Indemnisation du préjudice causé par les mesures provisoires dans le cadre de la directive n° 2004/48/CE relative au respect des droits de propriété intellectuelle
Dans un arrêt rendu le 11 janvier 2024 , la Cour de justice de l’Union européenne valide un régime national de mesures provisoires dans lequel le titulaire de droits de propriété intellectuelle peut être tenu, sans faute de sa part, d’indemniser le dommage causé par des mesures provisoires si le titre sur la base duquel il a obtenu ces mesures est ultérieurement annulé.
Alors que dans le secteur pharmaceutique, les mesures provisoires sont particulièrement difficiles à obtenir, c’est à l’occasion d’un litige relatif à la défense d’un certificat complémentaire de protection que la Cour de justice s’est à nouveau prononcée sur le régime de ces mesures (v. déjà, CJUE 12 sept. 2029, Bayer Pharma, aff. C-688/17, RTD com. 2020. 614, obs. J.-C. Galloux
). La société Gilead, titulaire d’un certificat complémentaire de protection sur un médicament antirétroviral indiqué pour le traitement des personnes atteintes du VIH, avait obtenu du juge finlandais des mesures d’interdiction à l’encontre de la société Mylan, avant de voir son certificat complémentaire de protection annulé et d’être condamnée à verser à son adversaire des dommages-intérêts d’un montant supérieur à deux millions d’euros sur le fondement de l’article 11 du chapitre 7 du code de procédure juridictionnelle finlandais, transposant l’article 9, paragraphe 7, de la directive n° 2004/48/CE du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle.
Le régime des mesures provisoires dans la directive n° 2004/48/CE
L’article 9 de la directive prévoit le régime des mesures provisoires que peut demander le titulaire de droits de propriété intellectuelle en cas d’atteinte ou d’atteinte imminente à ses droits. L’article 9, paragraphe 3, dispose que les autorités judiciaires sont habilitées à exiger du requérant qu’il fournisse tout élément de preuve raisonnablement accessible afin d’acquérir avec une certitude suffisante la conviction qu’il est le titulaire de droits et qu’il est porté atteinte à son droit ou que cette atteinte est imminente. Cependant, l’effectivité de la protection par les mesures provisoires ne tient pas seulement aux conditions requises pour les obtenir, mais aussi aux conséquences auxquelles s’expose le titulaire de droits quand il y a recours. Doit-on considérer que le titulaire doit toujours réparer le préjudice causé au défendeur par les mesures provisoires quand l’action en contrefaçon est finalement rejetée au fond ?
Le considérant 22 de la directive explique qu’« il est également indispensable de prévoir des mesures provisoires permettant de faire cesser immédiatement l’atteinte sans attendre la décision au fond, dans le respect des droits de la défense, en veillant à la proportionnalité des mesures provisoires en fonction des spécificités de chaque cas d’espèce, et en prévoyant les garanties nécessaires pour couvrir les frais et dommages occasionnés à la partie défenderesse par une demande injustifiée ».
De plus, l’article 9, paragraphe 7, dispose que dans les cas où les mesures provisoires sont abrogées ou cessent d’être applicables en raison de toute action ou omission du demandeur, ou dans les cas où il est constaté ultérieurement qu’il n’y a pas eu atteinte ou menace d’atteinte à un droit de propriété intellectuelle, les autorités judiciaires sont habilitées à ordonner au demandeur, à la demande du défendeur, d’accorder à ce dernier un dédommagement approprié en réparation de tout dommage causé par ces mesures. Cependant, la notion de « dédommagement approprié » est sujette à interprétation. La directive n’utilise pas le concept de bonne foi ni une notion analogue dans ce contexte.
La responsabilité du titulaire de droits à raison des mesures provisoires
Dans son arrêt Bayer Pharma (préc.), la Cour de justice a déjà interprété l’article 9, paragraphe 7, de la directive n° 2004/48/CE afin d’encadrer la marge de manœuvre des États membres. Pour la Cour de justice, la notion de « dédommagement approprié » ne relève pas des différents États membres, mais doit faire l’objet d’une interprétation autonome et uniforme. Elle a ainsi affirmé que la législation des États membres doit habiliter les juridictions compétentes à ordonner au demandeur, à la demande du défendeur, qu’il répare le dommage causé par les mesures provisoires. Cependant, il appartient aux juridictions nationales d’apprécier, dans l’exercice du pouvoir ainsi encadré dont elles se trouvent investies, les circonstances particulières de l’affaire dont elles sont saisies afin de décider s’il y a lieu de condamner le demander à verser au défendeur un dédommagement qui doit être « approprié », c’est-à-dire justifié au regard desdites circonstances.
Les juridictions nationales ne sont donc pas automatiquement et, en toute hypothèse, obligées de condamner le demandeur à réparer tout dommage subi par le défendeur en raison des mesures provisoires. Selon l’arrêt Bayer Pharma, l’abrogation des mesures provisoires en elle-même ou le constat de l’absence d’atteinte aux droits de propriété intellectuelle ne saurait conférer un caractère injustifié à la demande de mesures provisoires. Cette conclusion aboutirait, en effet, à dissuader les titulaires d’y recourir. Selon le considérant 22 de la directive, les mesures provisoires sont justifiées notamment lorsque tout retard serait de nature à causer un préjudice irréparable au titulaire.
Par conséquent, la constatation du caractère injustifié d’une demande de mesures provisoires suppose, avant tout, l’absence de risque qu’un préjudice irréparable soit causé au titulaire en cas de retard dans l’adoption des mesures qu’il sollicite. La Cour de justice a aussi constaté que, lorsque des défendeurs commercialisent leurs produits alors même qu’une demande de brevet a été introduite ou qu’il existe un brevet de nature à faire obstacle à une telle commercialisation, un tel comportement peut, de prime abord, être considéré comme constituant un indice objectif de l’existence d’un risque, pour le titulaire de ce brevet, d’un préjudice irréparable en cas de retard dans l’adoption des mesures sollicitées.
La Cour avait conclu que les juridictions de renvoi devaient vérifier que le demandeur avait fait un usage abusif des mesures provisoires en tenant compte de toutes les circonstances objectives de l’affaire, en ce compris le comportement des parties.
Dans le cas des brevets en particulier, dans la mesure où il existe une grande incertitude sur la validité, le titulaire qui demande les mesures provisoires ne devrait être sanctionné qu’en cas d’abus ou s’il agit de façon téméraire. Ce qui devrait importer, c’est qu’au moment où il demande les mesures provisoires, le risque de préjudice irréparable soit réel, indiscutable, la validité du titre étant présumée et non qu’a posteriori, après une décision de justice, on constate qu’il n’existait pas.
Le régime finlandais de mesures provisoires
Dans l’arrêt commenté, la juridiction finlandaise s’interrogeait plus précisément sur la réparation par le titulaire des conséquences préjudiciables des mesures provisoires obtenues pour défendre un certificat complémentaire de protection qui se trouve ultérieurement annulé. Le droit finlandais prévoit, dans cette hypothèse, une responsabilité sans faute aboutissant à ce que toute personne qui a obtenu une mesure provisoire est tenue de verser des dommages-intérêts si le titre de propriété intellectuelle sur la base duquel cette mesure provisoire a été accordée est ultérieurement annulé. La juridiction de renvoi relevait que, selon une jurisprudence finlandaise constante, le montant de la réparation peut être réduit au motif que le défendeur a lui-même rendu possible la survenance du dommage ou n’a pas pris les mesures raisonnables pour prévenir ou limiter celui-ci et a ainsi contribué à sa survenance. Un tel régime de responsabilité objective, qui rend la demande de mesures provisoires très risquée pour le titulaire, est-il compatible avec l’article 9, paragraphe 7, de la directive n° 2004/48/CE ?
Conclusions de l’avocat général
Pour l’avocat général Szpunar, la réponse était indubitablement négative (concl. rendues le 21 sept. 2023). Un régime dans lequel la responsabilité du titulaire de droits est automatique et indépendante des circonstances particulières ne serait pas compatible avec l’article 9, paragraphe 7, tel qu’interprété par l’arrêt Bayer Pharma, qui exige que la juridiction nationale examine toutes les circonstances du cas d’espèce afin d’apprécier s’il y a lieu d’ordonner un dédommagement au profit de celui qui a subi les mesures provisoires. L’avocat général ajoutait que de telles dispositions nationales iraient à l’encontre de l’effet utile de l’article 9 de la directive, en faisant peser sur le demandeur un risque disproportionné de devoir dédommager l’autre partie du fait des mesures qu’il s’est vu accorder afin de protéger ses droits.
Cela contredirait aussi le caractère provisoire des mesures dont le prononcé ne préjuge pas de l’issue de l’action au fond. De l’avis de l’avocat général, si les juridictions nationales doivent prendre en considération l’abrogation des mesures provisoires et le constat d’une absence d’atteinte à un droit de propriété intellectuelle, ces circonstances postérieures ne doivent pas être prises en compte en tant que confirmation a posteriori du caractère injustifié de la demande de mesures provisoires, mais elles doivent servir à apprécier le caractère justifié de la demande au moment de son introduction. Quant à l’annulation postérieure du droit de propriété intellectuelle, elle ne signifie pas qu’au moment de la demande de mesures provisoires, le risque de préjudice irréparable n’existait pas.
Solution de la Cour de justice de l’Union européenne
Ces conclusions condamnant les régimes de responsabilité sans faute n’ont pourtant pas été suivies par la Cour de justice. Cette dernière commence par relever que l’existence d’une faute du demandeur des mesures provisoires ne figure pas parmi les conditions posées à l’article 9, paragraphe 7, pour le dédommagement du défendeur. Or, selon la Cour, cette disposition correspond à un « standard minimal concernant le respect des droits de propriété intellectuelle tout en laissant, en principe, aux États membres une marge de manœuvre leur permettant d’opter, le cas échéant, pour un régime de responsabilité sans faute ou pour un régime de responsabilité pour faute ». La Cour explique qu’il découle de l’arrêt Bayer Pharma qu’une législation nationale n’est compatible avec l’article 9, paragraphe 7, de la directive qu’à condition de permettre au juge de prendre en compte toutes les circonstances de l’affaire dont il est saisi, y compris le comportement des parties. La Cour ajoute ici que la marge de manœuvre des États membres est également encadrée par l’article 3 de la directive dont il résulte que le système de mesures provisoires, combiné au régime de responsabilité, doit être équitable, proportionné et ne pas créer d’obstacle au commerce légitime tout en restant dissuasif. La Cour va ensuite passer le régime de mesures provisoires finlandais au crible de ces trois conditions.
Examen du régime de mesures provisoires finlandais
S’agissant, premièrement, du caractère proportionné et équitable du système de mesures provisoires, la Cour rejette catégoriquement l’argument selon lequel un tel régime de responsabilité sans faute dissuaderait les titulaires de droits de recourir à des mesures provisoires. Pour elle, le pouvoir d’appréciation du juge permet d’adapter le montant des dommages-intérêts et d’atténuer ainsi un éventuel effet dissuasif pour le titulaire du droit de propriété intellectuelle. Le fait que le défendeur n’ait pas à démontrer une faute commise par le demandeur serait la contrepartie du fait que ce défendeur a pu obtenir des mesures provisoires sans avoir à rapporter la preuve définitive d’une éventuelle contrefaçon. On peut pourtant se demander si l’effet dissuasif est vraiment atténué par le pouvoir d’appréciation du juge ou si ce pouvoir n’aggrave pas l’incertitude pour le titulaire.
S’agissant, deuxièmement, de l’absence d’obstacle au commerce légitime, la Cour estime que cela n’est pas le cas dans la mesure où si à l’issue de l’action au fond, le droit de propriété intellectuelle ayant servi de fondement aux mesures provisoires est annulé rétroactivement, les actes du défendeur empêchés par ces mesures relevaient pleinement du commerce légitime et n’auraient pas dû être entravés. Dans cette hypothèse, le haut niveau de protection de la propriété intellectuelle voulue par le législateur de l’Union ne saurait être invoqué dès lors que le droit de propriété intellectuelle, annulé de manière rétroactive, est réputé n’avoir jamais existé.
La Cour conclut enfin que le caractère dissuasif du système de mesures provisoires n’est pas remis en question par un tel régime de responsabilité sans faute dès lors que le juge saisi d’une demande de réparation peut tenir compte de toutes les circonstances de l’affaire, en ce compris, le comportement du défendeur, pour déterminer le montant des dommages-intérêts. En particulier, la part du dommage qui résulterait du comportement du défendeur qui aurait éventuellement conduit à aggraver le dommage initialement causé par les mesures provisoires ne saurait être réparé par le demandeur.
La Cour de justice ne valide donc pas sans condition tout régime prévoyant une responsabilité sans faute du demandeur des mesures provisoires, ni a fortiori un régime de responsabilité automatique. À ce titre, on peut se demander quelle serait la pertinence de la circonstance tenant au fait que le demandeur, pour obtenir des mesures provisoires, doit quasiment établir la validité de son titre. Devant les juridictions françaises en particulier, le juge saisi d’une demande de mesures provisoires se reconnaît un réel pouvoir d’appréciation en se livrant à une véritable analyse de la validité même du titre lorsqu’elle est contestée (v. notre chronique, JDSAM 2022, p. 129, n° 35).
Cela devrait aller logiquement de pair avec une appréciation restrictive de la responsabilité du demandeur en cas d’annulation ultérieure de son droit. De plus, on peut s’interroger sur la portée de l’arrêt dans la mesure où il existe d’autres hypothèses que l’annulation du titre où les mesures provisoires cessent d’être appliquées.
CJUE 11 janv. 2024, Mylan AB c/ Gilead Sciences Finland Oy, aff. C-473/22
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