Investissements atypiques : anomalies apparentes et liste noire de l’AMF

Constitue une anomalie apparente l’inscription sur la liste noire de l’Autorité des marchés financiers (AMF) du bénéficiaire d’une opération autorisée. Le prestataire de services de paiement qui ne détecte pas une telle anomalie manque, ainsi, à son obligation de vigilance.

Le 1er octobre 2025, la chambre commerciale de la Cour de cassation a rendu un important arrêt qui s’inscrit dans le cadre, plus large, de l’affaire dite des « loups de Tel-Aviv » (D. Bensoussan, Le géant des paiements Worldpay jugé en France dans une affaire d’escroquerie, Challenges, 29 sept. 2025), du nom donné par la presse israélienne à diverses sociétés frauduleuses de trading en ligne ayant proposé à des particuliers, entre 2011 et 2014, des placements en options binaires sur le Forex, à savoir le nébuleux marché des changes sur lequel sont échangées différentes devises convertibles du monde entier. Les placements réalisés sur ce marché, notamment lorsqu’ils sont guidés par des sociétés de courtage peu scrupuleuses, peuvent conduire certains investisseurs non avertis à perdre la totalité de leurs économies. Le Forex, en effet, n’est pas régulé et présente une particulière volatilité. En outre, les options binaires se révèlent très dangereuses : l’investisseur doit anticiper, sur une durée très brève (quelques heures, parfois quelques minutes), l’évolution d’une valeur avec, à la clef, deux issues possibles : la hausse ou la baisse de celle-ci. À l’expiration de l’option binaire et suivant le résultat parié par l’investisseur, celui-ci perçoit un gain ou perd l’intégralité de sa mise. Ces options binaires sont, aujourd’hui, interdites aux particuliers (Décis. AMF, 2 juill. 2019, interdisant, en France ou depuis la France, la commercialisation, la distribution ou la vente d’options binaires à des investisseurs non professionnels).

L’AMF alerte régulièrement sur les dangers inhérents aux investissements atypiques (cryptoactifs, énergies renouvelables, pierres et métaux précieux, etc.), dont sur ceux qui sont effectués sur le Forex. Les escroqueries y sont, en effet, très courantes et un certain nombre de sociétés proposant des placements sur ce marché sont, par ailleurs, répertoriées sur la liste noire des placements à haut risque et arnaques établie par l’AMF. Bien que notoirement risqués, ces investissements atypiques continuent, néanmoins, d’attirer certains épargnants en quête d’un rendement plus important que celui que pourraient leur procurer des placements plus traditionnels, tel que ceux du marché des actions.

Face à la multiplication des arnaques aux investissements atypiques, il s’est demandé si la responsabilité d’un prestataire de services de paiement peut être engagée, sur le terrain de son obligation de vigilance, dès lors que celui-ci s’abstient d’intervenir en présence de virements ordonnés par un investisseur et destinés à une société inscrite sur la liste noire de l’AMF. C’est à cette question que l’arrêt examiné apporte une réponse. Avant d’envisager la solution dégagée, en l’espèce, par la chambre commerciale, un rappel des faits – néanmoins épuré de leurs aspects les plus complexes – s’impose afin de saisir le contexte initial de l’affaire.

En l’espèce, donc, plusieurs sociétés de placement ont démarché un particulier domicilié en France afin qu’il investisse, via des plateformes de trading en ligne, en options binaires sur le Forex (celles-ci étaient encore, à cette époque, ouvertes aux particuliers). En 2014, afin de réaliser ces investissements, l’intéressé a ordonné des virements vers le compte bancaire du prestataire de services de paiement anglais Worldpay. Ce dernier a mis son compte bancaire, destinataire des virements, à la disposition de l’un de ses clients, la société néerlandaise Seroph, avec laquelle il avait conclu un « contrat de service de paiement ». Cette société se présentait comme étant un fournisseur d’infrastructures informatiques de paiement en ligne mais n’avait bénéficié, à ce titre, d’aucun agrément. C’est elle qui, par la suite, a communiqué les coordonnées du compte bancaire de la société Wordpay aux sociétés de placement qui avaient initialement démarché l’investisseur, lesquelles étaient donc les bénéficiaires définitifs des virements que celui-ci avait réalisés afin d’investir sur le Forex. Or, l’investisseur n’a jamais pu récupérer les fonds qu’il avait investis. Il s’est avéré, en effet, que ces sociétés de placement figuraient sur la liste noire de l’AMF. Invoquant un manquement des sociétés Worlpay et Seroph à leur obligation de vigilance, l’investisseur les a assignées en indemnisation de ses préjudices.

Ayant retenu l’application de la loi française au litige, la cour d’appel a consécutivement estimé, sur le fondement de l’article 1382, devenu 1240, du code civil après l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, que les sociétés défenderesses avaient manqué à leur obligation de vigilance. La société Worldpay a alors formé un pourvoi en cassation en critiquant, au travers de deux moyens distincts, l’application de la loi française, d’une part, et sa condamnation pour défaut de vigilance, d’autre part. Ces deux moyens furent, l’un et l’autre, rejetés par la Haute juridiction. Cette dernière approuve, en premier lieu, les juges d’appel d’avoir retenu l’application de la loi française (cet aspect de droit international privé, qui ne sera pas traité dans les lignes qui suivent, a fait l’objet d’une analyse indépendante, Com. 1er oct. 2025, n° 22-23.136, 1er moyen, Dalloz actualité, 16 oct. 2025, obs. G. Lardeux). La loi française étant applicable, la Cour de cassation valide, en second lieu, la décision d’appel en ce qu’elle a « caractérisé l’existence d’anomalies apparentes résultant du fait que la société Worldpay ne pouvait ignorer que la société Seroph relevait des professions réglementées et que le fonctionnement de son compte présentait des virements au bénéfice de sociétés inscrites sur la liste noire de l’Autorité des marchés financiers » (pt 20). Ayant ainsi manqué à son obligation de vigilance, la société Worldpay est alors tenue, in solidum avec la société Seroph, de réparer le préjudice causé à l’investisseur.

Articulation de l’obligation de non-ingérence et de l’obligation de vigilance

L’arrêt commenté constitue une occasion nouvelle de mettre en lumière l’articulation entre ces deux obligations du prestataire de services de paiement qui peuvent, de prime abord, paraître contradictoires : l’obligation de non-ingérence et l’obligation de vigilance. La première, d’origine jurisprudentielle (Civ., 28 janv. 1930, Ducrocq, RTD civ. 1930. 369, obs. R. Demogue ; Gaz. Pal. 1930. 1. 550) commande au prestataire de ne pas s’ingérer dans les affaires de sa clientèle (v. not., J. Lasserre Capdeville, Que reste-t-il au XXIe siècle du devoir de non-ingérence du banquier ?, Banque et Dr., mars-avr. 2005, n° 100, p. 11). La seconde, est fondée – sauf lorsqu’elle résulte des dispositions spéciales du code monétaire et financier relatives à la responsabilité des prestataire de services de paiement en cas d’opérations non autorisées (C. mon. fin., art. L. 133-18 s.) – sur la responsabilité contractuelle de droit commun (Com. 12 juin 2025, n° 24-13.697 F-B, Dalloz actualité, 17 juin 2025, obs. C. Hélaine ; D. 2025. 1116 ; JCP E 2025. Act. 540 ; Lexbase, 17 juill. 2025, n° 825, note J. Lasserre Capdeville ; 12 juin 2025, n° 24-10.168  F-B, Dalloz actualité, 17 juin 2025, obs. C. Hélaine ; D. 2025. 1116 ; BRDA 2025, n° 15-16, p. 10 ; JCP 2025, n° 859, note J. Lasserre Capdeville ; Gaz. Pal., 2 sept. 2025, p. 19, note M. Combot ; Banque et Dr. 7-8/2025. 21, obs. P. Storrer ; RDBF 2025, n° 87, obs. B. Michalet) et impose au prestataire d’être attentif aux opérations suspectes qui, bien qu’autorisées par son client, seraient susceptibles de nuire aux intérêts de ce dernier. Bien évidemment, les tiers lésés par un manquement du prestataire à son obligation contractuelle de vigilance peuvent, quant à eux, agir en responsabilité délictuelle (v. not., Com. 9 juill. 2002, n° 00-22.788 P, D. 2003. 1289, et les obs. , obs. A. Boujeka ; RTD com. 2002. 710, obs. M. Cabrillac ; LPA 12 sept. 2002, obs. E.C. ; Banque et Dr. 11-12/2002. 51, obs. T. Bonneau ; RDBF 2002, n° 169, obs. F-J. Crédot et Y. Gérard ; v. plus largement, sur la faculté de retenir une faute délictuelle découlant, exclusivement, d’un manquement contractuel, Cass., ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963 P, Dalloz actualité, 24 janv. 2020, obs. J.-D. Pellier ; ibid. 27 févr. 2020, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2020. 416, et les obs. , note J.-S. Borghetti ; ibid. 353, obs. M. Mekki ; ibid. 394, point de vue M. Bacache ; ibid. 2021. 46, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; ibid. 310, obs. R. Boffa et M. Mekki ; AJ contrat 2020. 80 , obs. M. Latina ; RFDA 2020. 443, note J. Bousquet ; Rev. crit. DIP 2020. 711, étude D. Sindres ; RTD civ. 2020. 96, obs. H. Barbier ; ibid. 395, obs. P. Jourdain ; JCP 2020, n° 92, avis J. Richard de la Tour ; ibid., n° 93, note M. Mekki ; RCA 2020. Étude 4, note C. Bloch ; RDC 2020/2. 40, note Viney ; ibid. 2020/3. 11, note F. Dournaux ; Defrénois 2020/10. 34, note N. Balat).

En l’espèce, les virements, destinés aux sociétés de placement, avaient été ordonnés par l’investisseur lui-même : en ce sens, il ne pouvait s’agir d’opération non autorisées, ce qui excluait l’application des dispositions spéciales des articles L. 133-18 et suivants du code monétaire et financier. Dès lors qu’il était reproché au prestataire de services de paiement d’avoir manqué de vigilance vis-à-vis d’une opération autorisée, la responsabilité contractuelle de droit commun de l’ancien article 1147, devenu 1231-1 du code civil pouvait être, comme on l’a vu, utilement convoquée. Or en l’espèce, l’investisseur n’était pas contractuellement lié au prestataire. En conséquence, seule pouvait prospérer une action en responsabilité délictuelle, fondée sur le manquement de ce dernier à son obligation contractuelle de vigilance. Dans l’affaire qui nous occupe, la faute invoquée par l’investisseur résidait dans le manquement de la société Worldpay à l’obligation de vigilance dont elle était tenue à raison du contrat conclu avec la société Seroph. Un tel manquement contractuel constituait donc, aux yeux du tiers investisseur, une faute délictuelle lui ayant occasionné un dommage.

La mise en œuvre de l’obligation de vigilance nécessite, de la part du prestataire, d’opérer des vérifications pouvant s’apparenter à des immixtions dans les affaires de son client et, partant, à une méconnaissance de son obligation de non-ingérence. Toutefois, il en va différemment en présence d’une anomalie apparente. En pareil cas, le prestataire de services de paiement a l’obligation d’être vigilant et pourra, en conséquence, réaliser des vérifications sans que l’on puisse, en retour, lui reprocher un manquement à son obligation de non-ingérence. Cette solution a encore été, récemment, rappelée par la Cour de cassation : « le devoir de non-immixtion du banquier dans les affaires de son client ne cède, en vertu de son obligation de vigilance, qu’en cas d’anomalie apparente » (Com. 2 mai 2024, n° 22-17.233, § 12, Dalloz actualité, 16 mai 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 868 ; ibid. 1405 , note J. Lasserre Capdeville ; RCJPP 2024, n° 05, p. 43, chron. S. Piédelièvre et O. Salati ; ibid., n° 03, p. 61, chron. S. Piédelièvre et O. Salati ; RTD com. 2024. 409, obs. D. Legeais ; RJDA 2024, n° 417 ; ibid., n° 610).

Dans son moyen au pourvoi, le prestataire de services de paiement a bien tenté, pour se soustraire à sa responsabilité, de faire valoir son obligation de non-ingérence. Ainsi, d’une part, concernant le défaut d’agrément de la société Seroph, le prestataire arguait qu’il n’avait pas à s’immiscer dans les affaires de son client en vérifiant les conditions dans lesquelles celui-ci exerçait son activité et s’il disposait, à ce titre, d’un agrément. D’autre part, le prestataire de services de paiement soutenait que, au regard de cette même obligation de non-ingérence, il n’avait pas, dès lors qu’une opération avait été autorisée, à attirer l’attention de son client ou d’un tiers quant aux risques inhérents à ladite opération, d’autant que ceux-ci étaient en mesure d’évaluer eux-mêmes ces risques. Ces arguments n’ont pas emporté la conviction de la chambre commerciale de la Cour de cassation. En l’espèce, les prétentions du prestataire, fondées sur son obligation de non-ingérence, ont été défavorablement accueillies dans la mesure où l’opération litigieuse recelait des anomalies apparentes.

Caractérisation d’anomalies apparentes justifiant une sanction pour défaut de vigilance

Comme nous venons de le souligner, le défaut d’agrément de la société Seroph, d’une part, et l’inscription des destinataires des virements sur la liste noire de l’AMF, d’autre part, constituaient deux anomalies apparentes distinctes qui auraient dû, chacune, alerter la société Worldpay. À défaut de les avoir relevées, cette dernière a manqué à son obligation de vigilance.

Concernant le défaut d’agrément de la société Seroph, la Cour de cassation considère qu’il s’agit d’une anomalie apparente en ce que « la société Worldpay ne pouvait ignorer que la société Seroph relevait des professions réglementées » (pt 10). La société Worldpay aurait donc dû, à ce titre, faire preuve de vigilance en vérifiant que son client – au regard de l’activité qu’il disait exercer – était bien titulaire d’un agrément. Cette vérification l’aurait conduit, tout d’abord, à constater que la société Seroph ne disposait d’aucun agrément et, en conséquence, à ne pas mettre à la disposition de cette dernière le compte bancaire crédité du montant des virements ordonnés par l’investisseur. Sur ce point, la décision de la Cour de cassation n’est pas surprenante dans la mesure où elle s’était déjà prononcée, dans le même sens, à l’occasion d’une affaire antérieure (Com. 22 nov. 2011, n° 10-30.101 P, Dalloz actualité, 1er déc. 2011, obs. X. Delpech ; JCP 2012, n° 105, note J. Lasserre Capdeville ; JCP E 2012, n° 1349, spéc. n° 5, obs. J. Stoufflet ; RJDA 2012, n° 190 ; RDBF 2012, n° 37, obs. F-J. Crédot et T. Samin ; Banque et Dr. 3-4/2012. 19, obs. T. Bonneau ; RLDA févr. 2012. 32, note S. Piedelièvre).

Plus inédite, en revanche, est l’approbation par la Haute juridiction de la caractérisation d’une anomalie apparente tirée d’une inscription, sur la liste noire de l’AMF, des bénéficiaires d’opérations autorisées. À ce titre, l’arrêt fait office d’avertissement : à l’avenir, les prestataires de services de paiement ne pourront plus, en pareil cas, se retrancher ni derrière l’argument selon lequel les opérations en cause étaient autorisées, ni derrière celui selon lequel leur obligation de non-ingérence interdisait toute vérification. Si cette solution semblait s’imposer, progressivement, au niveau des juridictions du fond (Paris, 14 déc. 2022, n° 21/03996, LEDB févr. 2023. 2, obs. J. Lasserre Capdeville ; RDBF mars 2023. Comm. 31, note T. Samin et S. Torck), la Cour de cassation n’avait jamais eu l’occasion de se prononcer en ce sens. C’est désormais chose faite.

La solution retenue, en l’espèce, avait déjà été soutenue par une partie de la doctrine, notamment à l’aune d’un arrêt de la chambre commerciale du 21 septembre 2022 (Com. 21 sept. 2022, n° 21-12.335, Dalloz actualité, 27 sept. 2022, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 147, note N. Kilgus et T. Ravel d’Esclapon ; D. 2023. 147 , note N. Kilgus et T. de Ravel d’Esclapon ; RTD com. 2023. 199, obs. D. Legeais ; RJDA 2022, n° 709 ; Banque et Dr. 1-2/2023. 24, obs. T. Bonneau ; RDBF 2022, n° 156, obs. T. Samin et S. Torck ; JCP E 2022, n° 47, p. 1383, note J. Lasserre Capdeville). Certains auteurs avaient déduit de la solution de cet arrêt, au travers d’un subtil raisonnement, qu’une inscription sur la liste noire de l’AMF constituait une anomalie apparente (v. not., N. Kilgus et T. de Ravel d’Esclapon, art. préc. ; J. Lasserre Capdeville, note ss. Com. 21 déc. 2022, n° 21-12.335, préc.). Dans cette précédente affaire, donc, une cour d’appel a été approuvée d’avoir décidé qu’une banque n’avait pas manqué de vigilance en ce que, notamment, « le libellé des virements litigieux ne faisait nullement apparaître qu’ils étaient destinés au financement d’opérations spéculatives sur le Forex » et « qu’il n’[était] pas établi que [la banque vers laquelle ces virements ont été effectués], où l’un des comptes à créditer était domicilié, aurait déjà été mise en cause dans des escroqueries aux investissements sur le Forex » (Com. 21 sept. 2022, n° 21-12.335, § 5, préc.).

Nous remarquerons que, dans cette affaire antérieure, c’est l’identité de la banque (dans les livres de laquelle le bénéficiaire des virements avait ouvert ses comptes) qui posait problème et non, comme en l’espèce, l’identité du bénéficiaire lui-même (laquelle était inconnue car non mentionnée sur les ordres de virements). Pour autant, il est possible d’en déduire que, si tout manquement à l’obligation de vigilance est écarté lorsqu’il n’est pas avéré que la banque du bénéficiaire d’un virement autorisé fait l’objet d’une mise en cause par l’AMF, alors a fortiori, si l’ordre d’un virement autorisé demeure silencieux quant à l’identité de son destinataire et qu’aucun élément ne suppose, par ailleurs, de s’inquiéter quant à son objet (virement d’un montant inhabituel par rapport aux habitudes du client, virement à destination de pays étrangers avec lesquels le client n’a aucun lien connu, etc.), la banque ne saurait se voir reprocher un manquement à son obligation de vigilance. Plusieurs décisions des juridictions du fond, du reste, se sont déjà prononcées en ce sens (Paris, 30 nov. 2022, n° 20/18750 ; 22 févr. 2023, n° 21/06726).

À partir de ce constat, et par un raisonnement a contrario, il est donc autorisé de croire que, si le libellé d’un virement mentionne l’identité du destinataire final et qu’il s’avère que celui-ci est connu pour exercer des activités frauduleuses et qu’il figure sur la liste noire de l’AMF, le banquier devrait alors faire preuve d’une vigilance particulière. C’est, in fine, cette déduction qu’est venu consacrer l’arrêt sous analyse. Si en l’espèce, les ordres de virement avaient été silencieux quant à l’identité de leurs destinataires, sans doute n’aurait-on pu reprocher à la société Worldpay d’avoir manqué à son obligation de vigilance. À défaut d’indication dans les libellés, elle n’aurait, en effet, jamais pu être informée de ce que ces virements étaient destinés à des sociétés inscrites sur la liste noire de l’AMF. Or dans les faits, il en allait différemment : la société Worldpay détenait des informations quant à l’identité des bénéficiaires des virements réalisés par l’investisseur, ce qui aurait dû impérativement l’alerter. D’une part, son cocontractant, la société Seroph lui avait expressément communiqué le nom de ces sociétés (qui, pour rappel, étaient ses clientes), lesquelles étaient inscrites sur la liste noire de l’AMF. D’autre part, sur le libellé des virements litigieux, la dénomination de ces sociétés était indiquée. L’ensemble de ces informations, pour le moins troublantes et inquiétantes, avait donc été portées à la connaissance de la société Worldpay, ce qui aurait dû la conduire à faire preuve de vigilance.

Si comme nous l’avons antérieurement indiqué, la solution analysée était déjà soutenue par une partie de la doctrine et retenue par certaines juridictions du fond, il n’en demeure pas moins que l’arrêt examiné, en ce qu’il émane de la Haute juridiction, lui confère une forme d’autorité. Elle donne une ligne directrice claire aux prestataires face aux risques que représentent les placements atypiques (v. à ce propos, N. Kilgus et T. de Ravel d’Esclapon, Les placements atypiques et la vigilance du banquier, D. 2020. 2018 ). Eu égard, par exemple, à la montée en puissance des arnaques aux investissements en cryptoactif, lesquelles génèrent un contentieux de plus en plus soutenu (v. par ex., Paris, 31 janv. 2024, n° 22/13537 ; Aix-en-Provence, 4 juill. 2024, n° 20/07175 ; Rouen, 19 sept. 2024, n° 23/02500 ; Douai, 13 mars 2025, n° 23/05232 ; Rennes, 20 mai 2025, n° 23/00618 ; Grenoble, 26 juin 2025, n° 24/02105), la consigne est à présent très claire.

 

Com. 1er oct. 2025, FS-B, n° 22-23.136

par Sébastien Cacioppo, Maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes

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