Indépendance des juges et rémunération : suppression d’une indemnité de départ à la retraite des juges roumains
En présence d’un déficit budgétaire excessif, le principe d’indépendance des juges ne s’oppose pas à ce qu’un État membre abroge, après une suspension continue de longue durée, une législation en vertu de laquelle les magistrats ayant vingt ans d’ancienneté percevaient une indemnité de départ à la retraite.
 
                            
La Cour de justice de l’Union européenne poursuit son travail d’interprétation de l’article 19, § 1, alinéa 2, du Traité sur l’Union européenne et livre de nouveaux éléments de réponse sur la manière de concevoir le principe d’indépendance des juges à l’aune de questions liées à l’administration de la justice et précisément à la rémunération des juges. En question ici, la suppression d’une indemnité de départ à la retraite des juges roumains.
En l’espèce, d’anciennes magistrates contestaient la réglementation roumaine qui a abrogé l’indemnité de départ à la retraite dont elles devaient bénéficier après vingt ans d’ancienneté. Après avoir été déboutées en première instance, les requérantes ont fait valoir devant la Cour d’appel de Bucarest que cette décision portait atteinte au droit de propriété et au principe d’indépendance des juges. Il est important de noter que cette loi, qui prévoyait la prime de départ, a été suspendue de 2010 à 2022 en raison d’impératifs liés à l’élimination du déficit budgétaire excessif de la Roumanie. La cour d’appel a donc posé une question préjudicielle afin de savoir si le principe d’indépendance des juges s’oppose à l’abrogation de cette législation, après une suspension aussi longue.
La Cour de justice était donc amenée à examiner la compatibilité de cette réglementation avec l’article 19, § 1, alinéa 2, du Traité sur l’Union européenne, lu en combinaison avec l’article 2 du Traité sur l’Union européenne.
Solution : la Cour de justice valide l’abrogation d’une rémunération complémentaire des juges roumains
S’il faut rappeler qu’aucune réglementation de l’Union européenne n’impose de standards en matière de rémunération des juges, la Cour de justice fournit d’importantes précisions concernant les limites au pouvoir discrétionnaire de l’exécutif ou du législatif dans la détermination de la rémunération des juges et la possibilité de geler ou d’abaisser cette rémunération. Cette fois, ni gel, ni réduction temporaire de rémunération mais suppression définitive d’une indemnité de départ à la retraite. Ainsi, pour répondre à la question préjudicielle, la Cour s’appuie sur sa jurisprudence usuelle en matière d’indépendance judiciaire (not., CJUE, gr. ch., 27 févr. 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses c/ Tribunal de Contas, aff. C-64/16, Dalloz actualité, 22 mars 2018, obs. F. Mélin ; RTD eur. 2019. 379, obs. F. Benoît-Rohmer  ; ibid. 403, obs. F. Benoît-Rohmer
 ; ibid. 403, obs. F. Benoît-Rohmer  ; ibid. 459, obs. L. Coutron
 ; ibid. 459, obs. L. Coutron  ), tout en appliquant pour la première fois le cadre qu’elle a récemment posé dans son arrêt du 25 février 2025 (CJUE, gr. ch., 25 févr. 2025, Sąd Rejonowy w Białymstoku et Adoreikė, aff. C-146/23 et C-374/23, Dalloz actualité, 14 mars 2025, obs. F. Roger ; AJDA 2025. 1018, chron. P. Bonneville, E. Briançon, A. Iljic et E. Lepka
), tout en appliquant pour la première fois le cadre qu’elle a récemment posé dans son arrêt du 25 février 2025 (CJUE, gr. ch., 25 févr. 2025, Sąd Rejonowy w Białymstoku et Adoreikė, aff. C-146/23 et C-374/23, Dalloz actualité, 14 mars 2025, obs. F. Roger ; AJDA 2025. 1018, chron. P. Bonneville, E. Briançon, A. Iljic et E. Lepka  ). Elle confirme que la rémunération des juges à la retraite est un élément à prendre en compte, car « le fait, pour les juges en activité, d’avoir la garantie qu’ils percevront, après leur départ à la retraite, une pension suffisamment élevée est de nature à les prémunir contre le risque de corruption durant leur période d’activité » (§ 37). Elle se réfère aussi à des standards internationaux de soft law, comme la recommandation du Comité des ministres de 2010, qui prévoit que le niveau d’une pension de retraite doit être raisonnablement en rapport avec le niveau de rémunération en exercice (Recomm. CM/Rec (2010)12 du Comité des ministres aux États membres, Les juges : indépendance, efficacité et responsabilités, 17 nov. 2010, pt 54) ou l’article 6.4 de la Charte européenne sur le statut des juges selon lequel il convient de garantir « le versement d’une pension de retraite dont le niveau doit être aussi proche que possible de celui de leur dernière rémunération d’activité juridictionnelle ». En effet, s’il est aisé de comprendre qu’une rémunération discrétionnairement modulable permet d’asservir, la suppression d’une prime de retraite peut aussi s’apparenter à un moyen de pression.
). Elle confirme que la rémunération des juges à la retraite est un élément à prendre en compte, car « le fait, pour les juges en activité, d’avoir la garantie qu’ils percevront, après leur départ à la retraite, une pension suffisamment élevée est de nature à les prémunir contre le risque de corruption durant leur période d’activité » (§ 37). Elle se réfère aussi à des standards internationaux de soft law, comme la recommandation du Comité des ministres de 2010, qui prévoit que le niveau d’une pension de retraite doit être raisonnablement en rapport avec le niveau de rémunération en exercice (Recomm. CM/Rec (2010)12 du Comité des ministres aux États membres, Les juges : indépendance, efficacité et responsabilités, 17 nov. 2010, pt 54) ou l’article 6.4 de la Charte européenne sur le statut des juges selon lequel il convient de garantir « le versement d’une pension de retraite dont le niveau doit être aussi proche que possible de celui de leur dernière rémunération d’activité juridictionnelle ». En effet, s’il est aisé de comprendre qu’une rémunération discrétionnairement modulable permet d’asservir, la suppression d’une prime de retraite peut aussi s’apparenter à un moyen de pression.
En se fondant sur l’article 19, § 1, alinéa 2, du Traité sur l’Union européenne, associé à l’article 2 du Traité sur l’Union européenne, la Cour rappelle la marge d’appréciation dont disposent les États membres en matière budgétaire (§ 32). Elle indique pour la première fois qu’« il est loisible à un État membre d’adopter une mesure législative tendant, non pas à déroger à la réglementation de base fixant la rémunération des juges pour faire face à une crise budgétaire, mais à modifier cette réglementation pour l’avenir, en diminuant leur rémunération, afin d’améliorer sa situation budgétaire à long terme » (§ 32) et considère que le principe d’indépendance « ne saurait s’opposer à une telle modification, même si elle n’est pas limitée dans le temps, pour autant que le niveau de rémunération des juges, nouvellement fixé, demeure suffisant pour assurer leur indépendance » (§ 33). Le caractère temporaire de la réduction de la rémunération semble ici s’effriter.
Pour évaluer la compatibilité de la mesure avec le principe d’indépendance, la Cour vérifie le respect des critères suivants :
- La sécurité juridique : présence d’un base légale, objective, prévisible et transparente.
- La poursuite d’un objectif d’intérêt général : l’existence de circonstances exceptionnelles dûment justifiées et des mesures litigieuses ne visant pas spécifiquement les juges mais s’inscrivant dans un cadre plus général visant à faire contribuer un ensemble plus large de membres de la fonction publique nationale à l’effort budgétaire qui est poursuivi.
- La nécessité et la proportionnalité : la mesure permettant la réalisation de cet objectif d’intérêt général (par ex., l’élimination d’un déficit public excessif) doit demeurer exceptionnelle et temporaire. La proportionnalité inclut un principe d’adéquation selon lequel le niveau de rémunération des juges doit rester en adéquation avec l’importance des fonctions qu’ils exercent pour prémunir les juges contre le risque de corruption. Cette adéquation s’apprécie en tenant compte de la situation économique, sociale et financière de l’État membre concerné ainsi qu’en comparaison de la rémunération moyenne des juges au salaire moyen dans ledit État.
- L’existence d’un contrôle juridictionnel effectif au sein de l’État membre permettant de contester une mesure de réduction salariale.
En l’espèce, la Cour estime que les critères sont remplis. La mesure litigieuse poursuit un objectif d’intérêt général puisqu’elle est motivée par des impératifs liés à l’élimination du déficit budgétaire excessif de la Roumanie dès lors qu’il ressort de l’exposé des motifs de plusieurs ordonnances d’urgence adoptées par le gouvernement (entre 2010 et 2022) que la poursuite du versement de cette prime de départ risquait d’accroître le déficit budgétaire. Ensuite, la mesure est proportionnée, car elle n’affecte qu’un complément de rémunération et non la rémunération principale. En outre, la rémunération des juges roumains demeure en adéquation avec l’importance des fonctions qu’ils exercent, le salaire annuel moyen des juges roumains représente 2,9 fois à 5,8 fois le salaire brut moyen annuel roumain (§ 43). L’abrogation s’inscrivait également dans une politique plus large de réduction des rémunérations des fonctionnaires (militaires, policiers, administration pénitentiaire). Enfin, la Cour considère que l’abrogation, après treize années de suspension, clarifie l’état du droit et assure la sécurité juridique. Elle rejette l’idée de confiance légitime soulevée par les requérantes quant au maintien du bénéfice de la prime de départ, s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui considère que « l’espérance légitime de pouvoir continuer à jouir du bien doit reposer sur une “base suffisante en droit interne”, par exemple lorsqu’elle est confirmée par une jurisprudence bien établie des tribunaux ou lorsqu’elle est fondée sur une disposition législative ou sur un acte légal concernant l’intérêt patrimonial en question » (CEDH 23 sept. 2014, Valle Pierimpiè Società Agricola S.P.A. c/ Italie, n° 46154/11). Ici, la prime de départ ne reposait pas sur une base suffisante d’autant que la Cour constitutionnelle roumaine a jugé que le droit à la prime de départ ne constituant pas un droit fondamental, le législateur roumain était libre de supprimer le versement de celle-ci.
Ce faisant, après examen des critères dégagés en février 2025, la Cour de justice valide l’abrogation de l’indemnité de départ à la retraite dont le versement était déjà suspendu depuis une douzaine d’année et confirme que le principe d’indépendance ne s’oppose pas à une telle ingérence dans la rémunération des juges roumains. Sans surprise, la Cour laisse le soin à la Cour d’appel de Bucarest de vérifier les points de contrôle énumérés dans sa décision afin d’évaluer la méconnaissance du principe d’indépendance des juges.
Malgré la rigueur de son raisonnement, la solution de la Cour soulève néanmoins plusieurs questions fondamentales, notamment quant au statut de juge et à la portée réelle de leur protection.
Une protection des juges en demi-teinte
Si le mécanisme du renvoi préjudiciel, prévu à l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, a incontestablement permis de renforcer la protection des juges nationaux vus comme des juges européens (F. Biltgen, L’indépendance du juge national vue depuis Luxembourg, RTDH 2020. 551), qu’il nous soit toutefois permis de dire que la réponse apportée par la Cour de justice nous semble insatisfaisante pour plusieurs raisons d’autant plus à une époque où l’État de droit, valeur fondatrice de l’Union (TUE, art. 2), est fréquemment malmené (L. Bronner, « Il ne faudrait pas découvrir la valeur de l’État de droit une fois perdu » : l’alerte de Hauts magistrats français, Le Monde, 7 mars 2025).
D’abord, la Cour assimile les magistrats aux autres fonctionnaires. Or, les magistrats bénéficient d’un statut particulier pour garantir leur indépendance et leur impartialité. Mettre sur le même plan tous les fonctionnaires sans distinction nous paraît inopportun. Si l’on peut concevoir que les magistrats participent à l’effort budgétaire, il serait toutefois envisageable de les protéger par un principe de subsidiarité, selon lequel ils seraient les derniers concernés. Le budget de la justice ne devrait pas être une variable d’ajustement en période de crise. N’oublions pas que l’acte de juger a pour finalité de résoudre les conflits afin de maintenir la paix sociale, car, comme l’a si justement dit Paul Ricoeur, « à l’arrière-plan du conflit, il y a la violence » (P. Ricœur, Le Juste 1, préf. A. Garapon, Points, coll. « Essais », 2022, p. 247-248).
Ensuite, un flou persiste autour du principe d’adéquation. Comment affirmer qu’un niveau de rémunération est suffisant ? La Cour se contente d’une comparaison avec le salaire moyen (§ 36), sans établir de seuil précis. En deçà de quel taux, le niveau de rémunération n’est-il plus compatible avec le principe d’indépendance ? En jugeant la réduction limitée car elle ne concerne qu’un complément de rémunération unique, la Cour opère une distinction et laisse penser que tout complément pourrait être malléable, alors que ces primes peuvent constituer des éléments non négligeables du salaire, comme en France (primes forfaitaires et primes modulables, v. décr. n° 2023-768 du 12 août 2023 relatif au régime indemnitaire des magistrats de l’ordre judiciaire). En s’appuyant sur cette jurisprudence, il n’est pas exclu que les magistrats français soient également touchés par la suppression (ou suspension dans un premier temps) d’une prime ou d’un autre complément de rémunération, d’autant plus que la France est aussi confrontée à un déficit budgétaire excessif.
Enfin, la méthode de comparaison de la Cour est critiquable. Bien qu’elle insiste sur l’importance d’une pension de retraite suffisamment élevée pour prévenir la corruption durant leur période d’activité, l’abrogation d’une indemnité de départ à la retraite abaisse inévitablement le niveau global de pension. Or, pour contrôler l’adéquation de la rémunération, la Cour s’appuie sur la seule rémunération moyenne des juges en activité par rapport au salaire moyen dans ledit État sur la base du « Tableau de bord 2023 de la justice dans l’Union européenne » sans tenir compte du niveau de pension de retraite des juges par rapport au niveau de pension moyen dans ledit État. Car il était ici question d’une rémunération versée après l’arrêt d’activité et donc participant à rehausser le niveau de pension des magistrats. On ne sait donc pas si les juges roumains ont véritablement la garantie de percevoir « après leur départ à la retraite, une pension suffisamment élevée » (§ 37) pour prévenir le risque de corruption durant leur période d’activité.
On peut regretter que d’autres magistrats n’aient pas contesté plus tôt la suspension de la prime. Dans l’affaire concernant le Portugal (CJUE, gr. ch., 27 févr. 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses c/ Tribunal de Contas, aff. C-64/16, préc.), si les magistrats avaient consenti un effort à compter du mois d’octobre 2014 (§ 11), les mesures de réduction étaient restées limitées et temporaires en prenant fin le 1er octobre 2016 (§ 50). En l’espèce, en validant l’abrogation après une suspension de treize ans, la Cour de justice laisse entendre qu’une mesure temporaire prolongée peut créer une nouvelle réalité juridique, annihilant toute attente légitime. Le message envoyé peut inciter les gouvernements à suspendre indéfiniment des droits avant de les abroger, au détriment de la sécurité juridique.
En définitive, la décision de la Cour de justice, tout en réaffirmant l’importance de préserver l’indépendance des juges en encadrant les ingérences dans leur rémunération, témoigne d’une approche pragmatique et nuancée. Elle tente de concilier la protection financière des magistrats avec la nécessité, pour les États membres, de faire face à des contraintes budgétaires. Cependant, en validant la suppression d’un complément de rémunération et en s’appuyant sur des critères d’évaluation parfois flous, la Cour ouvre une voie qui pourrait, à terme, soulever des questions quant à la singularité du statut des juges et à la force réelle de leur protection face aux pouvoirs législatif et exécutif. Elle laisse ainsi à l’appréciation des juridictions nationales le soin de tracer la ligne de démarcation entre les impératifs économiques et la préservation de l’État de droit, élément central du projet européen.
CJUE 5 juin 2025, aff. C-762/23
par Florian Roger, Docteur en droit privé, qualifié aux fonctions de MCF, Membre associé du Themis-UM (Le Mans Université)
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