Incompatibilité des quasi-injonctions anti-suit avec le règlement Bruxelles I
Les décisions qui compliquent et parsèment d’obstacles l’accès du requérant à la protection juridictionnelle d’une juridiction d’un autre État membre ou la poursuite de procès déjà ouverts devant cette juridiction ne sont pas compatibles avec les exigences posées par le règlement Bruxelles I.
En l’espèce, le 3 mai 2006, un navire a fait naufrage avec sa cargaison au large de l’Afrique du Sud. Les sociétés propriétaire et exploitante du navire ont sollicité auprès des assureurs le versement d’une indemnité au titre de la réalisation du sinistre. En raison du refus qui leur a été opposé, la société propriétaire a engagé à leur égard une action en justice au Royaume-Uni et déposé dans le même temps une demande d’arbitrage. Alors que les affaires étaient pendantes, les parties ont conclu un accord transactionnel, prévoyant le paiement de l’indemnité prévue par les contrats d’assurance. Ces accords ont été validés le 14 décembre 2007 et le 7 janvier 2008 par le juge anglais, lequel a par ailleurs ordonné la suspension de toute procédure ultérieure en lien avec l’affaire.
À la suite de ces accords, les sociétés propriétaire et exploitante ont intenté devant les juridictions grecques plusieurs actions, notamment dirigées contre le cabinet de conseil qui avait assuré, devant le juge anglais, la défense des assureurs du navire. À ce titre, ils lui reprochent d’avoir fait circuler sur le marché des assurances, lorsque les affaires étaient pendantes, de fausses rumeurs, et notamment celle selon laquelle le naufrage du navire était dû à certains défauts du navire dont ses propriétaires avaient connaissance.
De leur côté, les assureurs et le cabinet de conseil ont en retour saisi les juridictions britanniques, afin qu’il soit constaté que les sociétés propriétaire et exploitante avaient, en agissant devant les juridictions helléniques, violé les termes des accords transactionnels. Aux termes de jugements et ordonnances de la High Court, fondés sur les accords et la clause d’élection de for au profit de cette juridiction, les requérants ont obtenu le paiement d’une indemnité liée à la procédure engagée en Grèce ainsi que des dépens supportés en Angleterre.
De son côté, un juge du Pirée a fait droit à la demande du cabinet de conseil, tendant à ce que les jugements et ordonnances de la High Court soient reconnus et déclarés exécutoires en Grèce, conformément au règlement Bruxelles I. Le jugement a toutefois été frappé d’appel par les sociétés propriétaire et exploitante du navire et, par un arrêt du 19 juillet 2019, la cour d’appel a estimé que les décisions dont la reconnaissance et l’exécution étaient sollicitées contenaient des « “quasi”-injonctions anti-procédure » de nature à faire obstacle à ce que les intéressés puissent saisir un juge en Grèce, en violation de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme ainsi que de l’article 8, § 1, et de l’article 20 de la Constitution grecque.
C’est dans ces conditions que la Cour de cassation hellénique a posé à la Cour de justice de l’Union européenne une question préjudicielle visant à déterminer si l’exception d’ordre public, qui constitue un motif de refus de reconnaissance aux termes des articles 34 et 45 du règlement, peut être opposée à des décisions qui « compliquent et parsèment d’obstacles l’accès du requérant à la protection juridictionnelle d’une juridiction d’un autre État membre ou la poursuite de procès déjà ouverts devant cette juridiction » ?
Reprenons le fil du raisonnement délivré par les juges luxembourgeois qui, avant de répondre par la positive à la question posée, qualifient d’abord les décisions litigieuses.
Qualification d’une décision entravant l’accès à une juridiction d’un autre État membre
En l’espèce, en accordant, sous la forme d’une indemnité pécuniaire provisoire, les dépens que le défendeur supportait en raison de l’engagement d’une procédure pendante devant la juridiction de l’État membre requis, en l’espèce les juridictions helléniques, les jugements et ordonnances de la High Court ont rendu plus difficile, voire empêché, la poursuite de la procédure par le demandeur.
Aussi, si ces décisions ne peuvent être formellement qualifiées d’injonctions anti-suit dès lors qu’elles n’interdisent pas expressément l’introduction d’une demande en justice à l’étranger, elles ont un effet dissuasif particulièrement vigoureux et constituent nécessairement une entrave à l’accès aux juridictions étrangères.
En l’occurrence, c’est cet effet dissuasif qui justifie que les décisions litigieuses reçoivent la qualification de « “quasi”-injonctions anti-procédures », conformément à la qualification qu’avait préconisée l’avocat général au sein de ses conclusions (pt 27).
Or, pour les juges luxembourgeois, entre l’injonction ayant pour objet d’interdire ou seulement d’entraver ou de dissuader, la frontière est bien trop poreuse entre les deux pour justifier une différence de régime.
Contrariété à l’ordre public d’une décision entravant l’accès à une juridiction d’un autre État membre
Les quasi-injonctions qui entravent l’accès à la juridiction d’un État membre ne sont pas davantage compatibles avec le règlement que les injonctions qui en prohibent expressément la saisine.
Pour la Cour de justice, en ce que ces injonctions « exercent indirectement une influence sur la poursuite d’une procédure engagée devant les juridictions d’un autre État membre, elles ne respectent pas le principe général qui se dégage de la jurisprudence de la Cour selon lequel chaque juridiction saisie détermine elle-même, en vertu des règles qui lui sont applicables, si elle est compétente pour trancher le litige qui lui est soumis » (pt 37).
S’il n’appartient pas à la Cour de justice de définir le contenu de l’ordre public d’un État membre, ainsi qu’elle le souligne elle-même (pt 34), il lui revient de déterminer si l’atteinte invoquée pour justifier le refus de reconnaissance constitue « une violation manifeste d’une règle de droit considérée comme essentielle dans l’ordre juridique de l’État membre requis ou d’un droit reconnu comme fondamental dans cet ordre juridique » (pt 35).
Or, en l’espèce, ces quasi-injonctions « sont susceptibles d’être incompatibles avec l’ordre public de l’ordre juridique de l’État membre requis, dans la mesure où [elles] sont de nature à porter atteinte au principe fondamental, dans un espace judiciaire européen reposant sur la confiance mutuelle, selon lequel chaque juridiction se prononce sur sa propre compétence » (pt 39).
Les quasi-injonctions anti-suit ne sont donc, pas plus que les injonctions elles-mêmes, compatibles avec le règlement Bruxelles I.
© Lefebvre Dalloz