Indemnisation des candidats à l’attribution d’un marché public de travaux irrégulièrement évincés : le carton rouge de la CJUE
En permettant aux candidats irrégulièrement évincés de solliciter l’indemnisation de la perte de chance de participer à la procédure, la Cour de justice de l’Union européenne semble mettre à mal le régime jusqu’alors établi en droit interne.
 
                            Une association slovaque, irrégulièrement évincée d’une procédure d’appel d’offres tendant à l’attribution d’un marché public de travaux de reconstruction, de modernisation et de construction de seize stades de football, a engagé un recours afin d’obtenir des dommages et intérêts au titre du préjudice subi du fait de cette éviction illégale.
Alors même qu’elle avait été écartée au stade de l’analyse des candidatures, l’association estimait qu’elle aurait dû remporter le marché et sollicitait donc l’indemnisation de son manque à gagner. Suivant une analyse similaire à celle prévalant en droit français, l’acheteur se défendait en arguant notamment de ce que la réintégration de l’association dans la procédure n’aurait pas conduit automatiquement à l’attribution de ce marché.
Compte tenu des arguments échangés de part et d’autre, la juridiction slovaque a saisi la Cour de justice de l’Union européenne de questions préjudicielles afin de déterminer si la directive « recours » devait être interprétée comme s’opposant à une règlementation ou une pratique nationales excluant la possibilité, pour un soumissionnaire irrégulièrement évincé d’être indemnisé au titre du préjudice subi du fait de la perte de chance de participer à la procédure de passation en vue d’obtenir le marché.
Le droit de l’Union impose une indemnisation de la perte de chance
La Cour de Luxembourg a répondu de manière positive à la question posée en considérant qu’un soumissionnaire illégalement évincé doit pouvoir solliciter l’indemnisation du préjudice subi du fait d’une perte de chance de participer à la procédure de passation en vue d’obtenir le marché concerné.
Plus précisément, selon la Cour de justice (statuant au regard des termes de la directive, du contexte dans laquelle elle s’inscrit et des objectifs poursuivis), les dispositions de l’article 2 de la directive « recours » (Dir. n° 89/665/CEE du 21 déc. 1989) doivent recevoir une interprétation large.
Ce faisant, ces dispositions – qui imposent aux États membres de prévoir des recours permettant « d’accorder des dommages et intérêts aux personnes lésées par une violation » du droit de l’Union européenne – s’opposent à une règlementation ou une pratique nationales conduisant à exclure l’indemnisation de « l’opportunité perdue de participer à la procédure de passation », qui constitue un préjudice distinct de celui résultant de la non-obtention, en tant que telle, d’un marché (devant conduire à l’indemnisation du manque à gagner).
La solution ici dégagée paraît parfaitement logique puisqu’en matière de droit de l’Union européenne, le recours indemnitaire n’a pas uniquement vocation à réparer des droits lésés. Comme l’a relevé Laurent Richer, ce recours est également considéré comme revêtant une fonction d’intérêt général, visant à dissuader les acheteurs de violer leurs obligations (L. Richer, La responsabilité pour éviction illégale après Tarn-et-Garonne, AJDA 2020. 1952  ). Dit autrement, et pour reprendre Foucault, il s’agit de « réparer et punir », ce qui justifie que les manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence ne doivent pas demeurer sans conséquence pour leurs auteurs.
). Dit autrement, et pour reprendre Foucault, il s’agit de « réparer et punir », ce qui justifie que les manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence ne doivent pas demeurer sans conséquence pour leurs auteurs.
La jurisprudence administrative contrainte de s’adapter
En l’état actuel de la jurisprudence administrative, le régime d’indemnisation des candidats irrégulièrement évincés repose sur un « triptyque », par « paliers » (B. Dacosta, concl. sur CE 8 févr. 2010, Commune de La Rochelle, n° 314075, Dalloz actualité, 16 févr. 2010, obs. J.-M. Pastor ; La Rochelle (Cne), Lebon  ; AJDA 2010. 240
 ; AJDA 2010. 240  ; RTD eur. 2010. 975, chron. D. Ritleng, J.-P. Kovar et A. Bouveresse
 ; RTD eur. 2010. 975, chron. D. Ritleng, J.-P. Kovar et A. Bouveresse  ; BJCP 2010, n° 70, p. 169) : aucune indemnisation si le candidat évincé était dépourvu de toute chance de remporter le contrat, le droit au remboursement des frais de présentation de l’offre s’il n’était pas dépourvu de toute chance et l’indemnisation du manque à gagner s’il disposait de chances sérieuses d’être attributaire (CE 18 juin 2003, Groupement d’entreprises solidaires ETPO Guadeloupe c/ Commune du Lamentin, n° 249630, Lebon
 ; BJCP 2010, n° 70, p. 169) : aucune indemnisation si le candidat évincé était dépourvu de toute chance de remporter le contrat, le droit au remboursement des frais de présentation de l’offre s’il n’était pas dépourvu de toute chance et l’indemnisation du manque à gagner s’il disposait de chances sérieuses d’être attributaire (CE 18 juin 2003, Groupement d’entreprises solidaires ETPO Guadeloupe c/ Commune du Lamentin, n° 249630, Lebon  ; AJDA 2003. 1676
 ; AJDA 2003. 1676  ).
).
Sous couvert d’une prétendue « générosité » (v. par ex., N. Labrune, concl. sur CE 28 nov. 2023, n° 468867, Saint-Cyr-sur-Mer, Lebon  ; AJDA 2023. 2200
 ; AJDA 2023. 2200  ; RDI 2024. 214, obs. I. Hasquenoph
 ; RDI 2024. 214, obs. I. Hasquenoph  ; AJCT 2024. 170, obs. M. Bahouala
 ; AJCT 2024. 170, obs. M. Bahouala  ; JT 2024, n° 271, p. 11, obs. C. Devès
 ; JT 2024, n° 271, p. 11, obs. C. Devès  ), la solution dégagée par la jurisprudence répond à une logique du « tout ou (presque) rien ». Concrètement, sous réserve de l’indemnisation, symbolique, des frais de présentation de l’offre, le juge administratif n’admet que l’indemnisation de la « non-obtention » du marché, en tant que telle, au sens de l’arrêt commenté.
), la solution dégagée par la jurisprudence répond à une logique du « tout ou (presque) rien ». Concrètement, sous réserve de l’indemnisation, symbolique, des frais de présentation de l’offre, le juge administratif n’admet que l’indemnisation de la « non-obtention » du marché, en tant que telle, au sens de l’arrêt commenté.
En effet, le Conseil d’État s’est toujours refusé à indemniser la perte de chance dite « simple » qui consisterait à appliquer un coefficient correspondant au taux de la chance perdue. Selon Bertrand Dacosta, dans ses conclusions susvisées, « permettre à tous les candidats non dépourvus de toute chance d’obtenir un contrat d’obtenir une fraction, même modeste, du manque à gagner transformerait la passation des contrats administratifs en une sorte de loterie dans laquelle il n’y aurait que des gagnants. (…) Une évolution de la jurisprudence qui se traduirait par un appel d’air contentieux et un coût accru pour les finances publiques ».
Or, cette position conduit à exclure le droit à indemnité des candidats irrégulièrement évincés dans de nombreuses hypothèses.
Plus précisément, l’existence de « chances sérieuses » suppose qu’il existe un « fort degré de probabilité » (B. Dacosta, concl. sur CE 8 oct. 2014, SIVOM de Saint-François Longchamp Montgellafrey, n° 370990, Dalloz actualité, 20 oct. 2014, obs. D. Poupeau ; SIVOM de Saint-François-Longchamp Montgellafrey, Lebon  ; AJDA 2015. 289
 ; AJDA 2015. 289  , note E. Lambert
, note E. Lambert  ; ibid. 2014. 1977
 ; ibid. 2014. 1977  ; AJCT 2015. 39, obs. P. Grimaud
 ; AJCT 2015. 39, obs. P. Grimaud  ; BJCP 2015, n° 98, p. 49) pour le requérant, d’obtenir le contrat. Cette démonstration implique notamment qu’il établisse qu’il disposait de plus de chances que les autres soumissionnaires de remporter le marché (CE 28 nov. 2023, Commune de Saint-Cyr-sur-Mer, n° 468867, préc.).
 ; BJCP 2015, n° 98, p. 49) pour le requérant, d’obtenir le contrat. Cette démonstration implique notamment qu’il établisse qu’il disposait de plus de chances que les autres soumissionnaires de remporter le marché (CE 28 nov. 2023, Commune de Saint-Cyr-sur-Mer, n° 468867, préc.).
Ce faisant, compte tenu de l’impossibilité d’évaluer de telles chances, le recours illégal à la procédure de dialogue compétitif (CAA Douai 23 janv. 2020, Société Snidaro, n° 18DA102337) voire à la procédure applicable en matière de concession (CE 28 févr. 2020, Régal des Îles, n° 426162, Lebon  ; AJDA 2020. 487
 ; AJDA 2020. 487  ) ne peuvent se solder, en l’état de la jurisprudence, que par une simple indemnisation des frais de présentation de l’offre. Plus encore, ainsi que l’a souligné la doctrine (v. par ex., H. Hoepffner, Les pouvoirs du juge de la validité du contrat, AJDA 2024. 970
) ne peuvent se solder, en l’état de la jurisprudence, que par une simple indemnisation des frais de présentation de l’offre. Plus encore, ainsi que l’a souligné la doctrine (v. par ex., H. Hoepffner, Les pouvoirs du juge de la validité du contrat, AJDA 2024. 970  ), cette conception tend, dans les faits, à fermer la voie du recours indemnitaire lorsque le contrat n’a tout simplement fait l’objet d’aucune mesure de publicité et de mise en concurrence.
), cette conception tend, dans les faits, à fermer la voie du recours indemnitaire lorsque le contrat n’a tout simplement fait l’objet d’aucune mesure de publicité et de mise en concurrence.
Outre son effet pervers – qui conduit mécaniquement à ce que les manquements les plus graves puissent ne pas être sanctionnés – la position du Conseil d’État fait figure d’exception tant au regard des règles appliquées par le juge judiciaire (lequel semble admettre l’indemnisation de la perte de chance en la matière, Crim. 7 sept. 2022, n° 21-83.121, Dalloz actualité, 28 sept. 2022, obs. P. Dubourg ; AJDA 2023. 284  , note F. Cafarelli
, note F. Cafarelli  ; D. 2022. 1561
 ; D. 2022. 1561  ; JA 2022, n° 666, p. 12, obs. D. Castel
 ; JA 2022, n° 666, p. 12, obs. D. Castel  ; AJ pénal 2022. 477, obs. J. Lasserre Capdeville
 ; AJ pénal 2022. 477, obs. J. Lasserre Capdeville  ; AJCT 2023. 114, obs. Y. Mayaud
 ; AJCT 2023. 114, obs. Y. Mayaud  ; RTD com. 2022. 881, obs. L. Saenko
 ; RTD com. 2022. 881, obs. L. Saenko  ) qu’eu égard à sa propre jurisprudence dans d’autres domaines dont notamment en matière de responsabilité hospitalière (CE 21 déc. 2007, Centre hospitalier de Vienne c/ Joncart, n° 289328, Dalloz actualité, 15 janv. 2008, obs. C. Faivre ; Lebon
) qu’eu égard à sa propre jurisprudence dans d’autres domaines dont notamment en matière de responsabilité hospitalière (CE 21 déc. 2007, Centre hospitalier de Vienne c/ Joncart, n° 289328, Dalloz actualité, 15 janv. 2008, obs. C. Faivre ; Lebon  ; AJDA 2008. 11
 ; AJDA 2008. 11  ; ibid. 135
 ; ibid. 135  , chron. J. Boucher et B. Bourgeois-Machureau
, chron. J. Boucher et B. Bourgeois-Machureau  ; RFDA 2008. 348, concl. T. Olson
 ; RFDA 2008. 348, concl. T. Olson  ; ibid. 1023, étude S. Boussard
 ; ibid. 1023, étude S. Boussard  ; RDSS 2008. 567, obs. D. Cristol
 ; RDSS 2008. 567, obs. D. Cristol  ).
).
Désormais, il est possible de considérer que la position singulière – et abondamment critiquée – de la jurisprudence administrative est inconventionnelle. En effet, il nous semble que la logique appliquée par le Conseil d’État ne saurait être considérée comme compatible avec les objectifs de la directive « recours » tels qu’éclairés par la Cour de justice aux termes de l’arrêt commenté. En particulier, il est constant que ni l’indemnisation du manque à gagner (en cas de chances sérieuses de remporter le marché), ni celle des frais de présentation de l’offre (si le candidat évincé n’était pas dépourvu de toute chance) ne s’apparentent à l’indemnisation du préjudice subi du fait d’une perte de chance de participer à la procédure de passation.
Ce faisant, et comme le rappelle la Cour de justice dans l’arrêt commenté, l’obligation d’interprétation conforme impose au juge administratif de modifier la jurisprudence établie.
Il appartient dès lors au juge administratif de s’adapter en fixant de nouvelles règles d’indemnisation des candidats irrégulièrement évincés. Plus précisément, ainsi que l’ont indiqué les juges de Luxembourg, il conviendra qu’il fixe les critères sur la base desquels le dommage résultant de la perte d’une chance doit être constaté et évalué.
Cette évolution conduira très probablement au prononcé de davantage de condamnations des acheteurs publics fautifs.
Toutefois, que ces derniers se rassurent : le chemin des candidats irrégulièrement évincés vers l’indemnisation demeurera semé d’embûches. En particulier, ils devront toujours attester du caractère certain du préjudice subi dans son principe et dans son quantum (v. pour une illustration récente, CE 24 avr. 2024, La Chapelle d’Abondance, n° 472038, Dalloz actualité, 22 mai 2024, obs. N. Mariappa ; Lebon  ; AJDA 2024. 932
 ; AJDA 2024. 932  ).
).
CJUE 6 juin 2024, aff. C-547/22
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