Indemnisation des PGPF lorsque la victime n’est pas inapte à tout emploi
Tandis que la première chambre civile se prononce en faveur de l’indemnisation des PGPF sur la base de l’intégralité des revenus antérieurs d’une victime inapte à son ancien emploi en réaffirmant que « l’auteur d’un dommage doit en réparer toutes les conséquences et que la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable », la chambre criminelle le refuse dès lors qu’il n’est pas établi que la victime « se trouverait, à l’avenir, privée de toute possibilité d’exercer une activité professionnelle ».
S’il est de jurisprudence constante que les préjudices subis par la victime doivent donner lieu à une réparation intégrale (depuis Civ. 2e, 28 oct. 1954, JCP 1955. II. 8765, note Savatier ; principe dont les récents projets de réforme de la responsabilité civile proposent la consécration, projet de réforme de la responsabilité civile, mars 2017, art. 1258 ; proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile, enregistrée à la présidence du Sénat le 29 juill. 2020, art. 1258), la mise en application de ce principe est parfois délicate. Il ne doit, en effet, subsister après indemnisation ni perte ni profit pour la victime. Autrement dit, tous les préjudices découlant de son dommage corporel doivent donner lieu à réparation, mais les sommes octroyées à la victime ne sauraient aller au-delà, au risque sinon de l’enrichir.
L’indemnisation des pertes de gains professionnels futurs (PGPF) a suscité d’importants débats ces dernières années dans l’hypothèse où la victime d’un dommage corporel a perdu l’aptitude à exercer son emploi antérieur, mais que son état de santé demeure théoriquement compatible avec d’autres métiers. Dès lors que la victime n’exerce aucune activité professionnelle lors de la liquidation de ses préjudices, peut-elle prétendre à une indemnisation des PGPF calculée sur la base de l’intégralité de ses revenus antérieurs ? Les décisions rendues par la première chambre civile et la chambre criminelle à quelques jours d’intervalle mettent en exergue les hésitations jurisprudentielles sur le sujet.
La divergence des solutions retenues
Dans la première espèce commentée (Civ. 1re, 5 juin 2024, n° 23-12.693), la cour d’appel retient une perte de chance de 30 % de percevoir des gains professionnels pour la victime d’une infection nosocomiale. Elle souligne que, si cette dernière est désormais « inapte à son dernier emploi de chauffeur-livreur ainsi qu’à tout emploi nécessitant une conduite sur de longs trajets, un port de charges et des positions à genou et/ou accroupies », elle « ne justifi(e) pas de démarches sérieuses de recherche d’emploi ou de reconversion professionnelle ». Dans son pourvoi, la victime invoque une violation du principe de réparation intégrale et de l’article 1382, devenu 1240, du code civil, soutenant que « la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable ». Retenant son argumentation, la première chambre civile rappelle, dans un attendu de principe, que « l’auteur d’un dommage doit en réparer toutes les conséquences et que la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable ». Elle casse dès lors l’arrêt de la cour d’appel pour violation du texte et du principe susvisés.
Dans la seconde espèce (Crim. 18 juin 2024, n° 23-85.739), les juges du fond calculent, au contraire, l’indemnité due au titre des pertes de gains professionnels futurs sur la base du revenu annuel total (capitalisé de manière viagère) de la victime d’un accident de la circulation, au motif que « lorsque l’inaptitude, consécutive à l’accident, est à l’origine du licenciement, il suffit de constater que la victime n’est pas apte à reprendre ses activités dans les conditions antérieures, et [que] la victime n’a pas à justifier de la recherche d’un emploi compatible avec les préconisations de l’expert ». L’assureur invoque, dans son pourvoi, un défaut de base légale au regard de l’article 1382, devenu 1240, du code civil et du principe de réparation intégrale. Selon lui, il résulterait « de ce principe que la victime d’un dommage corporel ne peut être indemnisée de la perte totale de gains professionnels futurs que si, à la suite de sa survenue, elle se trouve privée de la possibilité d’exercer une activité professionnelle ». La cour d’appel aurait donc dû prendre en compte la capacité résiduelle réelle de la victime à exercer une activité professionnelle. La chambre criminelle casse en effet la décision de la cour d’appel, celle-ci s’étant déterminée « par des motifs impropres à établir que [la victime] se trouverait, à l’avenir, privée de toute possibilité d’exercer une activité professionnelle ». Elle affirme, dans un attendu de principe, que « le préjudice résultant d’une infraction doit être réparé dans son intégralité, sans perte ni profit pour aucune des parties. Il s’ensuit que la victime d’un dommage corporel ne peut être indemnisée de la perte totale de gains professionnels futurs que si, à la suite de sa survenue, elle se trouve privée de la possibilité d’exercer toute activité professionnelle ».
La jurisprudence antérieure
De nombreux arrêts rendus depuis 2019 par les chambres civiles (Civ. 1re, 11 déc. 2019, n° 18-24.383 ; Civ. 2e, 24 nov. 2022, n° 21-17.323 ; Civ. 1re, 8 févr. 2023, n° 21-21.283 ; Civ. 2e, 6 juill. 2023, n° 22-10.347 ; 21 déc. 2023, n° 22-17.891) révèlent une forte tentation de réserver l’indemnisation intégrale de la perte des revenus antérieurs au titre des PGPF à l’hypothèse où la victime se trouve, pour l’avenir, privée de toute possibilité d’exercer une activité professionnelle. À chaque fois, la décision des juges du fond ayant alloué à la victime une indemnité sur la base du revenu mensuel qu’elle aurait perçu au sein de l’entreprise où elle travaillait est cassée pour défaut de base légale. La chambre criminelle a fini par se rallier à cette position (Crim. 23 avr. 2024, n° 23-82.449 ; 22 mai 2024, n° 23-82.958). L’idée sous-jacente est que la victime conservant (théoriquement du moins) une capacité résiduelle de gains, risquerait sinon de s’enrichir.
Il était toutefois permis de s’interroger sur la portée de ces décisions, d’une part, car le cas d’ouverture à cassation était, à chaque fois, un « simple » défaut de base légale et surtout, d’autre part, car aucune d’entre elles n’avait donné lieu à publication. Le principe semblait donc toujours être celui posé dans un arrêt – publié celui-là – rendu le 26 mars 2015 par la deuxième chambre civile (Civ. 2e, 26 mars 2015, n° 14-16.011, Dalloz actualité, 17 avr. 2015, obs. A. Cayol ; D. 2015. 1475
, note F. Gréau
; ibid. 1791, chron. H. Adida-Canac, T. Vasseur, E. de Leiris, L. Lazerges-Cousquer, N. Touati, D. Chauchis et N. Palle
; ibid. 2283, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon
; ibid. 2016. 35, obs. P. Brun et O. Gout
; Just. & cass. 2016. 201, rapp. L. Lazerges
), indiquant que « L’auteur d’un accident doit en réparer toutes les conséquences dommageables ; que la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable ». Avait alors été cassée pour violation de ce principe la décision d’une cour d’appel qui avait divisé par deux la somme allouée à la victime au titre des PGPF, au motif que cette dernière restait médicalement apte à travailler même si elle ne pouvait plus exercer sa profession antérieure (de cuisinier) et qu’il était établi que le défaut d’activité professionnelle avait pour cause, d’une part, l’état séquellaire consécutif à l’accident de la circulation, et, d’autre part, le refus du poste proposé par l’employeur, dès lors qu’un changement de résidence n’était pas impossible matériellement pour la victime.
La publication, le 5 juin 2024, d’une décision de la première chambre civile réaffirmant avec force le principe de non-mitigation, laissait espérer une clarification du contentieux. Malheureusement, la publication, le 18 juin 2024, d’une décision de la chambre criminelle confirmant, quant à elle, l’exigence de la démonstration que l’état de la victime ne lui permet pas de retrouver un emploi, conforte l’insécurité juridique en ce domaine. La tension entre les principes de réparation intégrale (imposant une indemnisation « sans perte ni profit pour la victime ») et de non-mitigation, source de ces errements jurisprudentiels, peine à trouver une solution.
Les grands principes du droit du dommage corporel
Il nous semble, pourtant, que tous les principes applicables en droit du dommage corporel conduisent à indemniser les PGPF à hauteur de l’intégralité des revenus antérieurs de la victime lorsque cette dernière, inapte à son ancien emploi, n’a pas retrouvé de travail au jour de la liquidation.
Rappelons, d’abord, l’importance du principe de non-mitigation en droit français, où le comportement de la victime après la réalisation du dommage n’est pas pris en compte (Civ. 2e, 19 juin 2003, n° 00-22.302 et n° 01-13.289, D. 2003. 2326
, note J.-P. Chazal
; ibid. 2004. 1346, obs. D. Mazeaud
; RTD civ. 2003. 716, obs. P. Jourdain
). La solution a été réaffirmée à de nombreuses reprises, notamment concernant des dommages corporels (Civ. 2e, 26 mars 2015, n° 14-16.011, préc. ; 8 mars 2018, n° 17-10.151 F-D ; 24 mai 2018, n° 17-17.962 F-D ; Crim. 22 nov. 2022, n° 21-87.313 F-D). Si les récents projets de réforme de la responsabilité civile proposent de consacrer l’obligation pour la victime de minimiser ses préjudices, ils excluent toutefois cette obligation en présence d’un dommage corporel, du fait de la primauté accordée à la réparation de ce dernier (Projet de réforme de la responsabilité civile, mars 2017, art. 1263 ; Proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile, enregistrée à la présidence du Sénat le 29 juill. 2020, art. 1264). Il ne saurait donc être reproché à la victime de ne pas avoir tenté une reconversion professionnelle, laquelle ne correspond pas forcément à ses choix de vie.
Soulignons, ensuite, que l’évaluation des préjudices doit avoir lieu au jour de la liquidation. « Lorsque la victime n’est pas inapte à toute profession mais se trouve sans emploi au jour de la décision, l’indemnisation de ses pertes de gains professionnels futurs doit être intégrale. […] Ce n’est que lorsque, depuis l’accident, la victime a pu démontrer la reprise de certaines capacités de gains, par exemple en retrouvant, même temporairement, un emploi, que les juges sont autorisés à l’indemniser du seul différentiel entre son salaire antérieur et le salaire retrouvé » (M. Le Roy, J.-D. Le Roy, F. Bibal et A. Guégan, L’évaluation du préjudice corporel, 22e éd., LexisNexis, 2022, n° 251, p. 292). Le contraire reviendrait à diminuer l’indemnisation de la victime en tenant compte d’un salaire futur purement hypothétique (en ce sens, Civ. 1re, 9 mai 2019, n° 18-14.839 F-D, violation du principe de réparation intégrale par une cour d’appel ayant déduit le SMIC des revenus antérieurs de la victime pour calculer les PGPF alors « qu’’il ne pouvait être tenu pour certain qu’[elle] retrouverait ensuite un emploi lui procurant un salaire au moins égal au SMIC »).
Et maintenant ?
Face à la divergence des position retenues par les décisions commentées, source d’insécurité juridique, il reste à espérer que la question puisse être prochainement tranchée en chambre mixte.
Dans cette attente, les avocats de victimes ont tout intérêt à prendre soin de motiver précisément leur demande d’indemnisation des PGPF sur la base de l’intégralité des revenus antérieurs en justifiant de la réalité économique de ce préjudice au regard de la situation concrète de la victime (niveau de qualification, âge, marché du travail dans son bassin d’emploi, etc.). Bien que le rapport d’expertise envisage la possibilité d’une reconversion professionnelle, celle-ci est dans bien des cas purement théorique. Que penser, par exemple, de la réalité de la possibilité d’un retour à l’emploi pour un ancien peintre en rénovation et décoration, dont le handicap impacte désormais l’usage de son bras droit dominant (la cour d’appel avait, à juste titre selon nous, souligné que son niveau d’études et de qualification manuelle obérait sensiblement ses perspectives professionnelles dans ce contexte, Civ. 1re, 11 déc. 2019, n° 18-24.383) ? Ou encore pour une ancienne coiffeuse avec un déficit fonctionnel permanent de 19 %, désormais dans « l’impossibilité de se tenir debout, de se déplacer ou de piétiner » (Civ. 2e, 24 nov. 2022, n° 21-17.323) ? Ou enfin pour une victime de quarante-deux ans, ancien cariste avec un déficit fonctionnel permanent de 35 % pour d’importantes gênes à la déambulation, des douleurs avec limitation fonctionnelle des deux mains, une diminution de la force de serrage et des troubles psychologiques, pour lequel le rapport d’expertise envisage « un travail très léger physiquement et mentalement à temps partiel et sans déplacement (télétravail éventuellement) » (Civ. 2e, 6 juill. 2023, n° 22-10.347) ? Comme l’a souligné Me Claudine Bernfeld (GPL 10 oct. 2023, n° GPL454k4), souvent « en pratique, aucun emploi ne correspond à la "fiche de poste" proposée par l’expert, à rapporter à la nature de l’emploi antérieur. Le télétravail manuel est certainement à inventer… »
Civ. 1re, 5 juin 2024, F-B, n° 23-12.693
Crim. 18 juin 2024, F-B, n° 23-85.739
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