Incidences de la cession-déspécialisation sur le prix du bail
La cession du droit au bail dans les conditions de l'article L. 145-51 du code de commerce emporte, malgré une déspécialisation, le maintien du loyer jusqu'au terme du bail mais ne prive pas le bailleur du droit d'invoquer le changement de destination intervenu au cours du bail expiré au soutien d'une demande en fixation du loyer du bail renouvelé, quand bien même il n'aurait pas usé de sa faculté de rachat prioritaire ou saisi le tribunal dans les délais prévus audit article.
Cette affaire est née du bail que consentaient, en 2008, les propriétaires de locaux au profit d’un preneur devant y exploiter un commerce « de gravures, reliures, encadrements, maroquinerie, décoration ou similaire ».
Deux ans plus tard était signifié, aux bailleurs, un acte leur indiquant que le locataire avait cédé son droit au bail, le cessionnaire y précisait notamment qu’en vertu des dispositions de l’article L. 145-51 du code de commerce, il exercerait dans les lieux loués une activité différente de celles ci-avant énoncées (à savoir : bijouterie, antiquité, import-export de pierres et métaux précieux et accessoires de mode).
En 2017, alors que le bail cédé venait à expiration, les propriétaires ont délivré congé au locataire-cessionnaire lui offrant le renouvellement du contrat moyennant un loyer revu à la hausse.
D’accord sur le principe du renouvellement, le preneur jugeait en revanche exorbitantes les prétentions des bailleurs qui entendaient voir le loyer fixé à la valeur locative qu’ils estimaient, au 1er juillet 2017, à un montant annuel de 60 000 €.
Le loyer était, au cours du bail expiré, appelé pour une somme avoisinant 15 000 € par an, ce qui peut expliquer que le locataire était favorable à une évolution du loyer selon la variation indiciaire, plafonnée à environ 16 000 €.
Bien conseillés, les bailleurs ont par la suite abaissé leurs prétentions à environ 44 000 €, les étayant par un mémoire tendant au déplafonnement du loyer assis sur une consultation amiable d’expert.
Saisis de cette contestation relative au prix du bail, les juges du fond ont unanimement donné raison aux propriétaires et souscrit au principe du déplafonnement les conduisant à ordonner une expertise judiciaire pour déterminer la valeur locative (TJ Paris, 28 juin 2019, n° 18/10238 ; Paris, pôle 5 - ch. 3, 27 oct. 2021, n° 19/15248).
Par deux fois débouté, le preneur a formé un pourvoi à l’encontre de l’arrêt infirmatif.
Sur le pourvoi
Comme lors des instances précédentes, le locataire soutenait devant la Cour de cassation que le loyer du bail renouvelé devait être plafonné et que la déspécialisation intervenue ne pouvait justifier que cette règle soit écartée.
D’abord parce que, selon lui, les dispositions prévoyant cette déspécialisation (C. com., art. L. 145-51) interdisaient au bailleur de se prévaloir du changement d’activité pour déplafonner le loyer.
Car, ensuite, les mêmes dispositions offraient au propriétaire un droit de rachat prioritaire ainsi que la faculté de s’opposer au changement d’activité et, le fait que le bailleur n’ait en l’occurrence pas agi constituait, aux yeux du locataire, une renonciation à se prévaloir du changement d’activité pour augmenter le loyer.
Enfin, et presque par désespoir, le preneur abordait la chose sous l’angle des libertés fondamentales et plus précisément de sa propriété commerciale qu’il estimait ici attentée.
Sur le plafonnement, le déplafonnement et la déspécialisation
Abstraction faite de la dernière branche, le moyen du locataire se fondait sur la mise en œuvre de la procédure de déspécialisation et le déplafonnement subséquent du loyer, un court rappel peut donc s’avérer utile.
Sur le plafonnement du loyer. La règle est simple, le loyer d’un bail renouvelé n’évolue, par rapport au loyer du bail expiré, que selon la variation indiciaire constatée entre les deux dates de prise d’effet.
Mais, avant même d’énoncer ce principe du plafonnement, l’article L. 145-34 du code de commerce précise qu’il y sera fait exception en cas de « modification notable » des éléments cités à l’article précédent, au nombre desquels figure « la destination des lieux » (C. com., art. L. 145-33).
Sous réserve qu’il soit notable, le changement de destination intervenu en cours de bail peut donc permettre au bailleur de revendiquer le déplafonnement du loyer lors du prochain renouvellement.
Sur la déspécialisation. Partielle (C. com., art. L. 145-47 : adjonction d’activités connexes ou complémentaires) ou plénière (C. com., art. L. 145-48 : adjonction d’activités différentes), la déspécialisation est le mécanisme permettant au preneur d’obtenir (dans la première hypothèse) ou de demander (dans la seconde) un élargissement des activités qu’il est autorisé à exercer dans les lieux loués.
En toutes hypothèses, les textes encadrent les conséquences que pourrait en tirer le bailleur en termes de loyer (C. com., art. L. 145-47 : augmentation du loyer possible lors de la prochaine échéance triennale ; C. com., art. L. 145-50 : augmentation du loyer possible immédiatement).
Au tout s’ajoute une troisième voie, plus spécifique, réservée au « locataire ayant demandé à bénéficier de ses droits à la retraite ou ayant été admis au bénéfice d’une pension d’invalidité » (C. com., art. L. 145-51).
Cette voie tend principalement à faciliter la cession du droit au bail lorsque le locataire ne parvient pas à trouver repreneur de son fonds, la déspécialisation lui permet alors d’élargir son offre de vente à toute entité qui, exerçant une autre activité, serait surtout intéressée par les locaux.
Elle est mise en œuvre par la signification faite au bailleur de l’intention de céder du preneur et des activités envisagées par le cessionnaire.
Parce qu’elle revient à engager le propriétaire au-delà de ce qui était initialement convenu, cette démarche est assortie d’un droit de préemption offert au bailleur pouvant par ailleurs saisir le tribunal pour s’opposer à la déspécialisation.
S’il ne dit mot, le propriétaire est présumé consentir au changement d’activité.
La cour d’appel a ici précisé que cette cession-déspécialisation impliquait de « maintenir, malgré le changement d’activité autorisé, le loyer au montant antérieur durant le temps plus ou moins long restant à courir, en interdisant au bailleur de réclamer à l’occasion de la cession une quelconque contrepartie financière » (Paris, pôle 5 - ch. 3, 27 oct. 2021, préc.).
Cette assertion pouvait néanmoins être relativisée, l’article L. 145-51 du code de commerce restant muet sur les conséquences financières de cette troisième forme de déspécialisation, ce qui a conduit les juges du fonds à tantôt considérer que la cession-déspécialisation interdisait au bailleur de rehausser (immédiatement) le loyer (Paris, 16e ch. - sect. B, 18 sept. 2008, AJDI 2009. 614, obs. J.-P. Blatter
) et tantôt estimer qu’elle le lui permettait (Paris, 16e ch. - sect. B, 29 juin 1989), cette dernière position allant dans le sens d’une réponse ministérielle (Rép. min., 12 nov. 1990, JOAN Q, 1er juill. 1991, p. 2596 ; RDI 1992. 125
, obs. J. Derruppé).
Là n’était pas le débat principal – car les prétentions du bailleur ne portaient pas sur le loyer immédiatement dû par le cessionnaire – mais la Haute juridiction en aura profité pour trancher la question.
S’agissant du prix du bail renouvelé, les juges du fond semblent favorables à ce qu’il puisse être fixé considération prise des nouvelles activités (Paris, 20 mai 2020, n° 18/19050, Gaz. Pal. 2020. 3583, obs. S. Chastagnier).
Le rejet du pourvoi
Le moyen ci-avant détaillé interrogeait la Cour de cassation sur le droit du bailleur, à l’occasion du renouvellement du bail, de solliciter le déplafonnement du loyer en se prévalant de la cession-déspécialisation réalisée au cours de la convention locative expirée.
Pour contester ce droit, le preneur opposait au bailleur une interdiction de se prévaloir du changement d’activité ainsi intervenu et le fait qu’il n’ait agi à l’époque (ni rachat prioritaire, ni saisine du tribunal), cette abstention valant, pour l’auteur du pourvoi, renonciation à invoquer l’adjonction d’activités par la suite.
Aux termes de l’arrêt commenté, la troisième chambre civile a largement répondu en indiquant que la cession-déspécialisation emportait, « malgré une déspécialisation, le maintien du loyer jusqu’au terme du bail, ne privait pas les bailleurs du droit d’invoquer, au soutien de leur demande en fixation du loyer du bail renouvelé, le changement de destination intervenu au cours du bail expiré ».
Il s’en déduit donc, accessoirement, que la cession-déspécialisation interdit au bailleur d’immédiatement rehausser le loyer, l’autonomie de l’article L. 145-51 du code de commerce par rapport à l’article précédent semble ainsi avérée.
Mais l’apport principal de cet arrêt de rejet réside dans la certitude désormais acquise que la revalorisation du prix du bail pourra être admise à l’occasion du prochain renouvellement, sous réserve que soit établi le caractère notable de la déspécialisation.
Quant au silence gardé par les propriétaires lorsque l’opération leur avait été signifiée, la Cour a logiquement considéré « qu’il ne pouvait être déduit du non-exercice par les bailleurs de leur droit de rachat prioritaire ou de l’absence d’opposition en justice à la déspécialisation, leur renonciation à solliciter, lors du renouvellement du bail, le déplafonnement du loyer ».
Enfin, sur l’atteinte alléguée à la propriété commerciale, la Cour de cassation a pu circonscrire cette notion en la limitant au « droit au renouvellement du bail commercial consacré par les articles L. 145-8 à L. 145-30 du code de commerce » lequel n’était pas mis en péril ici, la discorde portant sur le seul prix du bail renouvelé.
S’il est vrai que l’acquéreur d’un droit au bail en paie un prix déterminé en fonction du niveau de loyer acquitté au cours de ce contrat, cela ne lui confère aucune garantie quant au montant que pourrait atteindre le loyer du bail renouvelé.
Pour tout dire, il sera indiqué que pendant cette parenthèse procédurale (appel puis pourvoi formés contre un jugement avant dire droit), l’affaire a au fond suivi son cours.
Le juge des loyers commerciaux fixait donc, le 21 janvier dernier, le loyer querellé à une valeur locative se trouvant à mi-chemin des prétentions des parties qui, dans seulement trois années, auront de nouveau à discuter du prix du bail renouvelé…
© Lefebvre Dalloz