans son autorisation ».
La clause stipulée entre le producteur et le réalisateur fait écho à la Charte des usages professionnels des œuvres audiovisuelles relevant du répertoire de la SCAM du 24 janvier 2020, selon laquelle « dans l’hypothèse où le producteur ne conserverait pas tout ou partie des rushes, il s’engage à en avertir l’auteur-réalisateur qui aurait la possibilité d’en disposer, sous réserve de n’en faire aucune exploitation, sauf accord écrit entre les parties ».
Il ressort de la clause convenue en l’espèce que le producteur ne peut pas exploiter les rushes sans l’autorisation du réalisateur, et inversement, ce qui appelle deux interprétations (sinon plus).
Soit le producteur doit requérir l’autorisation de l’auteur parce qu’il n’est pas cessionnaire des droits d’auteurs sur les rushes, la clause étant donc ici interprétée comme une « clause contraire » faisant obstacle à la présomption de cession des droits d’auteurs au producteur sur les rushes.
Soit l’autorisation du réalisateur qu’impose la clause est simplement justifiée par son droit moral sur la version définitive du film qui lui donne un droit de regard sur l’utilisation des rushes non montés (sur ce point, v. B. Montels, Un an de droit de l’audiovisuel, CCE 2022, n° 6, p. 18, pt 5), le producteur étant bien cessionnaire des droits patrimoniaux sur les séquences.
Quoi qu’il en soit, le producteur est bien titulaire d’un droit voisin autonome, lui octroyant un droit exclusif sur l’utilisation des vidéogrammes que sont les rushes.
À la lecture des deux décisions de cour d’appel, on peine donc à comprendre comment cette clause pourrait empêcher le producteur d’exercer seul son droit voisin négativement – c’est-à-dire pour faire obstacle à une exploitation non souhaitée.
La Cour de cassation prend donc le soin de préciser, à juste titre, que la clause convenue avec le réalisateur ne privait pas le producteur de son droit d’interdire l’exploitation des rushes.
À la fin de cet épisode, on se demande tout de même si les juges du fond ne voyaient pas dans la clause un instrument, maladroitement utilisé, pour appliquer le principe posé par l’article L. 211-1 selon lequel les droits voisins ne doivent pas porter atteinte aux droits des auteurs.
En regardant les faits de plus près, il semblerait que les auteurs, en particulier le réalisateur, aient souhaité autoriser l’université à exploiter les épreuves de tournage non montées.
Dans le cas où la clause serait une « clause contraire » réservant les droits d’auteurs sur les rushes, ne se trouverait-on pas dans le cadre d’un conflit entre le droit du réalisateur d’autoriser l’exploitation de sa création et le droit voisin du producteur qui préfèrerait l’interdire ? La question peut également se poser dans le cas où le producteur serait bien cessionnaire des droits d’auteurs, le réalisateur conservant son droit moral (en particulier de divulgation).
Le cas échéant, le producteur ne devrait-il pas voir son droit voisin effectivement subordonné à la volonté du réalisateur ? Ce droit autonome ne devant pas pour autant être anéanti, le producteur ne devrait-il pas recevoir une indemnisation ? (sur ce que cela reviendrait à imposer au producteur une licence légale, v. J.-M. Bruguière, L’articulation du droit d’auteur et des droits voisins, in L’articulation des droits de propriété intellectuelle, J.-M. Bruguière [dir.], Dalloz, 2011).
La Cour d’appel de Paris, à laquelle l’affaire est renvoyée, saisira-t-elle l’occasion de clarifier ces points ?
La suite au prochain épisode…
Civ. 1re, 15 mai 2024, F-D, n° 22-24.639
© Lefebvre Dalloz