Petites affaires martégales entre amis
Le 29 novembre 2023, le procureur de la République de Marseille et trois sociétés du bâtiment appartenant au groupe Omnium Développement ont conclu trois conventions judiciaires d’intérêt public prévoyant notamment le paiement d’une amende totale de 1,7 million d’euros, mettant ainsi un terme aux poursuites qui pouvaient être engagées contre les sociétés pour des faits de corruption d’agent public.
Les trois sociétés anonymes par actions simplifiées (SAS) Société d’Isolation et de Peinture Omnium, Sud Est Etanchéité et Entreprise Ventre appartiennent au groupe Omnium Développement, un groupe du secteur du bâtiment qui emploie environ 160 personnes et travaille exclusivement dans le sud de la France. À travers ces trois sociétés, le groupe Omnium Développement exerce des activités d’achat, de vente et de mise en œuvre de produits de peinture pour le bâtiment, de revêtements de sols, de papiers peints, de vitrerie et de faux plafonds. Il réalise également des travaux de peinture, d’étanchéité, d’isolation, de restauration de façades, de maçonnerie et de préparation et finition en matière de bâtiment et de génie civil.
Le 29 novembre 2023, le procureur de la République de Marseille a conclu trois conventions judiciaires d’intérêt public (CJIP) avec les trois sociétés et la société du groupe (SAS Groupe Omnium Développement) en application des articles 41-1-2 et 180-2 du code de procédure pénale.
L’économie générale des trois CJIP
Selon les termes de ces CJIP, les entreprises s’engagent à verser au Trésor public une amende d’intérêt public d’un montant de 1,7 millions d’euros (0,17 million pour la SAS Entreprise Ventre, 0,765 million pour la SAS Société d’Isolation et de Peinture Omnium et 0,765 million pour la SAS Sud Est Etanchéité). Les CJIP du 29 novembre 2023 prévoient une indemnisation des victimes à hauteur de 250 000 € et un programme de mise en conformité au niveau du groupe Omnium Développement sous le contrôle de l’Agence française anticorruption (AFA) pour une durée de trois ans (C. pr. pén., art. 41-1-2 et art. 131-39-2), programme dont les frais seront supportés par le groupe à hauteur de 300 000 € (100 000 € seront à la charge de chacune des 3 sociétés mises en cause).
Les trois CJIP concernent des faits de corruption depuis 2019 au sein de la Société d’économie mixte immobilière de la ville de Martigues (SEMIVIM), le bailleur social de cette commune des Bouches-du-Rhône. Les trois entreprises du groupe étaient suspectées d’avoir versé de l’argent en contrepartie de l’octroi de marchés publics.
La nature des faits justifiait la mise en place d’un programme de mise en conformité et ce d’autant plus que l’AFA avait, à la demande du procureur de la République, transmis le 3 novembre 2023 un rapport d’examen préalable à l’établissement des CJIP préconisant cette mise en place (conformément aux Lignes directrices sur la mise en œuvre de la CJIP adoptées par le PNF le 16 janv. 2023, p. 18, l’AFA est susceptible de réaliser un examen préalable consistant en une analyse sur pièces transmises par le parquet, des mesures et procédures de prévention et de détention des atteintes à la probité). Par ailleurs, la SEMIVIM, la commune de Martigues et l’association ANTICOR s’étaient constituées parties civiles dans le cadre de l’information judiciaire. Par courrier du 6 septembre 2023, le procureur de la République de Marseille les a informées de la procédure de CJIP en cours et les a invitées à faire valoir tout élément permettant d’établir la réalité et l’étendue de leurs préjudices. Si l’association ANTICOR ne s’est pas manifestée auprès du procureur de la République, la SEMIVIM et la commune de Martigues ont transmis des pièces au parquet. Au regard des éléments en réponse, les trois CJIP évaluent chacun des préjudices de la SEMIVIM et de la commune de Martigues à la somme de 125 000 €. La somme totale de 300 000 € devra donc leur être versée par le groupe Omnium Développement au titre de l’indemnisation de leur préjudice (d’après les 3 CJIP, 140 000 € à la charge de la SAS Entreprise Ventre, 55 000 € à la charge de la SAS Sud Est Etanchéité et 55 000 € à la charge de la SAS Société d’Isolation et de Peinture Omnium).
Le montant de 1,7 million d’euros retenu pour l’amende d’intérêt public à la charge des trois entreprises tient compte du chiffre d’affaires du groupe Omnium Développement (conformément aux Lignes directrices sur la mise en œuvre de la CJIP adoptées par le PNF le 16 janv. 2023, p. 13) , environ 45,8 millions d’euros par an, et donc nécessairement d’un montant maximal théorique d’amende de 13,7 millions d’euros (soit 30 % du chiffre d’affaires moyen annuel ; C. pr. pén., art. 41-1-2). En outre, les investigations établissaient que les avantages tirés des manquements constatés s’élevaient pour le groupe à 1 million d’euros, somme qui correspond au profit généré par les marchés concernés. Au titre des facteurs majorants, les trois conventions retiennent l’implication d’agents publics, le montant important des paiements réalisés au profit des agents corrompus et le recours à une fausse facturation destinée à dissimuler les manquements et ayant permis la réalisation consécutive de faits de blanchiment. Cependant, le parquet retient une série de facteurs minorants permettant de réduire la part afflictive de l’amende. En effet, une fois l’enquête ouverte et les faits révélés, le groupe Omnium Développement a coopéré avec le procureur de la République (en lui fournissant not. les documents utiles), a reconnu les faits et a mis en place des mesures correctives, notamment d’obligations de la loi Sapin II (Loi n° 2016-1691 du 9 déc. 2016, art. 17, entreprises de plus de 500 salariés et dont le chiffre d’affaires est supérieur à 100 millions d’euros), alors même que le groupe n’y est pas astreint.
Autant de comportements positifs que le PNF a récompensés en limitant la partie afflictive de l’amende d’intérêt public à 0,7 million d’euros (à ajouter au Md€ correspondant aux avantages tirés des manquements constatés).
Le 22 décembre 2023, le président du Tribunal judiciaire de Marseille a validé les trois CJIP conclues. Cette validation entraîne, sous réserve du paiement de l’amende, l’extinction de l’action publique à l’égard des trois entreprises. La validation de la CJIP n’emporte pas déclaration de culpabilité. Elle ne traite pas la situation pénale des tiers, notamment des personnes physiques.
Les faits de corruption d’une personnes chargée d’une mission de service public
Ces trois CJIP interviennent dans le cadre d’une information judiciaire ouverte le 14 octobre 2021 au sein de la juridiction inter-régionale spécialisée (JIRS) de Marseille (comme l’indique le communiqué de presse du parquet de Marseille du 3 janv. 2024). Au cours de cette information, les trois sociétés ont été mises en examen, le 24 mai 2022, des chefs de corruption active d’une personne chargée d’une mission de service public, trafic d’influence actif sur une personne chargée d’une mission de service public (C. pén., art. 433-1), recel de favoritisme et recel de prise illégale d’intérêts (C. pén., art. 321-1, 432-12 et 432-14).
Il ressortait des investigations qu’un employé de la SEMIVIM (compagnon de la directrice de la SEMIVIM) avait proposé au directeur général du groupe Omnium Développement d’obtenir, contre rémunération, des marchés publics de travaux concernant des résidences gérées par la SEMIVIM dans l’agglomération de Martigues. Le directeur général du groupe Omnium Développement avait accepté de faire verser à l’employé de la SEMIVIM et à sa compagne la somme de 550 000 € et de leur accorder des avantages (voyages, matériel, chèques cadeaux). En échange, le groupe Omnium Développement avait perçu 5,5 millions d’euros dans le cadre de l’exécution des marchés publics obtenus. Le pacte de corruption était masqué par le recours à un système de fausses factures de sous-traitance ne correspondant à aucune prestation réelle.
Le 30 août 2023, le juge d’instruction en charge de l’information judiciaire transmettait la procédure au procureur de la République pour mise en œuvre de la procédure de CJIP. Dans les CJIP conclues le 29 novembre 2023, le ministère public et le groupe Omnium Développement considèrent que les faits reprochés aux trois sociétés constituent bien les délits de corruption d’une personnes chargée d’une mission de service public et de trafic d’influence sur cette personne, ainsi que les délits connexes de recel de favoritisme et de recel de prise illégale d’intérêts.
L’information judiciaire se poursuit à l’égard des autres personnes mises en examen (comme l’indique le communiqué de presse, préc.). Au total, onze personnes ont été mises en examen dans ce dossier, dont la directrice générale de la SEMIVIM, son compagnon, également employé par le bailleur social, ainsi que deux élus municipaux de Martigues.
Ces trois nouvelles CJIP confortent l’idée que cet outil de justice pénale négociée est particulièrement adapté pour apporter une réponse pénale des faits de corruption d’agents publics français ou étrangers ou de trafic d’influence commis par les personnes morales (G. Daieff, Justice pénale négociée : de beaux jours devant elle, si l’on se fait confiance, Rev. justice actualités, oct. 2023. 120). L’outil séduit tant les parquets que les opérateurs économiques par son efficacité et sa rapidité. Entre 2018 et 2023, une vingtaine de conventions a été conclue en France pour ce type de faits avec les entreprises de taille variée. Toutefois, cette affaire martégale est assez éloignée des pratiques corruptrices des entreprises françaises d’agents publics étrangers traitées en CJIP (ADP Ingéniérie, Egis Avia, Société générale, Bolloré, Systra, Doris, Idemia, Technip, et Airbus, à 2 occasions). Ces pratiques sont mises au jour par des enquêtes souvent longues, compte tenu des nécessaires investigations internationales, et sont sanctionnées par des amendes beaucoup plus lourdes.
Fruits d’une enquête assez brève dans le temps et conduite au niveau local, ces trois nouvelles CJIP jettent cependant un regard cru sur les pratiques corruptrices des entreprises françaises dans l’hexagone, notamment dans le secteur du bâtiment (un guide pratique spécifique a été édité par l’AFA pour les entreprises du secteur du bâtiment et des travaux publics en févr. 2022). Les faits font immanquablement penser à ceux ayant donné lieu à la conclusion de trois CJIP en 2018 par le procureur de la République de Nanterre avec les sociétés du bâtiment Set Environnement, Kaeffer Wanner et Poujaud (CJIP 14 févr. 2018, PR Nanterre et Set Environnement ; 15 févr. 2018, PR Nanterre et Kaeffer Wanner, D. 2018, p. 898
, G. Poissonnier et J.-C. Duhamel, CIJP : le 23 février 2018 fera date… ; 7 mai 2018, PR Nanterre et Poujaud) dans le cadre de marchés publics de travaux proposés par EDF en région parisienne. Plus récemment, le parquet national financier a conclu deux CJIP portant sur des faits de corruption « à la française ». La première a été signée le 15 mai 2023 avec deux filiales du groupe Bouygues pour des faits de corruption active d’agent public à l’occasion de l’attribution de marchés publics pour la rénovation et l’extension du centre hospitalier d’Annecy (CJIP 15 mai 2023, PNF et Bouygues Bâtiment Sud Est et Linkcity Sud Est, n° 21354000757, Le PNF en lutte contre la corruption à la française dans le BTP, Dalloz actualité, 31 mai 2023, obs. G. Poissonnier). La seconde a été signée le 17 mai avec la société Guy Dauphin Environnement pour des faits de même nature impliquant des responsables du département de l’Orne lors de demandes d’autorisation d’ouverture et d’exploitation d’un centre de traitement de déchets (CJIP 17 mai 2023, PNF et Guy Dauphin Environnement, n° 143360000874, Société GDE : le PNF confirme son attrait pour la CJIP, Dalloz actualité, 22 juin 2023, obs. J. Gallois ).
CJIP 29 nov. 2023, n° 2109100146
TJ Marseille, ord., 22 déc. 2023, n° 2023-00039
TJ Marseille, ord., 22 déc. 2023, n° 2023-00040
TJ Marseille, ord., 22 déc. 2023, n° 2023-00041
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