Impôt minimum de 15 % sur les bénéfices des grands groupes : la réforme entre en vigueur

La loi de finances pour 2024 transpose en droit interne la directive visant à instaurer un niveau minimum d’imposition mondial pour les groupes d’entreprises multinationales et les grands groupes nationaux au sein de l’Union européenne. Une réforme qui soulève de véritables défis en termes de reporting financier.

Issue de l’accord sur la taxation des multinationales signé en 2021 sous l’égide de l’OCDE, la directive (UE) 2022/2523 qui met en œuvre le « pilier 2 » de la réforme de la fiscalité internationale devait être transposée en droit national au plus tard le 31 décembre 2023. En France, l’article 33 de la loi de finances pour 2024 a instauré un niveau minimal d’imposition de 15 % sur les bénéfices des multinationales disposant d’une implantation en France (ce qui inclut les groupes français ayant des implantations à l’étranger) et des groupes nationaux qui développent leurs activités sur le seul territoire français, dès lors que leur chiffre d’affaires annuel consolidé est égal ou supérieur à 750 millions d’euros pendant au moins deux des quatre années fiscales précédant l’année fiscale concernée. Ce nouvel impôt complémentaire est distinct de l’impôt sur les sociétés et entre en vigueur pour les années fiscales qui commencent à partir du 31 décembre 2023.

Un nouvel impôt complémentaire et de nouvelles obligations déclaratives

Le dispositif prévoit l’application d’un impôt complémentaire lorsque le taux effectif d’imposition des entités constitutives du groupe localisées dans un même État ou territoire, prises ensemble, est inférieur au taux d’imposition minimum de 15 %. Pour neutraliser les différences entre les législations nationales, le calcul prévoit des retraitements spécifiques et harmonisés pour déterminer un résultat « qualifié » pour chacune des entités. Le taux de l’impôt complémentaire est égal à la différence entre le taux minimum de 15 % et le taux effectif d’imposition dans l’État ou le territoire visé.

Le dispositif prévoit également les obligations déclaratives et de paiement, ainsi que les sanctions applicables en cas de manquement à ces obligations. Les entreprises visées par la directive devront déposer une déclaration d’information pour l’impôt complémentaire auprès de l’administration fiscale. Celle-ci comprend, entre autres, toutes les informations nécessaires pour calculer le taux effectif d’imposition dans chaque juridiction et l’impôt complémentaire applicable à chaque entité. Des travaux concernant la mise en œuvre pratique de ces règles étant toujours en cours au sein de l’OCDE, l’article 33 de la loi de finances habilite le gouvernement à prendre par ordonnance toute mesure législative « afin de préciser et de compléter toute disposition relative à la déclaration, au recouvrement, au contrôle et aux sanctions des impôts complémentaires ».

Côté entreprises, un niveau de préparation très variable

Où en sont les groupes visés par la directive face à cette réforme fiscale ? « Cela fait plusieurs années que nous sensibilisons nos clients à ce projet, dont les modalités d’entrée en vigueur donnaient lieu à des spéculations », répond Annabelle Bailleul-Mirabaud, avocate associée de CMS Francis Lefebvre, spécialisée en fiscalité internationale. « Aujourd’hui, nous observons des degrés de préparation très divers. Certains grands groupes ont mis en place des équipes projets transverses entre la direction fiscale et la direction de la consolidation pour y travailler. Mais d’autres ont des équipes fiscales réduites, et d’autres encore pensent qu’ils ne sont pas concernés par cet impôt complémentaire alors qu’ils peuvent l’être. » Mieux vaut donc étudier la question.

Des entreprises qui pensent ne pas être concernées alors qu’elles peuvent l’être

« Certaines entreprises pensent ne pas être concernées parce qu’elles sont uniquement présentes dans des pays où le taux facial de l’impôt sur les sociétés est supérieur à 15 %, or, ce dernier ne reflète pas le taux effectif d’impôt à partir duquel est calculé l’impôt complémentaire. D’autres pensent qu’elles ne sont pas concernées parce qu’elles sont en pertes ou parce que le groupe atteint un taux effectif supérieur à 15 % en France. Or, cela ne signifie pas que les filiales françaises ne vont pas subir d’impôt complémentaire : si d’autres filiales sont présentes dans des pays où le taux effectif est inférieur à 15 % et que ces pays n’appliquent pas le dispositif « pilier 2 », alors toutes les autres filiales du groupe vont supporter le coût de l’impôt complémentaire correspondant. »

Les fiscalistes en première ligne

Pour les fiscalistes, l’accompagnement des clients va bien au-delà de la seule sensibilisation et des formations. « Nous travaillons en étroite collaboration avec leurs équipes sous la forme d’ateliers de travail réguliers pour répondre à leurs questions et avancer avec eux dans la mise en œuvre. Nous auditons leur CbCR [déclaration pays par pays] pour évaluer sa conformité en vue de bénéficier des mesures transitoires [safe harbors] prévues par le dispositif pour les trois premiers exercices. Nous effectuons un premier calcul sur la base des données 2022 voire 2023, ce qui nous permet d’identifier les données à faire remonter en priorité pour pouvoir effectuer le calcul complet sur la base des données 2024. »

En parallèle, « la veille que nous effectuons est cruciale car tout le dispositif n’est pas encore figé : les travaux se poursuivent au sein de l’OCDE, qui a publié à plusieurs reprises des commentaires sur l’interprétation de ces nouvelles règles et annoncé la publication en 2024 d’une version consolidée et probablement amendée de tous ses commentaires ». Des précisions que le législateur français devra incorporer au fur et à mesure.

Estimer l’impact financier pour le groupe

L’une des premières préoccupations des entreprises visées par la réforme est de savoir si elle aura un impact financier pour elles, et de l’estimer à brève échéance. « Les groupes qui préparent leurs comptes consolidés selon les normes IFRS doivent, dès la clôture des comptes 2023, indiquer en annexe s’ils sont dans le champ de ces nouvelles règles ou non et, le cas échéant, fournir une information quantitative et qualitative pour les groupes pour lesquels elle serait connue ou raisonnablement estimable. Une estimation du montant de l’impôt complémentaire devra ensuite être réalisée pour les clôtures intermédiaires. Et à la clôture des comptes 2024, il faudra calculer l’impôt complémentaire au titre de l’exercice, pays par pays. »

Ainsi, même si la première nouvelle déclaration d’impôt complémentaire sera à déposer au plus tard au 30 juin 2026, les délais sont en pratique très courts. « Tous les groupes visés par la directive vont devoir déposer une déclaration, même ceux pour qui cela n’aura pas d’impact financier ou un impact non significatif », rappelle l’avocate fiscaliste. Or, cette déclaration, qui compte actuellement plus de vingt-cinq pages, constitue une autre grande préoccupation pour les entreprises car « il y a un nombre très important de données à fournir ».

Reporting financier : un grand nombre de données à fournir

« Nous recommandons à nos clients de s’assurer de la fiabilité de leur CbCR dans la mesure où les CbCR des exercices 2024 et suivants serviront de base pour les mesures de transition applicables sous conditions aux exercices 2024, 2025 et 2026. En outre, lorsque les mesures de transition ne sont pas ou plus applicables, un nombre très important de données doit être collecté et déclaré. Certaines figurent déjà dans le “reporting package” mais toutes n’y sont pas, et certaines ne sont pas disponibles dans les logiciels comptables ou vont nécessiter des retraitements comptables. » D’où la nécessité de « parvenir à automatiser la remontée des données, et ce, sous un format adéquat et fiable ». Un des défis de l’année 2024 sera, selon elle, « d’identifier les données à faire remonter », ce qui constitue un enjeu particulièrement fort « pour les pays identifiés à risque ».

Les coûts engendrés par la mise en conformité

Plus que le coût de l’impôt complémentaire, c’est le coût de la mise en conformité avec cette réforme qui risque de grever les budgets des groupes visés par la directive, en termes d’investissements internes comme de conseils et prestations externes. La réforme est-elle également susceptible d’avoir un impact sur la stratégie fiscale des entreprises visées ? « La préoccupation de la plupart de nos clients n’est généralement pas de chercher à réduire leur impôt complémentaire mais de limiter les coûts de mise en conformité », répond l’avocate. « Ils cherchent avant tout à comprendre comment cela fonctionne et à mettre en place des processus internes adaptés. »

Un déploiement progressif dans les pays signataires de l’accord

139 juridictions ont signé l’accord sur le mécanisme à deux piliers élaboré par l’OCDE qui vise l’harmonisation – ou, pour le moins, une approche coordonnée – de la fiscalité internationale afin de limiter la concurrence fiscale et lutter contre les paradis fiscaux. Les négociations se poursuivent sur le « pilier 1 », qui vise à remplacer les différentes taxes sur le numérique par un mécanisme de taxation d’une partie des bénéfices des multinationales les plus rentables dans les pays où les consommateurs sont localisés. La mise en œuvre du « pilier 2 » (l’imposition minimale à 15 % sur les bénéfices des grands groupes) se fait quant à elle en ordre dispersé. L’Union européenne figure parmi les pionniers avec le Royaume-Uni, la Suisse, la Corée du sud, Singapour et Hong Kong. Mais bon nombre des pays signataires de l’accord en sont arrivés au stade du projet de loi ou de la consultation publique.

Un impact significatif sur les pays réfractaires à la réforme

Les juridictions qui ne veulent pas mettre en œuvre le « pilier 2 » se retrouvent quant à elles confrontées au fait que les pays qui l’appliquent vont pouvoir récupérer le différentiel d’impôt par le biais de leur impôt complémentaire. Un constat qui pousse certains pays à augmenter leur taux d’impôt sur les bénéfices, voire à en créer un, pour ceux qui n’en disposaient pas. Les Bermudes envisagent ainsi de mettre en place un impôt sur les sociétés, probablement autour de 15 %, de même que les Émirats arabes unis (de l’ordre de 9 %). Et aux États-Unis, où une règle similaire (GILTI) a déjà été instaurée en 2018, le risque de réallocation des recettes fiscales de sociétés américaines vers des pays ayant mis en place le « pilier 2 » pourrait conduire le pays à adopter lui aussi ce mécanisme, à court ou moyen terme. 

 

© Lefebvre Dalloz