Indépendance des rapports caisse-employeur-salarié. Répéter pour faciliter (ou pas) la compréhension ?

Une caisse est déboutée de sa demande de condamnation de l’employeur à lui rembourser les sommes qu’elle avait avancées au titre d’une faute inexcusable. La raison invoquée : une décision de justice passée en force de chose jugée a reconnu que la maladie n’avait pas de caractère professionnel. La cassation est encourue en raison de l’indépendance des rapports caisse-employeur-salarié. Les implications du principe pouvant s’avérer contre-intuitives, la deuxième chambre civile se livre à un exercice d’explicitation facilité par une motivation enrichie.

En l’espèce, après que la maladie contractée par un salarié a été prise en charge par la législation professionnelle, ce dernier saisit un tribunal d’une demande de reconnaissance du caractère inexcusable de la faute commise par son employeur. Parallèlement, dans une instance distincte et par une décision judiciaire définitive, la décision de prise en charge est déclarée inopposable à l’employeur en l’absence de caractère professionnel de la pathologie.

Voilà une variable qui complique sacrément l’affaire. Car tandis qu’un juge conclut au défaut d’établissement du caractère professionnel de la maladie (dans le rapport caisse-employeur), un autre retient une faute inexcusable, qui suppose au préalable la réalisation d’un risque professionnel (dans le rapport employeur-salarié). On ne pourrait mieux illustrer le principe d’indépendance des rapports caisse-employeur-victime.

Indépendance des rapports caisse-employeur-victime, étrangeté et contre-intuition ?

Le sentiment d’étrangeté éventuel que la solution peut spontanément inspirer doit être combattu, car elle est commandée par quelques principes fondamentaux (J. Bourdoiseau, Relations triangulaires, indépendance des rapports, imputation des coûts et tarification in Le dommage corporel face aux risques professionnels, Bulletin Joly travail, avr. 2024). Retenons ici, entre autres considérations, que le principe est la manifestation d’un remarquable pragmatisme qui dispense toutes les parties intéressées d’une ingénierie juridique et comptable aussi chronophage que coûteuse aux fins de restitution de l’indu. Car c’est bien au rééquilibrage des patrimoines qu’il s’agirait de s’atteler en pratique. Ce qui peut s’avérer des plus préjudiciables dans le chef du salarié, qui a été loti consécutivement à la faute d’analyse de la caisse qu’un juge a fini par redresser. Relativement à la situation de l’employeur, l’« impact factor » est moindre car les petites entreprises (qui représentent le gros du tissu entrepreneurial français) ne subissent techniquement (en principe) aucune majoration individuelle de leurs cotisations sociales en raison de leur assujettissement à la tarification collective. Cela étant, c’est tout de même la collectivité des employeurs qui se retrouve obligée de couvrir un risque qui aurait dû l’être par l’assurance maladie obligatoire et la solidarité nationale. Equité du principe sous étude ? Equité et demi à la réflexion.

Indépendance des rapports caisse-employeur-victime, silos et complication !

Si ce n’était que cela, il y aurait peu à (re)dire. La source de complication réside dans le cas particulier dans l’approche en silos étanches des implications du principe d’indépendance des rapports caisse-employeur-salarié. Pour le dire autrement, le débat entre la caisse et le salarié est totalement exclusif de celui engagé entre la caisse et l’employeur. La solution est du reste si peu intuitive que la Cour de cassation est contrainte régulièrement d’annuler les décisions rendues par les juges du fond à ce sujet. C’est très précisément le cas de la décision commentée. Aussi bien l’effort d’explicitation tout particulièrement soigné et documenté qui est fourni par la deuxième chambre civile doit-il être salué. Puisse la solution être entendue.

Reprenons. Une décision passée en force de chose jugée conclut à l’inopposabilité de la prise en charge de la maladie par la législation professionnelle. Dans le rapport caisse-employeur, le tribunal considère qu’il n’appartenait pas à la branche AT/MP de couvrir le sinistre (pour l’abondement de laquelle seuls les employeurs cotisent pour mémoire) ; qu’il n’appartenait donc qu’à la seule branche maladie de servir des indemnités journalières de sécurité sociale. Les choses ainsi présentées donnent à penser que tout cela n’emporte que bien peu de conséquences et que le coût environné du litige semble bigrement déraisonnable. Au fond, et en raison du maintien de salaire de l’article L. 1226-1 du code du travail, le travailleur malade ne subit a priori aucune conséquence de l’erreur d’imputation (ou d’aiguillage en quelque sorte). En pratique, et par hypothèse, l’employeur continue de lui verser son salaire (CSS, art. R. 323-11, al. 2).

Il importe pourtant de relever quelques distinctions notables relativement à la couverture du risque par l’une et l’autre branche. D’abord, et c’est loin d’être anecdotique, le salarié, qui est pris en charge par la branche AT/MP, bénéficie du tiers payant généralisé (CSS, art. L. 423-1 sans être toutefois dispensé de sa participation aux frais de soins de santé : CSS, art. L. 432-1 ensemble art. L. 160-13 et R. 432-6). Ensuite, ce dernier a le droit de bénéficier d’un traitement spécial en vue de sa réadaptation fonctionnelle (CSS, art. L. 431-3 et L. 432-6). Mais il y a plus en l’espèce.

La caisse ayant conclu au caractère professionnel de la maladie et le salarié victime ayant réussi à rapporter la preuve du caractère inexcusable de la faute commise par l’employeur, l’organisme de sécurité sociale a donc été dans l’obligation d’accorder une indemnisation complémentaire (CSS, art. L. 452-1), en l’occurrence une rente majorée. C’est très précisément la résistance de l’employeur à l’action récursoire de la caisse qui à l’origine de l’affaire.

Pour mémoire, la majoration de la rente AT/MP est payée par la caisse, qui en récupère le capital représentatif auprès de l’employeur (CSS, art. L. 452-2, al. 6). En résumé, voilà un employeur, qui est étranger à la survenance de l’accident, et qui, en même temps, mais dans une autre instance, est condamné à rembourser à l’organisme de sécurité sociale des prestations en espèce qui ont été majorées en raison d’une faute qualifiée à l’origine d’une maladie professionnelle. Tout cela donnerait à penser qu’on flirte avec la contradiction de motifs.

Indépendance des rapports caisse-employeur-victime, contradiction de motifs et apparence

Seulement voilà : l’objet du litige et les parties à la cause sont formellement distinctes. Quand bien même, du reste, le juge aurait-il été saisi du tout (par le truchement d’une jonction d’instance) qu’il aurait été dans l’obligation de respecter scrupuleusement le principe d’indépendance. Un arrêt récent l’a rappelé (Civ. 2e, 27 févr. 2025, n° 23-18.038, Dalloz actualité, 18 mars 2025, obs. J. Brunie ; RCA avr. 2025. Comm. 70, note J. Bourdoiseau). C’est donc vainement que l’employeur s’est opposé au sort que le droit de la sécurité sociale lui réserve. La chambre sociale s’est prononcée en ce sens il y déjà plus de vingt ans (Soc. 28 févr. 2002, n° 99-17.201, D. 2002. 2696 , note X. Prétot ; Dr. soc. 2002. 445, point de vue A. Lyon-Caen ; ibid. 828, étude M. Babin et N. Pichon ; RDSS 2002. 357, obs. P. Pédrot et G. Nicolas ; RTD civ. 2002. 310, obs. P. Jourdain ). À front renversé, l’employeur serait recevable à contester le caractère professionnel de l’accident du travail, de la maladie professionnelle ou de la rechute si sa faute inexcusable avait été recherchée par la victime ou ses ayants droit, quand bien même la décision de prise en charge au titre de la législation professionnelle aurait revêtu à son égard un caractère définitif, en l’absence de recours dans le délai imparti par exemple (Civ. 2e, 5 nov. 2015, n° 13-28.373, Dalloz actualité, 27 nov. 2015, obs. W. Fraisse ; D. 2015. 2324 ; ibid. 2016. 736, chron. H. Adida-Canac, T. Vasseur, E. de Leiris, G. Hénon, N. Palle, L. Lazerges-Cousquer et N. Touati ; Dr. soc. 2016. 193, obs. M. Keim-Bagot ).

 

Civ. 2e, 26 juin 2025, F-B, n° 23-16.183

par Julien Bourdoiseau, Maître de conférences HDR à la Faculté de droit, d'économie et des sciences sociales de Tours

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